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MARDI 7 AVRIL 2020 idées| 25
Adrien Abecassis, Dipayan Ghosh et Jack Loveridge L’état
d’exception numérique n’est pas censé survivre au coronavirus
L’usage de dispositifs de traçage des citoyens doit être réversible, temporaire et proportionné, préviennent les trois chercheurs à Harvard
L’
épidémie due au coronavi
rus met sous pression nos
sociétés. Elle ébranle aussi
l’idée de démocratie et de li
berté : qui aurait pensé que se pro
mener dans la rue puisse devenir,
du jour au lendemain, interdit,
passible d’amende? En quelques
heures, des habitudes et croyan
ces que l’on pensait profondé
ment ancrées ont été renversées.
Comme les impératifs de santé
publique ont percuté des princi
pes aussi fondamentaux que la
liberté d’aller et venir, tout porte
à croire qu’ils entreront en
conflit avec la protection de la
vie privée. L’Allemagne, l’Italie, le
RoyaumeUni étudient le
déploiement d’outils de localisa
tion puissants, intrusifs, utili
sant les données des téléphones
portables pour suivre les mouve
ments des porteurs de virus.
Emmanuel Macron vient d’enga
ger cette discussion en France.
L’idée de déployer un dispositif
de surveillance de masse réveille
évidemment des craintes d’utili
sation abusive, d’excès de pouvoir
de ceux qui détiendront ces don
nées, de conséquences potentiel
lement désastreuses pour les li
bertés publiques. Cela irait contre
les principes que nous avons éri
gés pour nous prémunir du spec
tre d’une surveillance totalitaire.
Les lois sur la privauté des don
nées personnelles, pour lesquelles
l’Europe fait figure d’exception
dans le monde, sont le reflet de
cette culture.
Et pourtant, le virus sera présent
plus longtemps que le confine
ment ne sera supportable. Il fau
dra bien imaginer des dispositifs
permettant de regagner de la li
berté de mouvement alors même
que le virus circulera encore. Le
plus probable est que cela passera
par une combinaison de tests mé
dicaux généralisés et de technolo
gie de suivi personnalisé. Ce mo
dèle a fait ses preuves : la Corée du
Sud, Singapour, Hongkong ont
tous réussi à résorber la pandémie
sans confinement prolongé (par
fois sans confinement du tout).
En terrain inconnu
Si nous devons choisir, dans
quelques semaines, entre l’effon
drement dû à un arrêt prolongé
du pays et l’acceptation de dispo
sitifs de suivi que nous aurions
refusés en temps normal, que fe
ronsnous?
Il n’y a pas de réponse univoque
à cette question : nous allons vers
des terrains inconnus. Le pire se
rait, sous la pression de l’urgence,
de s’engager dans une voie sans
en maîtriser les conséquences.
Quelques principes pourraient
guider la réflexion.
D’abord, ces dispositifs de
vraient être temporaires et réver
sibles. Il ne s’agit pas de « norma
liser » des outils de surveillance
de masse : l’état d’exception nu
mérique n’est pas censé survivre
à la crise. Dès leur conception, les
conditions de leur extinction doi
vent être programmées. Il y aura
des pressions pour utiliser les
données collectées, qui auront
une valeur immense, pour
d’autres objets – y compris pour
le bien commun, par exemple
pour améliorer les transports, les
infrastructures de soins... Par
principe, sauf à démontrer un
intérêt public considérable, la ré
ponse devrait être négative. C’est
une question de confiance.
Ensuite, ces dispositifs devraient
être strictement proportionnés.
Pour suivre la pandémie, la Corée
du Sud collecte non seulement les
données personnelles de loca
tions cellulaires et GPS, mais aussi
les données de transports publics,
de cartes de crédit, les dossiers
d’immigration... L’utilité de cha
que donnée devrait être stricte
ment démontrée, ainsi que le
champ recherché. Il ne saurait
ainsi être question de collecter des
données GPS des trois derniers
mois pour lutter contre un virus
ayant une période d’incubation de
deux semaines.
Angle mort des data
De même, tout n’est pas accepta
ble sous prétexte d’une meilleure
efficacité. En Chine, par exemple,
les citoyens doivent télécharger
une application agglomérant les
données de leur téléphone avec
leurs données de santé et attri
buant à chaque personne un code
de couleur reflétant cet état (vert,
jaune ou rouge). Pour entrer dans
un centre commercial, prendre un
train, il faut scanner un QR code
généré par le téléphone. Un algo
rithme détermine si la personne
peut entrer dans les espaces
publics ou si elle doit être mise en
quarantaine – le logiciel envoie
alors les informations à la police
locale. Si l’utilisation de l’intelli
gence artificielle ne peut, par prin
cipe, être exclue pour juguler la
pandémie, il ne saurait être ques
tion d’entrer dans un tel niveau de
contrôle, ni de déléguer à des algo
rithmes des décisions de confine
ment individuel.
Enfin, et ce n’est pas la moindre
des leçons, il faudra se demander
pourquoi nous devons improvi
ser des principes d’exception en
matière de données personnelles
et de surveillance en pleine crise.
Il s’agit, en fait, d’un problème
structurel : les grands textes sur
les droits fondamentaux, régis
sant les équilibres démocratiques
entre libertés individuelles et né
cessités collectives, s’appliquent
très mal dans le monde numéri
que. Les Européens ont entrepris
de combler cette lacune en sup
posant que chacun serait capable
de contrôler ses propres données
(et d’en autoriser ou non l’accès).
Les questions qui se posent au
jourd’hui montrent que cette ap
proche est incomplète. L’argu
ment pour des dispositifs de sur
veillance est précisément de
devoir balancer le nécessaire res
pect de la vie privée avec les obli
gations mutuelles que nous
avons, en société, les uns envers
les autres – en l’occurrence, ne
pas contaminer son prochain.
Pour cela, le consentement indi
viduel ne suffit pas : il s’agit bien
d’une question politique, d’un
choix collectif déterminant le
fonctionnement d’une commu
nauté humaine.
Cet angle mort du cadre de la
protection des données devrait
nous interpeller. Ces dernières
années, plusieurs voix se sont éle
vées à travers le monde – dont
celle du président de la Républi
que – pour un effort international
visant à définir les droits et de
voirs fondamentaux dans le
monde numérique. Appeler dès
maintenant à reprendre sérieuse
ment cet effort montrerait que
nous ne nous engageons pas à
l’aveugle dans ces dispositifs, sans
nous soucier de leurs conséquen
ces à long terme sur l’équilibre de
nos sociétés.
Adrien Abecassis est
chercheur associé à l’Univer-
sité d’Harvard (Kennedy
School of Government)
Dipayan Ghosh est codirec-
teur du projet Technology
and Democracy à l’Université
d’Harvard (Kennedy School
of Government) ;
Jack Loveridge est chercheur
associé à l’Université d’Har-
vard (Weatherhead Center
for International Affairs)
Stéphane Richard Les data seront
indispensables à l’action sanitaire
Pour sortir du confinement, le PDG d’Orange
préconise de suivre l’exemple de Singapour et de
recourir au traitement de données individualisées
de géolocalisation, avec le consentement de l’usager
C
omment sortir du confinement?
Une fois le pic épidémique passé,
comme nombre de pays asiatiques
avant nous, l’Europe sera confron
tée à ce défi redoutable : comment permet
tre à chacun de retrouver une vie normale,
et à nos économies, profondément boule
versées, de redémarrer rapidement, tout
en évitant une reprise de l’épidémie?
La première réponse sera évidemment
sanitaire. Plus que jamais, nous aurons be
soin de nos personnels soignants dont l’en
gagement et la mobilisation, depuis le dé
but de cette crise, forcent le respect. Nous
devrons aussi maintenir dans la durée les
gestes barrières, auxquels nous sommes
désormais habitués, et poursuivre à grande
échelle les tests de dépistage pour
qu’aucune braise ne rallume l’incendie.
Mais la deuxième réponse, c’est de plus
en plus évident, sera technologique. Je suis
convaincu en effet que la technologie et
une utilisation intelligente et raisonnée
des data seront le complément indispensa
ble à l’action sanitaire. Le sujet est sensible,
épidermique même. Il est aussi complexe,
tant sur le plan juridique que technique. Le
but ici est d’apporter un éclairage aussi fac
tuel que possible dans un débat trop sou
vent passionnel et sans nuances.
Prévention personnalisée
Disonsle tout de suite : il ne s’agit en rien
d’imposer, comme à Taïwan, un contrôle
numérique intensif des déplacements ou
de donner, comme en Israël, aux forces de
l’ordre la possibilité de géolocaliser, via
leur téléphone, les personnes contami
nées pour garantir le respect de la quaran
taine. Ma position est simple. Nous avons
la chance dans l’Union européenne d’avoir
un cadre réglementaire protecteur : le rè
glement général sur la protection des don
nées (RGPD). Sachons l’utiliser dans toutes
ses dispositions!
Le RGPD permet, en premier lieu, de trai
ter des données anonymisées de géolocali
sation, c’estàdire suffisamment agrégées
pour ne pas permettre d’identifier un indi
vidu particulier. Orange a ainsi développé
un outil de modélisation des flux de popu
lation à partir de données de géolocalisa
tion anonymisées que nous mettons à dis
position de l’Institut national de la santé et
de la recherche médicale (Inserm). Cela
permet, par exemple, de mesurer les dé
placements de la population à la suite des
mesures de confinement, ou encore d’affi
ner les modèles épidémiologiques qui,
sans cela, ne reposent que sur les données
du transport aérien, forcément inexistan
tes en cette période... Autant d’informa
tions essentielles pour que les autorités sa
nitaires aient un temps d’avance sur la ma
ladie et dimensionnent en conséquence
l’offre de soins dans les territoires.
Si elles sont utiles, ces données agrégées
ne permettent pas, par définition, de faire
de la prévention personnalisée, c’estàdire
de prévenir quelqu’un qu’il a été en con
tact avec une personne porteuse du virus,
et qu’il est donc à risque. Entrer dans cette
logique suppose d’organiser un traitement
de données de localisation individualisées.
Alors, que nous dit le RGPD? Comme le
rappelait encore récemment la Commis
sion nationale de l’informatique et des li
bertés (CNIL), le traitement de données in
dividualisées de géolocalisation est possi
ble, sous certaines conditions, dès lors que
l’utilisateur y consent. Il faut donc imagi
ner ce que pourrait être une solution de
prévention efficace, reposant sur le con
sentement individuel.
Recours au Bluetooth
A l’évidence, en matière de traitement des
données personnelles, comparaison n’est
pas raison. Attardonsnous toutefois un
instant sur l’exemple de Singapour, qui a
développé une solution technologique
ment très performante, mais respectueuse
des libertés publiques. Le principe est sim
ple. Les citoyens sont incités à télécharger
sur leur téléphone une application bapti
sée TraceTogether. L’application utilise la
connexion Bluetooth de l’appareil pour
identifier les autres téléphones situés à
proximité. Si un contact rapproché et suffi
samment long est constaté, la donnée est
enregistrée par l’application et stockée, de
manière chiffrée, directement sur le télé
phone. Si l’utilisateur apprend par la suite
qu’il est porteur du virus, il transmet aux
autorités sanitaires le fichier contenant les
identifiants des téléphones des personnes
qu’il a croisées pendant la période d’incu
bation. Cellesci sont ensuite contactées
pour être averties du risque de contamina
tion et être dépistées de manière préven
tive. Sur le plan technique, recourir au
Bluetooth est bien plus efficace qu’une so
lution reposant sur les données GPS ou les
données cellulaires pour détecter les télé
phones à proximité, y compris à l’intérieur
des immeubles.
Cette solution, qui repose sur le consente
ment, serait compatible avec le RGPD. De
nombreuses garanties complémentaires
pourraient être apportées dans une logique
de protection des données individuelles.
Sous le contrôle de la CNIL, les conditions
d’expression du consentement devraient
être parfaitement claires et explicites. Dès la
fin de la crise, le système serait complète
ment désactivé et l’ensemble des données
supprimées. Enfin, la mise en open source
du code de l’application pourrait permettre
à la communauté de développeurs d’en ga
rantir la sécurité et l’intégrité.
Evidemment, cette application n’aura
d’utilité que si un nombre suffisant d’utili
sateurs accepte de la télécharger. Gageons
que le civisme, la volonté collective d’en fi
nir avec ce virus, et surtout les garanties de
protection des données personnelles, se
ront autant de facteurs qui permettront
une adoption massive de cette démarche.
En complément d’une vaste campagne de
dépistage, une application de ce type, con
forme au RGPD, construite et paramétrée
avec les autorités sanitaires et reposant sur
le consentement éclairé et l’esprit de res
ponsabilité individuelle, pourrait être par
ticulièrement utile en France pour assurer
la sortie du confinement dans les meilleu
res conditions, et garantir l’avenir.
Stéphane Richard est
président-directeur général d’Orange.
Entre 2007 et 2009, il a été
directeur de cabinet des ministres
de l’économie Jean-Louis Borloo
et Christine Lagarde
NOUS AVONS
LA CHANCE, DANS
L’UNION EUROPÉENNE,
D’AVOIR UN CADRE
RÉGLEMENTAIRE
PROTECTEUR : LE RGPD.
SACHONS L’UTILISER!