4 |coronavirus MARDI 7 AVRIL 2020
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En Roumanie, la colère des médecins « envoyés à la mort »
Les démissions se multiplient pour protester contre le manque de moyens, alors que la densité médicale du pays est la plus faible d’Europe
bucarest correspondant
C’
est une petite ville si
tuée à la frontière avec
l’Ukraine, dans le
nordest de la Roumanie : Su
ceava, quelque 100 000 habi
tants et 33 morts depuis la con
firmation officielle de la pré
sence du coronavirus dans le
pays, fin février. Dans cette paisi
ble commune devenue le princi
pal foyer d’infection au Covid
en Roumanie, 866 personnes
ont contracté la maladie (sur
3 894 cas au total, et 148 morts à
ce jour). Un quart d’entre eux
sont des médecins et des infir
mières, qui ont démissionné en
masse. Ils accusent les autorités
locales de ne pas leur avoir
fourni de masques et de maté
riels de protection.
« On nous a envoyés à la mort » ,
assure un médecin qui cache son
identité en cette période d’état
d’urgence et de couvrefeu, assu
rés par la police et l’armée. « Pas
de gants, pas de masques, pénurie
de désinfectants et de combinai
sons, rien, nada , que dalle, protes
tetil. Comment traiter les mala
des? Nous sommes des médecins,
pas des magiciens. »
La colère des praticiens monte
en Roumanie. L’épidémie due au
coronavirus met en difficulté un
système médical sousfinancé
qui accuse un manque dramati
que d’équipements de protection,
et de plus en plus de médecins
préfèrent démissionner. « C’est
facile de nous blâmer , déclare la
docteure Camelia Roiu, qui
exerce à l’hôpital pour les grands
brûlés de Bucarest. Nous deman
der de lutter contre le virus sans
nous assurer la moindre protec
tion est criminel. »
« Serment d’Hippocrate »
Une opinion qui ne fait cepen
dant pas l’unanimité. « Tous les
cadres médicaux ont l’obligation
de sauver leurs patients, affirme
l’anesthésiste Radu Tincu, aux ur
gences de l’hôpital Floreasca de
Bucarest. Il n’est pas moral d’aban
donner les patients au moment où
ils ont le plus besoin de nous. »
L’état d’urgence ayant été dé
crété, les autorités ne communi
quent plus les chiffres relatifs à
ces démissions, mais les témoi
gnages des médecins révèlent
l’ampleur du phénomène. « Nous
avons deux options, a réagi le pre
mier ministre libéral, Ludovic Or
ban. On peut interdire aux méde
cins qui démissionnent de prati
quer en Roumanie, ou leur donner
un préavis avec un temps de ré
flexion. La première, extrême, est
plus facile à mettre en place, mais
nous avons besoin de chaque mé
decin et de chaque infirmière. Je
leur demande de respecter le ser
ment d’Hippocrate. Le gouverne
ment continuera à fournir les hôpi
taux en matériels de protection. »
La Roumanie, 19 millions d’ha
bitants, connaît l’une des plus
faibles densités médicales en Eu
rope. Malgré une hausse des sa
laires de 50 % décidée en 2018,
des milliers de médecins ont
quitté le pays depuis son entrée
dans l’Union européenne,
en 2007, pour des postes mieux
rémunérés dans les pays de
l’Ouest, rejoignant 4 millions de
leurs compatriotes partis cher
cher ailleurs une vie meilleure –
soit un cinquième de la popula
tion. La France, l’Allemagne et le
RoyaumeUni en ont été les prin
cipaux bénéficiaires. Selon le mi
nistère de la santé, 25 000 méde
cins et infirmières ont ainsi
quitté la Roumanie ces dix der
nières années.
Sortant de sa réserve, le prési
dent, Klaus Iohannis, a appelé à
des mesures exceptionnelles.
« Nos cadres médicaux sont la
première ligne du front dans cette
guerre contre l’épidémie, je sais
qu’ils travaillent dans une situa
tion de stress énorme et qu’ils ont
besoin de davantage que des
mots d’encouragement , atil
souligné, le 2 avril. J’ai donc de
mandé au gouvernement de trou
ver une solution pour offrir une
prime mensuelle de 500 euros à
tous les médecins qui font face. »
Cette prime suffiratelle? Les
spécialistes des maladies infec
tieuses ont prévenu les autorités
que la Roumanie n’a pas encore
atteint le pic de l’épidémie. Et le
pire est peutêtre encore à venir,
car un autre danger menace le
pays à l’occasion de la fête ortho
doxe de Pâques, le 19 avril. Cha
que année, plus d’un million de
Roumains partis travailler à
l’Ouest reviennent au pays à
cette occasion. Les autorités ten
tent d’empêcher qu’un tel afflux
de personnes potentiellement
infectées devienne un désastre
complet pour le système hospi
talier du pays.
Empêcher les retours
« Je lance un appel à nos conci
toyens de la diaspora , a imploré
le président Iohannis, vendredi
3 avril. Ne revenez pas à la maison
pour les fêtes. Votre retour serait
extrêmement dangereux pour
vousmêmes et pour ceux qui
vous sont chers. » Depuis la fin fé
vrier, plus de 200 000 Roumains
sont déjà rentrés dans leur pays
sans avoir pu être testés. Or, la
majorité d’entre eux venaient
d’Italie et d’Espagne, les princi
paux foyers d’infection en
Europe de l’Ouest – c’est ce qui
explique le drame de la ville de
Suceava.
« Beaucoup, revenus de l’étran
ger, ont pris d’assaut notre hôpi
tal sans prévenir les médecins
qu’ils venaient de pays contami
nés , affirme Dorin Stanescu, chef
du département d’anesthésie et
de thérapie intensive à l’hôpital
départemental. Ce sont eux qui
ont contaminé nos cadres médi
caux. Nous avons essayé de nous
procurer des dispositifs de protec
tion, mais il n’y en avait plus sur le
marché. C’était la catastrophe, et
des départements entiers de l’hô
pital ont été décimés. Les méde
cins ont démissionné pour se met
tre à l’abri. »
Le président Iohannis a or
donné, le 3 avril, la reprise en
main par des médecins militaires
de l’hôpital de Suceava, épicentre
de l’épidémie en Roumanie.
« C’était une mesure nécessaire
pour stabiliser la situation sur
place , atil déclaré. Nous avons
doté l’hôpital de 5 000 combinai
sons et de 20 000 masques. Cet hô
pital doit être désinfecté en ur
gence et la même mesure doit s’ap
pliquer à la ville entière. » Suceava
est désormais en quarantaine, et
seuls les militaires peuvent y en
trer et en sortir.
mirel bran
Malade depuis dix
jours, Boris Johnson
hospitalisé à Londres
Lors du cinquième discours de son règne,
Elizabeth II a appelé les Britanniques à l’unité
londres correspondante
D
ans un très rare dis
cours télévisé, Eliza
beth II s’est adressée
aux Britanniques, di
manche 5 avril au soir, pour les
appeler au courage, à l’unité et au
respect des mesures de confine
ment, de plus en plus difficiles à
tenir avec l’arrivée du beau
temps. L’heure est grave au
RoyaumeUni, où l’épidémie cau
sée par le coronavirus s’emballe
et le nombre de décès a bondi ces
derniers jours (619 morts comp
tabilisés dimanche, pour un total
approchant les 5 000 morts à
l’hôpital).
Le virus sévit désormais au
cœur du pouvoir : peu après le
discours de la souveraine, Dow
ning Street a fait savoir que Boris
Johnson, testé positif le 26 mars,
venait d’être admis à l’hôpital :
« Il s’agit d’une étape de précau
tion, le premier ministre conti
nuant à présenter des symptômes
persistants dix jours après avoir
été testé positif au coronavirus. »
Boris Johnson, 55 ans, a été ad
mis à SaintThomas, un hôpital
londonien, vers 20 heures, pour
« de nouveaux tests ». Le premier
ministre souffrait ces derniers
jours d’une forte fièvre persis
tante et, à en croire le Times , les
médecins lui ont administré un
« traitement à base d’oxygène »,
mais Downing Street précisait
dimanche soir qu’il ne « s’agit
pas d’une admission d’urgence »,
et que le premier ministre « con
tinue à diriger le gouvernement ».
Ces derniers jours, malgré son
état, Boris Johnson a participé
par vidéoconférence à toutes les
« réunions Covid » quotidiennes
de son cabinet. Pour autant, c’est
Dominic Raab, le ministre des af
faires étrangères, qui devait pré
sider la réunion de 9 h 15, lundi
6 avril. En tant que premier se
crétaire d’Etat, M. Raab est consi
déré comme premier ministre
adjoint et endosse le rôle provi
soire de « survivor ».
Carrie Symonds, la compagne
de M. Johnson, a tweeté samedi
4 avril qu’elle se remettait tout
juste après avoir passé la semaine
au lit. La jeune femme, 32 ans, en
ceinte de plus de six mois, attend
son premier enfant.
Dans son discours, Elizabeth II,
souveraine à l’exceptionnelle
longévité (94 ans le 21 avril,
soixantehuit ans de règne), a
commencé dimanche par remer
cier les personnels du NHS, le
système de santé britannique,
« en première ligne » , « ceux tra
vaillant dans les maisons de re
traite, ceux qui mènent à bien des
missions essentielles, qui, sans
égoïsme, continuent à faire leur
devoir hors de chez eux pour nous
aider tous ». La reine a également
remercié « ceux d’entre vous qui
restez à la maison, aidant de cette
manière les plus vulnérables ».
Référence au Blitz
Faisant référence à la résilience
nationale durant la seconde
guerre mondiale, Elizabeth II, qui
était adolescente pendant ce con
flit, a espéré que « dans les années
qui viennent, tout le monde
pourra être fier de la manière qu’il
aura eue de relever le défi. Et ceux
qui viendront après nous diront
que cette génération était l’une des
plus fortes. Que la discipline per
sonnelle, la détermination dans
une relative bonne humeur et l’at
tention aux autres caractérisent
toujours ce pays ».
La reine a conclu un discours,
largement rédigé par ellemême,
selon le Sunday Times , par une
note d’espoir, assurant que « des
meilleurs jours reviendront, nous
serons à nouveau avec nos amis,
avec nos familles, nous nous re
trouverons de nouveau ».
C’est la cinquième adresse de la
sorte au pays, pour une reine
ayant cultivé une parole très rare
tout au long de son règne. Elle en
prononça un pour la guerre du
Golfe, en 1991 ( « Le pays est fier de
ses forces armées ») , un autre à
l’occasion de la mort de la prin
cesse Diana en 1997 ( « Je vous
parle avec tout mon cœur, en tant
que reine et en tant que grand
mère » ), un pour les funérailles de
sa mère, Elizabeth, en 2002 ( « Je
vous remercie pour l’amour que
vous lui avez donné, durant sa
vie ») et un pour son jubilé
(soixante ans de règne), en 2012.
Tous les détails avaient, ce di
manche, leur signification : l’air
grave, la robe vert émeraude très
sobre, le bureau dépouillé, sans
photos de famille, juste des fleurs
en pot.
La reine reste exceptionnelle
ment populaire, malgré les
multiples scandales et aléas de la
famille Windsor (comme tout
récemment, le départ du prince
Harry et de sa femme, Meghan
Markle, ou pire, l’amitié au long
cours du prince Andrew pour le
délinquant sexuel américain
Jeffrey Epstein). Elle a accompa
gné les Britanniques durant les
grandes crises qu’ils ont eu à
traverser. Sa présence à Windsor,
avec sa petite sœur Margaret,
durant la seconde guerre
mondiale – sa mère ayant refusé
que les filles quittent leur père, le
roi George VI, et le pays – a
beaucoup compté aux yeux des
Britanniques.
Elle participe ainsi de la légen
daire résilience nationale mon
trée durant le Blitz, la campagne
de bombardements du pays par
l’Allemagne nazie, entre septem
bre 1940 et mai 1941 (plus de
40 000 civils périrent). Eliza
beth II a d’ailleurs évoqué cette
période dimanche, faisant réfé
rence à son premier discours ra
diodiffusé, « avec ma sœur Mar
garet » , depuis le château de
Windsor, fin 1940. Elle avait 14 ans
et avait adressé un message aux
autres enfants du pays.
L’« esprit du Blitz », cette capa
cité des Britanniques à continuer
à vivre sous les bombes, est passé
au rang de mythe national. Il a
souvent été évoqué ces derniers
jours par les médias conserva
teurs, tout comme celui de « Dun
kerque », quand Matt Hancock, le
ministre de la santé de Boris John
son, a appelé tous les laboratoires
du royaume à contribuer à l’effort
pour tester les Britanniques – fin
mai 1940, une flotte composée de
centaines de bateaux de toute
sorte avait réussi à évacuer les
troupes britanniques encerclées
à Dunkerque, en France.
Manque de ventilateurs
Son fils, le prince Charles, futur
roi, a contracté le virus et est
sorti sans encombres de ses sept
jours de quarantaine. Elizabeth II
est en bonne santé, mais, étant
donné son grand âge, elle s’est
isolée début mars à Windsor avec
son mari, le prince Philip, 98 ans.
Pour l’enregistrement télévisé
diffusé dimanche, un seul came
raman de la BBC était présent, en
équipement de protection, et à
bonne distance de la souveraine,
dans le fameux salon blanc du
château, souvent utilisé pour les
événements familiaux de la fa
mille royale.
L’allocution a été programmée
en concertation avec le gouver
nement Johnson. Le moment est
crucial : ce dernier pensait pou
voir éviter un scénario à l’ita
lienne. Mais le nombre de décès
augmente très vite et les criti
ques enflent, à mesure que les
médias pointent son manque de
préparation. Tests, ventilateurs,
équipements de protection : tout
manque dans les hôpitaux. Les
décès de personnels soignants se
multiplient : cinq médecins,
deux infirmières de 36 et 39 ans,
une sagefemme, deux aidessoi
gnants... Dimanche, Matt Han
cock a admis que le NHS pourrait
disposer à terme de 18 000 ven
tilateurs (aidant les malades les
plus graves à respirer), contre
10 000 environ actuellement,
mais peutêtre pas à temps pour
le pic épidémique, attendu
autour du 12 avril.
Les Britanniques achèvent leur
deuxième semaine de confine
ment. Et, dimanche, nombre
d’entre eux ont profité d’un ra
dieux soleil pour prendre l’air. Le
ministre de la santé a aussitôt me
nacé : si les mesures de distancia
tion sociale n’étaient pas parfaite
ment respectées, la promenade
de santé journalière ne serait
bientôt plus autorisée. Tout le
monde ne donne pas l’exemple,
même au plus haut niveau : Ca
therine Calderwood, la con
seillère médicale du gouverne
ment écossais de Nicola Stur
geon, a dû démissionner diman
che soir, après avoir été prise en
flagrant délit de weekend dans sa
résidence secondaire, au nord
d’Edimbourg.
cécile ducourtieux
Downing Street a
précisé dimanche
soir que le
premier ministre
« continue
à diriger le
gouvernement »
UKRAINE
MOLD.
HONGRIE
SERBIE
BULGARIE
Bucarest
Mer
Noire
ROUMANIE
Danube
Suceava
100 km
Une famille
rassemblée
pour regarder
le discours
d’Elizabeth II,
à Manchester,
dimanche 5 avril.
PHIL NOBLE/REUTERS