Le Monde - 07.04.2020

(Nora) #1
0123
MARDI 7 AVRIL 2020 coronavirus | 5

En Equateur, « la crise a tourné à l’horreur »


A Guayaquil, ville la plus touchée, des cadavres attendent plusieurs jours dans la rue avant d’être emportés


bogota ­ correspondante

D

ans la ville équato­
rienne de Guayaquil,
Gilber Arango lance,
vendredi 3 avril, un
appel à l’aide sur le réseau Twit­
ter. « Cela fait 80 heures que ma
mère est décédée. Personne ne
vient la chercher. Aidez­nous »,
implore­t­il. Enveloppé dans un
drap blanc, le corps de Maria del
Carmen, décédée d’une insuffi­
sance rénale, gît à ses pieds sur le
trottoir. « Les hôpitaux sont dan­
gereux et débordés à cause du co­
ronavirus. Ils n’en ont pas voulu »,
explique quelques heures plus
tard Yureinis, la sœur de Gilber.
La famille d’origine vénézué­
lienne vivait dans une chambre
misérable, la logeuse n’a pas
voulu garder la morte, qu’il a
fallu veiller dans la rue. « La po­
lice est finalement venue, pour­
suit Yureinis. On nous a dit qu’elle
serait incinérée, mais qu’on
n’aurait pas les cendres. » Les
images de cadavres gisant dans
les rues de Guayaquil ont fait le
tour du monde. Elles contri­
buent à semer la panique
parmi les 2,4 millions d’habi­
tants de la ville. « La crise, ici, a
tourné à l’horreur », soupire Mar­
tha Roldos, directrice du média
digital Milhojas.
Premier pays du continent sud­
américain touché par le corona­
virus, l’Equateur enregistrait,
vendredi, 3 368 cas de Covid­19 et
145 décès. Personne n’accorde de
crédibilité à ces chiffres. Le prési­
dent Lenin Moreno lui­même a
admis que « les statistiques offi­
cielles ne reflètent pas la réalité »
et a évoqué la possibilité que
« des dizaines de milliers de per­
sonnes » puissent être contami­

nées. Sur les cartes du ministère
de la santé, la province de
Guayas, dont Guayaquil est le
chef­lieu, est en rouge sombre,
avec 2 388 cas et 102 décès, soit
plus du 70 % du total national.
Veronica Castillo, cadre d’entre­
prise, a elle aussi dû attendre
plus de quarante­huit heures
pour que les services funéraires
viennent chercher son père, dé­
cédé « très probablement » du Co­
vid­19. Elle qui vit dans un grand
appartement avec l’air condi­
tionné a aussi « trouvé le temps
long ». Elle conclut : « Je com­
prends que dans les quartiers pau­
vres, les gens confinés ne veuillent
pas cohabiter avec leurs cada­
vres. » Guayaquil est un port dy­
namique, animé mais marqué
par les inégalités sociales. La
température y dépasse 30º C.

« Droit à la dignité humaine »
Comme partout, les services hos­
pitaliers qui manquent de mas­
ques et de tests peinent à faire
face à la pandémie ; plus
qu’ailleurs, les services funérai­
res ont été débordés. Jeudi, le pré­
sident Lenin Moreno a mis en
place une « force d’intervention
conjointe » afin que « les morts de
Guayaquil aient l’enterrement di­
gne qu’ils méritent ».
La Commission interaméri­
caine des droits de l’homme a ex­
primé, vendredi, « sa consterna­
tion » face aux difficultés que
rencontrent les gens de Guaya­
quil pour transporter et enterrer
leurs proches, rappelant que « le
soin des restes mortels est une
forme de respect du droit à la di­
gnité humaine ».
Pourquoi le Covid­19 s’est­il ré­
pandu plus rapidement à Guaya­
quil que partout ailleurs en Amé­
rique latine? Dans ce pays divisé
qu’est l’Equateur, la question ra­
vive les conflits politiques et le
régionalisme. « La gestion très
centralisée de l’administration sa­
nitaire par le gouvernement de
Rafael Correa [l’ex­président qui
a gouverné de 2006 à 2016] et la
corruption ont fragilisé le système
de surveillance épidémiologique
de la ville de Guayaquil », affirme
Mme Roldos. En attente de son ju­
gement dans une affaire de cor­
ruption, M. Correa, qui vit à
Bruxelles, se déchaîne, lui, contre
le gouvernement en place.
Le manque de coordination en­
tre les autorités centrales et la

municipalité de Guayaquil a
compliqué la gestion de la crise,
avant que la maire, Cynthia Vi­
teri, testée positive au coronavi­
rus, ne soit contrainte à une
stricte quarantaine.
Les habitants de la capitale,
Quito, logée dans la montagne,
pointent du doigt la décontrac­
tion et le manque de civisme des
gens de la côte, qui auraient
moins bien respecté les consi­
gnes de confinement. Le prési­
dent Moreno et la directrice du
Service national de gestion des
risques les ont publiquement ac­
cusés d’être « indisciplinés ». Le
qualificatif exaspère évidem­
ment les habitants de la tropicale
Guayaquil.
Le calendrier scolaire de la ville
portuaire est celui de l’hémis­
phère Sud : beaucoup de tra­
vailleurs migrants viennent en

vacances durant les mois de fé­
vrier et mars, en provenance no­
tamment d’Espagne (où vivent
plus de 400 000 Equatoriens) et
d’Italie. Par ailleurs, quand l’épi­
démie a atteint l’Europe, les étu­
diants aisés ont parfois fait le
choix de rentrer.

Les échanges commerciaux
avec la Chine sont dynamiques,
mais cette potentielle source de
contamination n’est pas évoquée.
La « patiente zéro » de Guayaquil
venait d’Espagne. Elle a été dia­
gnostiquée le 29 février. La se­
maine suivante, un match de
football réunissait plus de
20 000 personnes dans le stade
de la ville et les féministes des­
cendaient massivement dans la
rue à l’occasion de la Journée
internationale des droits des
femmes.

Journée de prières
Le gouvernement central a réagi
vite : dès le 15 mars, il fermait ses
frontières. Mais les consignes
pour la mise en place de la qua­
rantaine, doublée d’un couvre­
feu à partir de 14 heures, ont été
confuses. A Guayaquil, un cer­

tain nombre d’entreprises de
pompes funèbres ont cessé
d’opérer l’après­midi. D’autres
ont mis la clé sous la porte « par
crainte de contagion », alors que
les mesures administratives pri­
ses pour faire face à une augmen­
tation de la mortalité compli­
quaient, en pratique, la procé­
dure de levée des corps. La pani­
que a aggravé la situation.
Jorge Wated, directeur de la
« force d’intervention con­
jointe » mise en place par le prési­
dent, a prévenu que le nombre de
morts du Covid­19 dans la pro­
vince de Guayas pourrait se si­
tuer entre 2 500 et 3 500 au cours
des prochains mois. A la de­
mande des Eglises catholique et
évangéliques, la municipalité de
Guayaquil a décrété une journée
de prière, dimanche 5 avril.
marie delcas

Un « germe d’espoir » dans les hôpitaux espagnols


Avec 674 morts dimanche, un nombre en baisse pour le deuxième jour d’affilée, le dernier bilan illustre une stabilisation de l’épidémie


madrid ­ correspondante

I


l est 8 h 40 ce dimanche
5 avril, lorsque le message ar­
rive sur WhatsApp : « Les ur­
gences de l’hôpital Severo­Ochoa
reviennent à la normale après
tant de jours de lutte contre le co­
ronavirus. » Jorge Rivera, le res­
ponsable de communication de
ce modeste centre hospitalier de
Leganes, dans la banlieue sud­
ouest de Madrid, n’a pas résisté à
l’envie de partager la nouvelle.
Non pas pour crier victoire. Il est
encore trop tôt. Mais parce que la
sensation, en Espagne, est que le
pire de la crise sanitaire est peut­
être passé. Le dernier bilan fait
état de plus de 130 000 person­
nes positives et 12 418 mortes
du Covid­19, dont 674 dimanche.
Un chiffre en baisse pour le
deuxième jour consécutif.
L’hôpital Severo­Ochoa revient
de loin. C’est ici qu’avaient été fil­
mées, le 21 mars, les images de
malades allongés sur le sol de la
salle des urgences, dans l’attente
interminable d’une chambre. Ici

que l’on voyait des personnes
âgées assises au milieu des cou­
loirs, accrochées à leur bonbonne
d’oxygène, lançant des regards
désemparés autour d’elles. Ici
qu’une infirmière s’est effondrée
en larmes, devant les caméras de
la télévision publique espagnole
TVE, en demandant l’impossible :
« S’il vous plaît, les familles, soyez
tranquilles, nous leur donnons
beaucoup d’amour et de ten­
dresse... Ayez confiance en nous... »
Ce dimanche, dans les couloirs
apaisés, plus de cohue, de chaos et
de corps en détresse. Mais sur les
murs, des dessins réalisés par les
enfants des écoles de la ville en
honneur aux soignants, affublés
d’habits de super­héros. Ils por­
tent un message : « Todo ira bien »
(« Tout ira bien »).

« Systèmes D »
Les autorités veulent y croire. « Les
chiffres de la semaine confirment
une stabilisation et un ralentisse­
ment de l’épidémie », a souligné le
ministre espagnol de la santé,
Salvador Illa, mettant en avant

une augmentation des cas confir­
més de seulement 5 % par jour. Le
directeur de l’Organisation mon­
diale de la santé (OMS) pour l’Eu­
rope, Hans Kluge, a aussi exprimé,
dimanche, un « optimisme pru­
dent » quant à la situation en Espa­
gne. Une prudence partagée par le
président du gouvernement, le so­
cialiste Pedro Sanchez, qui a dé­
cidé de prolonger l’état d’alerte
jusqu’au 25 avril. « Passé le pic de
contagion, nous sommes en me­
sure de faire plier la courbe, a­t­il
déclaré, le 4 avril. L’objectif suivant
est de réduire encore plus les conta­
gions pour que les hôpitaux récu­
pèrent leurs capacités. »
« Nous nous trouvons face à un
germe d’espoir, mais les unités de
soins intensifs restent encore
sous tension », avertit au télé­
phone Angela Hernandez, porte­
parole du syndicat de médecins
Amyts. Dans les régions de
Madrid, de Catalogne, mais aussi
de Castille­Leon et de Castille­la­
Manche, les capacités ont atteint
leurs limites la semaine dernière.
Si elles ne les ont pas dépassées,

c’est parce que ces régions ont tri­
plé leur nombre de chambres en
soins intensifs. Et que « les soi­
gnants ont intensifié le triage des
patients susceptibles d’être intu­
bés » , ajoute­t­elle.
Peu à peu, mêmes si tous souli­
gnent leur douleur de voir « mou­
rir seuls » tant de malades, les mé­
decins aperçoivent le bout du
tunnel. « Le nombre de guérisons
commence à dépasser celui des
nouvelles hospitalisations et la
pression sur les soins intensifs s’est
un peu relâchée, souligne Diego
Gil Mayo, anesthésiste à l’hôpital
Ramon­y­Cajal de Madrid. Nous
sommes en train de désintuber
pas mal de gens, ce qui nous ré­
conforte. » Depuis le début de
l’épidémie, plus de 38 000 per­
sonnes positives ont guéri en Es­
pagne, soit près de 30 % du total
des cas confirmés.
« Depuis cinq jours, on voit
qu’enfin la courbe s’aplatit » , con­
firme Raquel Carrillo, interne au
service des infections de l’hôpital
Gregorio­Maranon de la capitale.
Ici, même la bibliothèque a été

transformée en salle de soins in­
tensifs. Et la docteure Carrillo a
testé tous les « systèmes D » : ven­
tiler des malades avec des mas­
ques de plongée Decathlon, utili­
ser des sacs­poubelle comme
blouse médicale, fabriquer des lu­
nettes de protection avec des in­
tercalaires transparents...

« Le virus n’a pas disparu »
Après avoir « beaucoup pleuré les
premiers jours » et s’être réveillée
la nuit « avec de la tachycardie » ,
en pensant aux gens « qui comp­
taient sur nous, médecins, alors
que nous ne savions rien et que
nous avions peur », elle est « opti­
miste ». Cette mère de famille n’a
pas vu ses filles de 7 et 10 ans de­
puis cinq semaines. « Elles sont
chez leur grand­mère paternelle :
je ne pouvais pas risquer de les
contaminer », explique­t­elle.
En Espagne, plus de 12 000 soi­
gnants ont été testés positifs et 12
sont morts du Covid­19. Aux ur­
gences de l’hôpital La Paz de
Madrid, où travaille Laura Lopez­
Tappero, « 70 % de mes collègues

ont été infectés par le virus ».
Ceux qui ne l’ont pas été, comme
elle, sont épuisés. Et leur crainte
est que le confinement ne soit
levé trop vite. « Le virus n’a pas
disparu et, quand les gens sorti­
ront de chez eux, les épisodes de
contagion reprendront, mais il
faudra éviter d’avoir de nouveaux
pics » , estime la docteure Lopez­
Tappero, qui espère que la levée
du confinement se fera « par
tranches d’âge ».
Le gouvernement travaille déjà
à un plan pour généraliser les
tests d’anticorps et de diagnostic,
habiliter des hôtels pour isoler les
malades avec des symptômes lé­
gers, et rouvrir l’activité de ma­
nière progressive... Les médecins,
eux, ne veulent plus être des « hé­
ros ». « Nous sommes des profes­
sionnels. Nous avons des enfants,
des parents, et nous aussi nous
tombons malades, souligne la
docteure Lopez­Tappero. Nous
voulons juste pouvoir affronter
cette épidémie dans les meilleures
conditions possibles... » 
sandrine morel

Un cadavre abandonné depuis trois jours, selon des témoins, devant une clinique de Guayaquil, en Equateur, le 3 avril. MARCOS PIN/AFP

Les consignes
mettant en place
un couvre-feu
à partir
de 14 heures
ont été confuses,
désorganisant
les entreprises de
pompes funèbres

OCÉAN
PACIFIQUE

Quito

Esmeraldas

Guayaquil

Machala
Loja

Manta

PÉROU

COLOMBIE

100 km

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