Le Monde - 07.04.2020

(Nora) #1

6 |coronavirus MARDI 7 AVRIL 2020


0123


Les soignants


face à la peur


de contaminer


leurs proches


En première ligne face au Covid­19, ils sont


nombreux à transposer chez eux les règles


strictes d’hygiène qu’ils appliquent au travail


A


près des heures passées à
soigner à l’hôpital, « j’ai l’im­
pression d’être un foyer d’in­
fection, un réservoir à virus » ,
confie Jean Letoquart, infir­
mier anesthésiste au service
mobile d’urgence et de réanimation (SMUR)
de Lens. C’est avec la peur au ventre de « ra­
mener le coronavirus à la maison » qu’il ren­
tre chez lui. Parfaitement formés aux gestes
barrières, les soignants sont nombreux à
transposer dans leur propre logement les rè­
gles d’hygiène strictes qu’ils appliquent dans
les établissements de santé.
Se laver, briquer, désinfecter est le leitmotiv
des soignants de retour près de leurs proches.
« Dès que je rentre, je passe mes mains à la Be­
tadine » , témoigne Jean Letoquart. « Je me lave
de tout ce qui a pu me toucher à l’hôpital » ,
abonde un médecin psychiatre d’un hôpital
parisien. Corps, vêtements, tout est récuré.
Huit heures, c’est le temps que Mathilde Pa­
dilla a passé, jeudi 2 avril, avec le même mas­
que chirurgical sur la bouche et le nez à soi­
gner, laver, nourrir. Affectée à un centre de
soin et de réadaptation accolé à un établisse­
ment d’hébergement pour personnes âgées
dépendantes (Ehpad) de l’agglomération de
Rouen, l’étudiante infirmière, 21 ans, termine
sa journée sous un pâle soleil et s’autorise à lâ­
cher : « Je suis crevée. » Pourtant, pas question
de quitter le front de l’épidémie : « C’est le mé­
tier que j’ai choisi », assume la jeune femme.
Solidarité, abnégation, résilience, l’étu­
diante décline les qualités de milliers
d’infirmiers, médecins, chirurgiens­dentis­
tes, aides­soignants... mobilisés face au
Covid­19. Toutefois, s’ils acceptent le danger
pour eux­mêmes, jour après jour l’inquié­
tude d’être un vecteur de contamination
pour les autres et pour leurs proches gagne
du terrain. Leur tour de garde terminé, les
soignants partent sur un autre front : il leur
revient de protéger leur famille.

Clémentine Fensch, infirmière libérale
dans une maison de santé parisienne, a res­
senti les premiers symptômes le 17 mars.
« J’ai d’abord eu une phase de déni, dit­elle.
C’est compliqué lorsqu’on est soignant d’ad­
mettre de se retrouver dans la position du ma­
lade. » Le temps d’incubation de la maladie
est généralement de trois à cinq jours. Mais
la période peut s’étendre jusqu’à quatorze
jours, pendant lesquels le soignant peut être
contagieux.
Etre positif au Covid 19, « c’est bon, c’est fait !,
tente de dédramatiser un rhumatologue
francilien qui en subit encore les symptômes.
Je pense que j’ai contaminé mon épouse. »
« Une semaine avant d’avoir été testé positif,
j’avais assisté à une réunion de famille avec
mes six enfants, j’ai averti tout le monde, dis­
pensé des conseils sur WhatsApp, raconte
l’homme de 62 ans. Mais mon angoisse a été
aussi d’avoir pu transmettre le Covid­19 à mes
patients à risques, immunodéprimés. »

« JE N’AI JAMAIS EU DE TELLES CRAINTES »
« L’idée est de préserver la maison, explique le
psychiatre hospitalier parisien, dont la com­
pagne attend un enfant. Je sais qu’il n’y a pas
de risque pour l’embryon, mais à l’hôpital, je
ne dispose que d’un seul masque chirurgical
par jour qui, au bout de quatre heures, est un
nid à bactéries. » « Nous n’avons pas de maté­
riel de protection en quantité nécessaire, nous
déambulons dans l’hôpital dans nos tenues
civiles alors que nous avons accueilli dans no­
tre service des cas qui se sont révélés positifs,
poursuit le soignant. Comme je ne me sens
pas en sécurité à l’hôpital, à la moindre cour­
bature, j’ai peur de l’avoir chopé. »
Branle­bas de combat chez Garance Le
Bian, pharmacienne à Cergy (Val­d’Oise). Dès
le 14 mars, au lendemain de la fermeture des
écoles pour cause d’épidémie, elle met en
place pour sa famille « un protocole qui vaut
ce qu’il vaut ». « Lorsque je rentre de ma

journée de travail, je toque à la porte avec ma
clé. Mon mari m’ouvre, je retire mes chaussu­
res, je file directement jusqu’à une petite dé­
pendance, où je mets toutes mes affaires dans
un sac­poubelle, je me lave entièrement des
pieds à la tête et je fais tourner une machine à
laver le linge. Je procède également à une dé­
sinfection régulière des interrupteurs et des
poignées de porte » , détaille la pharmacienne
avant de confier : « Je n’ai jamais eu de tel­
les craintes. »
Cette angoisse engendre aussi une « ten­
sion permanente » pendant les heures de
travail, dit­elle, « pour ne pas contaminer ni
être contaminé ». « Mais à des moments, la
vigilance retombe un peu » , s’inquiète­elle,
alors que certains clients de la pharma­
cienne s’autorisent des comportements
désinvoltes. « Je suis très choquée de voir des
gens prendre la pharmacie comme une bonne
excuse pour sortir » , résume Garance Le Bian,
citant une vieille dame venue trois matins
d’affilée, pour des raisons différentes, ou
cette jeune femme qui a fait le déplacement
pour n’acheter, finalement, qu’une crème
anticellulite. « Cela nous rend nerveux, pour
ne pas dire autre chose. »
L’autre outil pour préserver sa famille est
la « distanciation » avec ses membres, pas

toujours simple à mettre en œuvre. En
sortant du centre de soin de Rouen où elle
travaille, Mathilde Padilla aurait voulu, le
3 avril, prendre le tramway en direction de la
gare pour rejoindre ses parents. Mais elle
s’est arrêtée à l’arrêt Hôtel de ville, pour s’iso­
ler dans sa chambre d’étudiante, seule. « Je ne
vais plus voir mes parents depuis le début du
confinement, je pourrais être porteur sain, ex­
plique la jeune femme. Il y a des individus qui
n’ont pas de comorbidité, et pourtant déve­
loppent une forme grave de la maladie. Je ne
veux pas prendre le risque de porter le virus
chez mes parents. »
A 28 ans, une aide­soignante lyonnaise a
entrepris une démarche plus radicale en­
core : partir de chez elle, pour s’installer chez
une collègue infirmière avec qui elle s’enten­
dait bien. Et ce, dès le 15 mars. « Je vis chez ma
mère, elle a de très gros problèmes respiratoi­
res, ma sœur aussi, et elle est diabétique insu­
lino­dépendant, résume la jeune femme qui
travaille dans un service de gériatrie où les
cas de suspicion de Covid­19 se multiplient.
Ramener la maladie à la maison est un risque
que je ne pouvais prendre. »
« On est nombreuses à avoir eu les symptô­
mes, on n’a pas le choix d’aller bosser », rap­
pelle la soignante, qui se sent ainsi soulagée

« J’AI D’ABORD EU 


UNE PHASE DE DÉNI. 


C’EST COMPLIQUÉ, 


LORSQU’ON EST 


SOIGNANT, D’ADMETTRE 


DE SE RETROUVER 


DANS LA POSITION 


DU MALADE »
CLÉMENTINE FENSCH
infirmière libérale dans une
maison de santé parisienne

Le Conseil d’Etat saisi devant l’« inégalité d’accès aux soins »


L’association Coronavictimes estime que des critères transparents devraient être appliqués dans le choix d’hospitaliser ou non les malades


A


lors que la liste des victi­
mes du Covid­19 s’al­
longe chaque jour, le Con­
seil d’Etat a été invité, jeudi 2 avril,
en référé, à examiner la situation
singulière des « personnes résiden­
tes des Ehpad [établissements
d’hébergement pour personnes
âgées dépendantes] et personnes
maintenues à domicile » actuelle­
ment privées « de fait » d’accès
aux soins hospitaliers.
Cette requête de 30 pages, que
Le Monde a consultée, a été intro­
duite par l’association Coronavic­
times, récemment fondée à l’ini­
tiative de membres du Comité
anti­amiante Jussieu (du campus
universitaire parisien éponyme),
collectif engagé depuis les années
1990 dans la défense des victimes
de l’amiante et les questions de
sécurité sanitaire. « Pour nous, il
était inimaginable de rester
inactifs devant un crime sanitaire
qui se déroule sous nos yeux, et de

ne pas tenter de peser afin que le
gouvernement prenne les mesures
nécessaires pour limiter l’héca­
tombe », explique le mathémati­
cien Michel Parigot, chercheur au
CNRS, président de Coronavicti­
mes et du Comité anti­amiante
Jussieu.

Un « tri » des patients « opaque »
Procédure d’urgence, le référé
permet de contraindre l’exécutif
à prendre dans un délai très bref
« toutes les mesures nécessaires »
quand l’administration porte
« une atteinte grave et manifeste­
ment illégale » à une liberté fon­
damentale, et ce dans l’exercice
de l’une de ses prérogatives. Accès
au 15 et à l’hôpital, fin de vie et
soins palliatifs, décès et identifi­
cation des causes de la mort...
dans sa requête, Coronavictimes


  • qui évoque rien moins qu’un
    « massacre silencieux » – détaille
    la discrimination arbitraire à la­


quelle seraient confrontés les ré­
sidents des Ehpad et les person­
nes maintenues à domicile « à
chacune des étapes de développe­
ment potentiel de la maladie ».
L’association réclame « de toute
urgence » un traitement équitable
et transparent des malades.
« Le tri des malades en fonction
de leur espérance de vie et de leurs
chances de survie se pratique déjà,
dans un cadre fixé et admis, pour­
suit M. Parigot. Mais avec 7 650
morts du Covid­19 dont plus de
2 000 en Ehpad [au 4 avril] et un
système hospitalier submergé, la
situation est très différente. On
prive des soins nécessaires des per­
sonnes qui, en situation normale,
auraient pu guérir. »
Quant au « tri » des patients,
M. Parigot estime qu’il est « réalisé
dans une opacité qui peut faire
douter de son équité ». « Or, le
“choix” réalisé ne doit pas seule­
ment être juste, mais aussi être

perçu comme tel par les malades et
leurs familles , précise­t­il. Ils doi­
vent être assurés qu’un handicapé
soit traité comme une personne
valide et que le niveau social n’en­
trera pas en compte dans le choix ».
Les requérants demandent
donc au Conseil d’Etat, garant de

la légalité de l’action publique et
la protection des droits et libertés
des citoyens, d’enjoindre d’ur­
gence au premier ministre et au
ministre des solidarités et de la
santé d’édicter des directives et
un protocole explicites pour
« encadrer la décision de faire
bénéficier, ou non, les malades qui
en ont besoin de l’accès à la réani­
mation, afin que ce choix soit
effectué en vertu de décisions
transparentes » , dont la responsa­
bilité n’incombe pas « aux seuls
médecins ».

« Dénuement moral et juridique »
« Dans la loi d’urgence sanitaire
du 23 mars, aucune disposition n’a
été prise pour assurer aux person­
nes qui vont mourir du Covid­
hors du système hospitalier, dont
l’accès leur est dénié, des soins pal­
liatifs de qualité leur garantissant
une fin de vie digne et sans
souffrance, déplore Me Guillaume

Hannotin, conseil de Corona­
victimes. La véritable cause de
leur décès ne sera pas le virus, mais
la pénurie de matériel et la désor­
ganisation des soins face à cette
maladie. »
Pour l’avocat, « le silence du gou­
vernement ajoute au dénuement
matériel, auquel sont déjà
confrontés les soignants, une
forme de dénuement moral et
juridique , en leur faisant porter la
responsabilité du tri des patients
sans en fixer le cadre qui relève
d’un choix de société ».
Selon nos informations, le juge
du Conseil d’Etat a admis la re­
quête de Coronavictimes et l’a
communiquée au premier minis­
tre et au ministre des solidarités
et de la santé, qui doivent
apporter leur réponse d’ici à lundi
6 avril, 10 heures. La décision
devrait ensuite intervenir très
rapidement.
stéphane foucart

« ON PRIVE 


DES SOINS 


NÉCESSAIRES


DES PERSONNES 


QUI, EN SITUATION 


NORMALE, AURAIENT 


PU GUÉRIR »
MICHEL PARIGOT
chercheur au CNRS et président
de Coronavictimes
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