Le Monde - 07.04.2020

(Nora) #1

8 |coronavirus MARDI 7 AVRIL 2020


0123


G

ouverner, c’est pré­
voir, mais peut­on pré­
voir quoi que ce soit
face à cette crise « iné­
dite » et à ce « risque inconnu » que
représente l’épidémie de Co­
vid­19, dont la gestion au quoti­
dien « a sa marge d’incertitude » ,
aux dires du ministre de la santé,
Olivier Véran? L’exécutif ne cesse
de se confronter à cette question
depuis trois semaines. Si bien que
la perspective d’une sortie de
crise devient difficile à dessiner,
au risque de se prendre les pieds
dans le tapis.
Le 13 mars, le premier ministre,
Edouard Philippe, n’assurait­il
pas qu’ « à partir du mois d’avril, il
va falloir penser au rebond et à la
façon dont on va préparer la
suite »? Un tel discours n’a plus
droit de cité aujourd’hui. « La crise
va durer, il va falloir tenir » , répète
dorénavant le chef du gouverne­
ment. « La commande de Mati­
gnon et de l’Elysée, c’est d’être à
100 % dans la crise. La crise, la
crise, la crise » , souffle un con­
seiller. Car le temps vers « l’après »
risque bien de s’étirer telle une
montre molle.
Si la France est confinée officiel­
lement jusqu’au 15 avril, la date de
fin réelle de cette mesure excep­
tionnelle reste en suspens. « On
peut avoir des indices qui laissent à
penser que, probablement, ça de­
vra durer, mais je n’en ai pas la cer­
titude » , a prévenu Olivier Véran,
samedi 4 avril, dans un entretien
au média en ligne Brut. Le conseil
scientifique chargé d’appuyer
Emmanuel Macron dans sa prise
de décision préconisait pour sa
part un confinement « au moins »
jusqu’au 22 avril.

« Impossible de répondre »
La France a enregistré, dimanche
5 avril, un bilan de 357 morts sup­
plémentaires sur une journée.
Son chiffre le plus bas en la ma­
tière sur une semaine. Mais il est
impossible, pour l’heure, de faire
des prédictions sur l’état sani­
taire à venir du pays et la durée
de l’épidémie. « Nous ne som­
mes pas capables aujourd’ hui
d’avoir une chronologie précise » ,
convient­on dans l’entourage
d’Edouard Philippe. « On ne sait
pas si on va être sur le pic de la
crise, s’il y aura une deuxième va­
gue... Personne n’a de regard sur
la durée de ce qu’il se passe, on ne
sait pas grand­chose de ce satané
virus » , ajoute un ténor de l’oppo­
sition au fait de ces questions.
Quand les enfants, par exem­
ple, pourront­ils retourner à

l’école? « C’est impossible de ré­
pondre » , a reconnu, samedi, le
ministre de l’éducation natio­
nale, Jean­Michel Blanquer, après
avoir brandi dans un premier
temps la date du 4 mai.
Le premier ministre s’est mal­
gré tout risqué à dessiner un coin
de ciel bleu dans ce paysage mo­
rose, en évoquant la perspective
du déconfinement. Edouard Phi­
lippe a expliqué, mercredi
1 er avril, lors de son audition de­
vant la mission d’information de
l’Assemblée nationale sur le Co­
vid­19, que la démarche était à
l’étude et qu’elle pourrait être
« progressive ».
Ce qui lui a valu, depuis, une
foule de critiques, alors que des
images de flâneurs profitant du
beau temps se sont répandues au
cours du week­end. « Le mot “dé­
confinement” a été prononcé trop
tôt » , entraînant un « relâche­
ment » de la part des Français, a
estimé Damien Abad, président
du groupe Les Républicains (LR)
au Palais­Bourbon.
« Se projeter dans le déconfine­
ment, c’est prématuré. Passons le

cap du pic épidémique déjà, cha­
que chose en son temps » , souffle
de son côté une tête d’affiche de
la majorité. Un conseiller de
l’exécutif reconnaît qu’aborder la
suite peut avoir un aspect « dé­
sincitatif » pour le « rester chez
soi ». « Le déconfinement, c’est un
sujet, mais on sait qu’on a le
temps d’en parler , souffle une mi­
nistre. C’est compliqué d’y penser
quand on a 400 morts par jour. »
Selon un cadre de La Républi­
que en marche (LRM), « c’est l’opi­
nion qui a poussé le premier mi­
nistre » à sortir du bois. Une pres­
sion assumée à demi­mot. « Ce

thème du déconfinement allait
arriver. Jean­Luc Mélenchon était
dessus, les médias aussi , justifie­
t­on à Matignon. Cela fait partie
de la stratégie de ne pas subir le
tempo des questions, à commen­
cer par celles de l’opposition, et de
le faire dans une transparence
complète. » Dès le lendemain de
son audition à l’Assemblée natio­
nale, Edouard Philippe a néan­
moins cru bon de préciser sur TF
que « le déconfinement, ça n’est
pas pour demain ».

« On rêve tous du grand soir »
Est­ce pour ne pas être accusé de
nourrir le « relâchement » , ou,
plus prosaïquement, pour ne pas
se dédire? L’exécutif se refuse à
assumer un changement de doc­
trine sur la question du port du
masque, qui pourrait être généra­
lisé dans le cadre du futur décon­
finement. Depuis le 31 mars, des
masques textiles sont produits
pour les professionnels situés en
« deuxième ligne » (caissiers, li­
vreurs, etc.), en plus de ceux (chi­
rurgicaux et FFP2) réservés en
priorité aux personnels de santé.

« Nous encourageons le grand
public, s’il le souhaite, à porter des
masques, en particulier ces mas­
ques alternatifs qui sont en cours
de production » , a déclaré le direc­
teur général de la santé, Jérôme
Salomon, vendredi, ouvrant une
brèche dans la doctrine gouver­
nementale. Le lendemain, M. Sa­
lomon a précisé que « cela ne
remplace en aucun cas les mesu­
res de distanciation sociale, de ré­
duction des contacts, de distance
physique d’un mètre, les mesures
de confinement et le respect des
gestes barrières ».
Car il est trop tôt pour imaginer
les Français retrouvant leur vie
d’avant d’un claquement de
doigts. « On rêve tous du grand soir
de la crise, où chacun reprendrait la
même vie du jour au lendemain,
comme si cela n’avait été qu’une pa­
renthèse. Mais, en réalité, la sortie
de crise sera progressive, en bi­
seau » , dit Stanislas Guerini, délé­
gué général de LRM. D’autant que
la crise économique – dont l’am­
pleur pourrait se révéler compara­
ble à celle de 1929, selon l’exécutif –
guette derrière la crise sanitaire.

« Les habitudes resteront pertur­
bées, la menace réelle , note Chloé
Morin, experte associée à la Fon­
dation Jean­Jaurès. Ceux qui
auront été au front seront épuisés,
ils risquent de vivre une forme
d’abandon ou de manque de com­
préhension, comme les poilus qui
ne pouvaient pas raconter les
tranchées et mouraient de cha­
grin face à la légèreté d’une so­
ciété qui faisait la fête dans les an­
nées 1920. Qu’est­ce qui va se pas­
ser quand les gens, qui espéraient
un retour brutal à la vie d’avant,
vont réaliser que, sur le plan éco­
nomique et sanitaire, ce ne sera
pas le cas? »
Selon son entourage, Emma­
nuel Macron devrait recevoir au
début de cette semaine des « élé­
ments tangibles » pour mesurer
l’efficacité du confinement. De
quoi l’aider, dit­on, à « fixer un
cap et un horizon » qu’il pourrait
exposer dans une nouvelle allo­
cution télévisée. Et essayer de
prévoir, un peu.
olivier faye,
alexandre lemarié,
et solenn de royer

Port du masque : le virage à 180 degrés du gouvernement


Dans l’optique du déconfinement, et si la production le permet, le port du masque pourrait être étendu à l’ensemble de la population


C


eci « n’est pas un change­
ment de doctrine » , assu­
re­t­on au sein de l’exécu­
tif. Le port du masque, pourtant,
pourrait bien être généralisé, en
particulier dans l’optique du fu­
tur déconfinement de la popula­
tion française, dont la date est
encore loin d’être connue. Le mi­
nistre de la santé, Olivier Véran, a
reconnu lui­même que cette me­
sure pourrait compléter utile­
ment le recours aux gestes bar­
rières face au coronavirus. « Etre
capables d’avoir d’autres moyens
de protection de la population
lorsqu’on aura levé le confine­
ment, avec une sensibilisation
complète de la population, ça fait
sens » , a­t­il souligné, samedi,
dans un entretien au média en li­
gne Brut. « Nous sommes en train
d’évoluer vers ça , reconnaît de
son côté un interlocuteur régu­
lier d’Emmanuel Macron. Il n’est
pas impossible qu’on étende et
qu’on généralise l’usage du mas­

que, mais en fonction des capaci­
tés disponibles. »
La brèche a été ouverte, ven­
dredi 3 avril, par le directeur géné­
ral de la santé, Jérôme Salomon.
« Nous encourageons le grand pu­
blic, s’il le souhaite, à porter des
masques, en particulier ces mas­
ques alternatifs qui sont en cours
de production » , a­t­il déclaré lors
de son point presse quotidien.
Depuis le 31 mars, des masques
en textile sont en effet produits
pour les professionnels situés en
« deuxième ligne » , comme les
caissiers ou les livreurs. Vendredi,
l’Académie de médecine a sug­
géré que le port d’un masque
« grand public » ou « alternatif »
aux masques médicaux soit
rendu obligatoire pour les sorties
pendant la période de confine­
ment et lors de sa levée. Un avis
conforme à celui rendu dans un
nombre croissant de pays du
monde. Le président américain,
Donald Trump, a notamment

rapporté à ses concitoyens qu’il
était désormais conseillé de se
couvrir le visage lorsqu’ils sor­
tent de chez eux.

Eviter une ruée
Depuis le début de la crise du co­
ronavirus, le gouvernement fran­
çais oriente en priorité les mas­
ques – qu’ils soient chirurgicaux
ou FFP2 – vers les personnels soi­
gnants. Des hôpitaux, d’abord,
mais aussi des établissements
d’hébergement pour personnes
âgées dépendantes (Ehpad). Afin
que les citoyens ne se ruent pas
vers les masques, l’exécutif a par
ailleurs communiqué quant à
leur supposée inutilité pour le
grand public. « Il n’y a pas besoin
de masque quand on respecte la
distance de protection vis­à­vis des
autres » , assurait ainsi la porte­pa­
role du gouvernement, Sibeth
Ndiaye, le 25 mars. Quelques jours
plus tôt, elle affirmait déjà que
« les masques ne sont pas nécessai­

res pour tout le monde » et que
leur usage généralisé pourrait
même s’avérer « contre­produc­
tif » s’ils étaient mal portés.
N’y a­t­il pas, dès lors, un para­
doxe à opérer un virage à 180 de­
grés en la matière? « Ce n’est pas
paradoxal par rapport au stock
dont nous étions en possession. La
politique de masques a été ajus­
tée à nos capacités, reconnaît un
conseiller de l’exécutif. Nous allons
maintenant être en capacité de pro­
duire et d’importer massivement
pour répondre à l’ensemble des be­
soins. » « Nous avons commencé

cette crise avec un stock donné, et
on a bâti notre stratégie pour réser­
ver les masques chirurgicaux aux
soignants , souligne un proche du
premier ministre, Edouard Phi­
lippe. C’était du reste cohérent avec
le discours de l’OMS [Organisation
mondiale de la santé], qui disait
que ça ne servait à rien à la popula­
tion générale. Maintenant, grâce
aux efforts de l’Etat, les soignants
ont accès à un stock de masques. »

« Ne baissons pas la garde »
Emmanuel Macron a incarné ce
changement de pied en se rendant
dans une usine de production de
masques, le 31 mars, dans le Mai­
ne­et­Loire. « Les masques, c’est
une bataille essentielle » , a alors dé­
claré le chef de l’Etat. « Nous avons
une demande sociale et des avis fa­
vorables à l’utilisation de masques
en dehors des populations de soi­
gnants, donc on y travaille avec des
masques alternatifs » , souligne­
t­on à Matignon. « Nous sommes

en train de regarder cela en lien
avec les experts en virologie et le
conseil scientifique » , rapporte­
t­on au ministère de la santé, tout
en précisant qu’il est « trop tôt »
pour parler de déconfinement.
« Ne baissons pas la garde , alerte
un proche d’Edouard Philippe.
L’essentiel du combat n’est pas ga­
gné, à savoir donner des masques
aux soignants. » Car il n’est pas
question de laisser penser que des
masques seront distribués à tous
dès demain. « Nous avons une
priorité absolue pour protéger nos
soignants, qu’ils soient en ville ou
à l’hôpital , a souligné Jérôme Sa­
lomon, samedi, comme pour pré­
ciser ses propos de la veille. Peut­
être qu’un jour nous proposerons
à tout le monde de porter une pro­
tection, mais on n’en est pas là. »
« Depuis le début de cette épidé­
mie, nous apprenons chaque jour,
a­t­il ensuite reconnu. On adapte
notre position, on évalue. » 
o. f.

Le premier
ministre,
Edouard Philippe,
et le ministre
de la santé,
Olivier Véran, lors
de leur audition
devant la mission
d’information de
l’Assemblée sur le
Covid­19, le 1er avril.
THOMAS SANSON/AFP

« La commande
de Matignon et
de l’Elysée, c’est
d’être à 100 %
dans la crise.
La crise, la crise,
la crise », souffle
un conseiller

L’interminable sortie de crise de l’exécutif


Après avoir évoqué le déconfinement, le gouvernement doit gérer la longueur de la crise sanitaire


« La politique
de masques
a été ajustée
à nos capacités »,
note un conseiller
de l’exécutif
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