Libération - 07.04.2020

(Nancy Kaufman) #1

Libération Mardi 7 Avril 2020 u 21


m’avaient fait ressentir des états de corps et de
conscience modifiés». Elle parle aussi de ce li-
vre sur Pina Bausch, avec un passage unique-
ment écrit en verbes d’action – marcher, cou-
rir, sauter, tourner à gauche, etc. Aujourd’hui,
lorsqu’elle donne des formations à son tour,
elle choisit parfois Œuvres (2002) d’Edouard
Levé, sublime recueil d’œuvres imaginaires
à partir duquel elle propose comme exercice :
«Décrivez-moi un spectacle qui n’existe pas.»


Métaphores dada
La plupart du temps, elle a besoin de faire le
mouvement pour l’écrire. Et chaque spectacle
sur lequel elle travaille, qu’il s’agisse du May B
de Maguy Marin ou de D’après une histoire
vraie de Christian Rizzo, suppose une étude
biomécanique. Par exemple, pour Sprint, une
chorégraphie sur le motif de la course d’Em-


texte (“lent, rapide, etc.”) de façon à devenir,
pour les aveugles présents en salle, “la voix de
ce soir-là”.»
Franchement, elle ne saurait pas bien évaluer
combien de temps ça lui prend. En revanche,
ça coûte aux théâtres environ 3 000 euros
TTC. Certains se débrouillent autrement,
avec des «souffleurs» occasionnels et béné-
voles, souvent des étudiants en école d’art.
Elle n’a pas fini de batailler pour que les poli-
tiques publiques développe davantage l’au-
diodescription en danse. Et lorsque ce n’est
visiblement pas leur priorité, Valérie Castan
propose elle-même des pièces ou installa-
tions liées à son métier. L’une d’elles s’appelle
Talking Dance, un dispositif d’écoute
d’œuvres à imaginer, au casque. Le genre de
sons qu’on aurait aimé voir circuler sur le
Web pendant nos jours de confinement, à dé-

faut d’avoir pu tester directement l’affaire au
Théâtre de Gennevilliers le mois dernier. Il
y a quelques années, également, elle avait
créé pour les «voyants» une pièce avec l’in-
sensée artiste allemande Antonia Baehr. «On
commençait dans le noir en décrivant le décor
aux spectateurs, mais un décor qui n’avait en
fait rien à voir avec celui qui se découvrait,
quand on allumait des petites lumières sur
scène, peu à peu. Le décor réel était un truc
moche et dégueu à la Jack Smith [réalisateur
américain de films underground, ndlr]. On
jouait sur l’effet déceptif, évidemment. Pour
que les spectateurs préfèrent celui qu’ils
avaient en tête.»•

A écouter sur Numeridanse.tv, l’audiodescription de
So Schnell, de Dominique Bagouet, écrite par Valérie
Castan, lue par Pascal Quéneau.

manuelle Vo-Dinh, «c’était important de com-
prendre exactement ce qui se passe quand on
déroule le pied, se rappeler qu’une course est
un transfert d’appui du corps avec élévation».
Son métier nous plonge aussi dans le lexique
tout bigarré des cours de danse et leur florai-
son de métaphores dada qui nous invitent à
mobiliser «la racine de la langue» et à «respi-
rer par les pieds». «Ça m’a toujours fait mar-
rer, le texte où Foucault compare les danseurs
aux drogués. [...] Bon, après, j’essaie d’éviter
au max les métaphores aquatiques.» Et puis
c’est une affaire de musicalité. Elle n’est pas
faite d’intonations théâtrales forcées, mais de
répétitions, coupes, ellipses, une sorte de mé-
lodie discrète qui nous indique : «Un pied
glisse, glisse, l’autre le rejoint.» Oui, confirme-
t-elle, c’est une partition à jouer en live : «C’est
vraiment ça : j’ai des didascalies dans mon
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