Libération - 07.04.2020

(Nancy Kaufman) #1

Libération Mardi 7 Avril 2020 u 23


«J


e hais les voyages et les ex-
plorateurs.» Le célèbre
mot de Claude Lévi-
Strauss, si fracassant et si souvent
commenté, visait surtout à se déta-
cher de la vogue des conférenciers
et du tourisme de masse. L’ethnolo-
gue préciserait plus tard que «le
voyage n’est pas un but mais un
moyen. [...] Ce qui compte, ce n’est
pas le côté touristique mais ce que
nous rapportons de connaissances et
d’informations». Le second album
du groupe français No Tongues
(«pas de langues») illustre brillam-
ment cette idée. Après des Voies du
monde virtuoses, réalisées à partir
d’une anthologie très recherchée
des expressions vocales (parue
en 1996 au Chant du monde), les
jazzmen curieux Ronan Prual, Ro-
nan Courty, Alan Regardin et Mat-
thieu Prual acquièrent l’attention et
le respect du monde ethno-folk tra-
ditionnel. Bernard Lortat-Jacob,
ancien responsable du Laboratoire
d’ethnomusicologie du musée de
l’Homme de Paris, soutient leur dé-
marche et préface le disque.

Les Voies de l’Oyapock, de son côté,
bénéficie des recherches du jeune
ethnomusicologue Florent Watte-
lier. Là où on a vu défiler tant de
«projets» de métissage à tous crins,
suspects d’appropriation culturelle,
les jazzmen sont du genre à avancer
humblement, privilégiant l’écoute.
Joint au téléphone, le contrebas-
siste Ronan Courty resitue : «On
mixait ce premier disque à Paris et
on a croisé Florent Wattelier par ha-
sard. Il nous a parlé de ce qui se pas-
sait entre la Guyane française et le
Brésil, des traditions et des chants
qui se perdaient le long du fleuve ; il
travaillait avec une famille, les Pa-
napuy [du peuple teko, ndlr], ça a
été le déclic.»

Carinette en roseau. Le pre-
mier voyage des musiciens aura lieu
au mois d’août 2018 du côté de Ca-
mopi, en Guyane, le second en dé-
cembre 2019, plus loin encore dans
la jungle, au village de Trois-Sauts,
à la rencontre d’Amérindiens wa-
yãpi voisins. «On avait envie de ren-
contrer un milieu qui se trouve juste-

Napien Missau, musicien wayãpi du
village de Trois-Sauts. Musique
concrète, bruitiste, ethno-jazz in the
jungle 2.0, collez là-dessus les éti-
quettes que vous voudrez, No Ton-
gues et leurs complices voguent à
belle allure sur des eaux mécon-
nues.

Carapace de tortue. «“Kodj
apam oho” : voilà des étrangers qui
arrivent, dit un grand chant teko,
comme un présage d’ouverture à la
rencontre», nous apprend le livret
passionnant, truffé d’informations
précises. L’ethnomusicologue Flo-
rent Wattelier décrit avec une gour-
mandise subtile le paysage dont il
a fait son terrain d’étude : «Waya-
puku : le grand fleuve et ses eaux vi-
ves, cette artère où coule indéfini-
ment un sang chargé de limon [...].
Là où frayent poisson paku, carpes
et piranhas, et l’hirondelle qui les
caresse de son vol gracile. Le grand
fleuve [...] où circulent les pirogues
fendant les eaux de leur coque en
aluminium, moteurs aux nombreux
chevaux cachés sous le capot. Car
c’est bien par là que l’on entre dans
l’univers sonore de l’Oyapock, par le
bourdonnement lancinant de l’en-

gin à propulsion qui raccourcit les
distances entre les villages et facilite
les liaisons avec la ville la plus pro-
che.»
L’expérimentation immersive de ce
paysage sonore fait surgir ici le
chant du paypayo, les stridulations
des cigales, auxquelles répondent
les inventions sonores des quatre
musiciens. Une carapace de tortue
frottée, une averse tropicale, le tule
de l’anaconda sont autant de points
de départ à la conversation sonore,
et au retour à une culture. «Les jeu-
nes gens qu’on a croisés sont souvent
scolarisés à Cayenne, ils reviennent
ambiancés de Rihanna, ce genre de
choses. Alors dans un cachiri [nom
qui désigne aussi bien la bière de
manioc blanche traditionnelle que
la réunion, la fête locale] vous trou-
verez toujours une enceinte Blue-
tooth qui crache du reggaeton ou un
rap Auto-Tune local. Quand on leur
a fait écouter ce qu’on faisait, et
qu’on a joué pour eux, ils nous ont dit
qu’ils entendaient la forêt dans notre
musique. C’est le plus beau compli-
ment qu’on puisse recevoir», confie
Ronan Courty. Aujourd’hui embar-
qué comme tout le monde dans le
blocus du coronavirus, le groupe
devrait pourtant se résoudre à an-
nuler la venue des Amérindiens qui
était prévue pour une série de
­concerts. «En ethno, tout commence
au retour», écrivait Bernard Lortat-
Jacob. La réussite de celui-ci aura
tenu à plus de facteurs encore que
les caprices d’un fleuve.
Matthieu Conquet

No Tongues
Les Voies de l’Oyapock
(Ormo Records).

ment à la frontière entre différents
peuples, et celle de deux pays. Mais
ces frontières-là n’existent que pour
nous, elles sont bien plus poreuses en
réalité.»
Embarquement immédiat dès les
premières secondes du disque.
Beau son d’ambiance, deux hom-
mes se parlent, on croit entendre
«poulet, poulet» et le moteur de la
pirogue démarre. Seul moyen de
transport sur le fleuve Oyapock, le
moteur 75 chevaux tourne en bou-
cle et se voit bientôt couvert de cor-
des frottées ostinato, trompette et
saxophone en souffle continu, puis
de tule, sorte de clarinette en roseau
fraîchement cueilli. Un thème tra-
ditionnel collecté ensuite auprès de
Jean-Etienne Couchili, musicien
teko de Camopi, est ensuite incor-
poré à la Suite tule qui débute sur
une flûte du toucan, jouée par Jean

«Les Voies de l’Oyapock»,


et vogue la pirogue


Enregistré à la lisière de la Guyane française
et du Brésil, le disque des jazzmen français
de No Tongues est le fruit de rencontres avec
des Amérindiens et un ethnomusicologue. Une
œuvre humble qui privilégie l’écoute de l’autre.

Pour réaliser leur second album, les quatre jazzmen de No Tongues ont effectué deux voyages en Guyane. Photo Nguyen Le

«Les jeunes gens qu’on a croisés


sont souvent scolarisés à Cayenne,


ils reviennent ambiancés de


Rihanna. Il y a toujours une enceinte


Bluetooth qui crache du reggaeton


ou un rap Auto-Tune local.»


Ronan Courty contrebassiste de No Tongues
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