Les Echos - 07.04.2020

(Axel Boer) #1
« Le plus important
est d’avoir en tête
qu’en temps de crise
tout est négociable.
Est-ce que vos gros
clients peuvent
payer en avance?
Passer trois mois
de commandes? »
JEAN-PIERRE CHESSÉ
Investisseur
Photo DR

Propos recueillis par G. B.

« Pour la première fois depuis
le début du confinement, le
moral a arrêté de s’affaisser.
Cela est principalement dû au
fait que j’ai pris l’habitude de
gérer cet afflux de problèmes
qui nous a tous envahis. Ils font
désormais partie de la routine,
un peu comme un pilote de
Formule 1 qui enchaîne les
tours de piste et affine sa con-
duite lorsque les conditions se
durcissent sévèrement et sou-
dainement.
Dans ce contexte, la diffi-
culté est devenue une norme.
Et après avoir fait le tour de tou-
tes nos entreprises, je me rends
compte de l’importance
d’adopter la bonne conduite
dans les mois à venir. Pour
reprendre l’analogie de la
course automobile, lorsque
vous pilotez sous une pluie bat-
tante, l’important n’est pas
d’aller le plus vite, mais d’être le
plus rapide de la meute.

Tenir jusqu’au troisième
trimestre 2021
C’est pourquoi la feuille de route
que nous donnons aux entre-
preneurs est désormais plus
claire et doit les aider à ajuster
leur vitesse d e croissance : faites
l’analyse de vos liquidités ; du
cash que vous brûlez ; monito-
rez vos collaborateurs pour
qu’ils soient les plus efficients
possible ; et prévoyez de quoi
tenir jusqu’au troisième trimes-
tre 2021 en vous fixant des objec-
tifs à cet horizon.
Si la réactivité et la compré-
hension dont les startuppeurs
font preuve me rendent très
heureux, j’ai encore observé
des comportements irritants
du côté des investisseurs. Ce
matin encore, j’étais en ligne
avec un dirigeant de l’une de
nos participations et un fonds
qui d oit le soutenir. Il commen-
çait à perdre son sang-froid
face à une personne qui tentait
de profiter de la situation pour
durcir les conditions dans des
proportions insoutenables.
J’ai joué le médiateur pour
faire comprendre à l’investis-
seur qu’on ne peut pas franchir
une certaine ligne en termes de
correction. Sinon, chez Kima,
nous n’hésitons pas à dévoiler
ces mauvaises pratiques qui
pourraient s’assimiler, vu le
contexte, à de l’abus de position
dominante.
N’oublions pas que nous
sommes là pour soutenir ces
entrepreneurs. Eux, contrai-
rement à nous, ont toutes
leurs billes dans le même
panier, et ils peuvent faire ou
défaire notre réussite. Xavier
Niel [le propriétaire de Kima,
NDLR] le comprend très bien
et malgré les requêtes de
financement parfois peu évi-
dentes que j’ai eu à lui formu-
ler ces derniers jours, il s’est
toujours placé en soutien de
nos entrepreneurs. »n

Jean de la Rochebrochard
est un investisseur
dans les start-up, associé
du fonds Kima Ventures.
Il nous raconte
la troisième semaine
de confinement
à travers le regard
des entrepreneurs
qu’il accompagne.

« Le moral


a arrêté


de s’affaisser »


CHRONIQUE
DU VIRUS
Jean de la
Rochebrochard

Trois entrepreneurs tech


qui ont grandi avec les crises


TÉMOIGNAGE


Guillaume Bregeras
@gbregeras


En une nuit, il aurait pu tout perdre.
Lorsque Lehman Brothers fait
faillite le 10 septembre 2008,
Stephan Dietrich passe d’une
trentaine de prospects à zéro. Neo-
lane, l’entreprise qu’il a fondée et
emmenée aux Etats-Unis un an
plus tôt aurait pu se briser les ailes
avant même d’avoir eu l’opportu-
nité d’y jouer ses cartes.
Pourtant, cinq plus tard, il réus-
sit à vendre son entreprise à
Adobe pour 600 millions de dol-
lars, soit l’une des plus belles
« exits » de l’histoire de la French
Tech qui se cherche aujourd’hui
des raisons de rester optimiste en
pleine crise du Covid-19. « Par
chance, nous avions signé quelques
gros clients durant les mois précé-
dents et nous nous sommes totale-
ment focalisés sur leur déploie-
ment, se souvient l’entrepreneur
qui réside aujourd’hui à Boston. Ils
nous ont portés durant ce mauvais
cycle et comme nous avions effectué
une série B juste avant, tout cela
nous a permis de tenir. »
Se recentrer sur ses clients, c’est
aussi le souvenir qui vient à l’esprit
de Jean-Baptiste Rudelle lorsqu’il
évoque la même crise de 2008 alors
que Criteo vient de trouver son
modèle économique : « Notre
modèle était basé sur la performance
ce qui était parfait pour un secteur en
contraction. Dans les choix de déve-
loppement, il a fallu privilégier les
outils pour rester a u cœur du business
de nos clients, tout en renforçant leur
analyse de profil de risque. Tout cela
pèse b eaucoup dans la résilience d’une
entreprise qui traverse une crise. »


« Pas de meilleure période
pour créer son entreprise »
Pour Pierre Kosciusko-Morizet, il
ne s’agissait pas de résilience, mais
d’arriver à démarrer son entre-
prise. Lorsqu’il fonde PriceMinister
en août 2000, la bulle Internet
explose, les investisseurs ayant
alors confondu promesses et réa-
lité d’un marché qui a tardé à décol-
ler. « Il n’y a pas meilleur moment
qu’une crise pour démarrer son
entreprise. A l’époque nous avions
réussi à lever un peu d’argent en trois
semaines pour démarrer le projet et


lancer le site en janvier 2001. C’est la
levée suivante, en juin 2001, qui a été
plus compliquée. Nous ne payions
plus les salaires et le loyer depuis

deux mois. Nous aurions pu ne
jamais vivre la suite de l’histoire. »
Durant les périodes de crises que
nous traversons, les entrepreneurs
se retrouvent en manque de repère,
et c’est à ce moment qu’ils peuvent
aussi faire des erreurs fatales, se
souvient Jean-Baptiste Rudelle :
« En 2001, je dirigeais ma précédente
entreprise, Kiwi, et nous avions levé
de l’argent à trois reprises pour tenir
le mauvais cycle à venir. Nous étions
tellement guidés par la peur du man-
que de cash que nous avons sous
investi et cela a joué largement en
notre défaveur. » La gestion des
liquidités est une obsession pour
Stephan Dietrich qui se souvient
également de cette période d’éclate-
ment de 2000 : « Nous avions vendu
une entreprise auparavant ce qui

nous a permis d’avancer unique-
ment grâce à nos fonds propres. Nous
avions une gestion extrêmement par-
cimonieuse et nos locaux étaient très
sobres. C’est ce qui nous a guidés jus-
qu’à la vente à Adobe. »

« Se donner de la visibilité
financière »
Au-delà du témoignage, les trois
entrepreneurs mettent l’accent sur
le caractère unique de la crise
générée par l’épidémie de corona-
virus. « Les deux précédentes que
j’ai vécues n’avaient pas la même
ampleur, note Pierre Kosciusko-
Morizet. Celle-ci nous dit tellement
de choses et le monde sera si diffé-
rent après. Les gens ne changent
leurs habitudes que sous la con-
trainte et là, quel que soit le sujet,

éducation, santé, alimentation,
nous sommes servis. »
Face à l’abysse de cette période,
Stephan Dietrich exhorte les entre-
preneurs à bien s’armer : « Je crains
que le cycle mauvais soit plus long
que lors des deux précédentes crises,
il faut qu’ils arrivent à se donner de l a
visibilité financière sur douze à dix-
huit mois. » De son côté, le cofonda-
teur de Criteo appelle à beaucoup
de lucidité de la part des chefs
d’entreprise à la tête des jeunes
pousses : « Cette crise va impacter
tout le monde et sera très discrimi-
nante. Pour certains, c ela voudra d ire
qu’il faut revoir l’ambition à la baisse,
mais pour d’autres ce sera tout le con-
traire. Il faut simplement savoir dans
quelle catégorie l’on se situe pour
prendre les meilleures décisions. »n

lStephan Dietrich (Neolane), Jean-Baptiste Rudelle (Criteo) et Pierre Kosciusko-Morizet


(PriceMinister) ont fait leur réussite en traversant au moins une crise.


lCes trois membres du Galion Project témoignent pour aider les entrepreneurs tricolores.


Propos recueillis par
Déborah Loye
@Loydeborah


J


ean-Pierre Chessé était à la
tête d’une start-up en Chine
au moment de l’épidémie du
SRAS en 2003. Aujourd’hui investis-
seur à travers son family office Bleu
Capital, il donne des conseils aux
entrepreneurs pour tenir.


Vous avez vécu l’épidémie
du SRAS en Chine, en 2003,
en tant qu’entrepreneur.
Quels sont vos souvenirs?
J’ai créé Sinodis en Chine en 1993,
mon activité était de distribuer des
produits importés aux restaurants,
aux hôtels et aux magasins. Donc
imaginez, avec l’épidémie les restau-
rants étaient vides, les hôtels aussi.
La crise a commencé en 2002, en
juillet 2003 j’étais au bord de la


une cellule de crise, avec l’équipe de
direction et des représentants des
employés. Cette cellule se réunit tous
les jours, et a accès à toutes les infor-
mations. Ensuite communiquer en
externe, avec les clients, les fournis-
seurs, les investisseurs... Dans les
moments comme ça, beaucoup de
gens sont prêts à faire des efforts, et
c’est en communiquant que l’on crée
son noyau dur. C’est celui-là qui vous
portera à 100, 200 millions ensuite.

Quels leviers utiliser?
Concrètement, il y a quatre leviers, les
revenus, les dépenses, la trésorerie et
la solidarité. Le plus important est
d’avoir en tête qu’e n temps de crise
tout est négociable. Est-ce que vos
gros clients peuvent payer en
avance? Passer trois mois de com-
mandes? Si vous ne demandez rien,
vous n’obtiendrez rien. Les fonda-
teurs doivent agir vite tout en étant

courageux et respectueux. Tout doit
être fait en transparence, afin de
montrer que les décisions prises le
sont à des fins de survie. C’est comme
cela que l’on conserve sa légitimité en
tant que capitaine du bateau.

Le plus difficile étant sans
doute de naviguer à vue...
Quand il n’y a pas de visibilité, il faut
se préparer au pire. Il faut parvenir
à s’offrir au moins six mois de tréso-
rerie avec les projections les plus
négatives. Il faut agir vite. Il vaut
mieux faire passer les décisions dif-
ficiles maintenant, plutôt que de
manière graduelle. Tant mieux si
l’on revient avec de bonnes nouvel-
les dans trois mois. C’est seulement
après avoir pris ces décisions et fait
ces projections que les entrepre-
neurs doivent aller voir leurs inves-
tisseurs, pour éventuellement
demander des financements.n

« Les entrepreneurs doivent agir vite en étant courageux »


Durant les périodes de crises , les entrepreneurs se retrouvent en manque de repère, et c’est à ce moment qu’ils peuvent aussi faire
des erreurs fatales. Photo Issel Kato/Reuters

« Dans les choix
de développement,
il a fallu privilégier
les outils pour
rester au cœur
du business
de nos clients. »
JEAN-BAPTISTE RUDELLE
Cofondateur de Criteo

faillite. A l’époque j’employais
60 personnes, j’ai dû en licencier la
moitié. J’ai vécu la crise de plein
fouet. Mais c’est à ce moment-là que
je suis devenu un bon manager.
Dix ans après, mon e ntreprise faisait
200 millions de dollars de chiffre
d’affaires. Dix ans où j’ai géré mon
entreprise comme si nous étions
toujours dans l’urgence de la crise.

Quelles mesures conseillez-
vous aux entrepreneurs
de mettre en place?
Les premières mesures à prendre
sont évidemment d’assurer la sécu-
rité des employés, leur montrer que
c’est une priorité. Ensuite, monter

JEAN-PIERRE CHESSÉ
Investisseur ,
PDG de Bleu Capital

START-UP


Les EchosMardi 7 avril 2020

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