MondeLe - 2020-03-29-30

(Grace) #1

18 |horizons DIMANCHE 29 - LUNDI 30 MARS 2020


Mulhouse,


le scénario


d’une contagion


Après un rassemblement,


mi-février dans la ville


alsacienne, les fidèles


de l’église évangélique


La Porte ouverte


chrétienne ont diffusé,


malgré eux, le coronavirus


à travers le pays, jusqu’en


Guyane. Au moins


dix-sept d’entre eux sont


morts aujourd’hui


M

ulhouse, lundi 17 fé-
vrier, 9 h 30. Les voitu-
res se garent une à une
sur le vaste parking de
450 places. Des grappes
d’adultes et d’enfants
en sortent : c’est une semaine de vacances
scolaires pour les familles. D’autres fidèles
déboulent à pied, seuls ou en couple. Le ciel
est pluvieux mais, dehors, la journée com-
mence par des embrassades. On se tombe
dans les bras avant de s’engouffrer dans
l’église, un ancien supermarché surmonté
d’une haute croix hissée sur un triptyque en
Inox, le symbole de la Trinité.
Plus de deux mille personnes, dont 295 en-
fants, se sont donné rendez-vous pour la
« semaine de jeûne et de prière » organisée
depuis vingt-cinq ans, en période de carême,
par l’église La Porte ouverte chrétienne. La
foule débarque de Mulhouse et des alen-
tours, mais aussi du reste du pays, de l’Alle-
magne voisine, voire de Belgique ou de
Suisse. La Porte ouverte mérite bien son
nom : le jeûne n’y est pas strict – il est même
déconseillé aux personnes âgées ou mala-
des – et le rassemblement, évidemment
gratuit, n’exige aucune inscription préala-
ble, comme pour préserver cet élan spon-
tané de foi et d’entraide.
Sept fidèles sont venus de Vesoul, en Haute-
Saône, trois autres de Cornimont, dans les
Vosges. Six Ajacciennes ont également fait le
voyage, ainsi qu’une quinzaine de Guyanais,
accompagnés de leur pasteur. Ceux-là appar-
tiennent à l’une des dix-huit églises évangéli-
ques de Saint-Laurent-du-Maroni. La Corse,
la Guyane... Les amitiés nouées les années
précédentes s’entretiennent chaque semaine
sur Facebook, mais certains ne se sont pas
vus depuis un an. Cela mérite bien quatre bi-
ses, au moins, avant de trouver une place as-
sise dans le bâtiment en béton.
La Porte ouverte chrétienne a investi
en 1989 ce hangar commercial, 7 000 mètres
carrés rue de Kingersheim, dans le quartier
défavorisé de Bourtzwiller, et l’a agrandi
en 2015, notamment pour accueillir une
école primaire hors contrat. A elle seule, la
grande salle de l’église peut accueillir
2 200 fidèles, sans compter les deux chapel-
les et des salles où les enfants reçoivent un
enseignement religieux, « l’école du diman-
che », tandis que leurs parents suivent l’en-
seignement de l’un des huit pasteurs. Le
mardi soir, lors du second culte hebdoma-
daire, les nouveaux fidèles sont accueillis. Ils
sont toujours nombreux.
L’architecture imposante du lieu raconte
l’essor des églises évangéliques depuis le dé-
but des années 1980 : plus de 600 000 fidèles
en France métropolitaine, 150 000 outre-
mer, soit plus d’un tiers du protestantisme
français en général, et surtout trois quarts de
ses pratiquants réguliers. L’église de La Porte
ouverte chrétienne est l’une de la petite di-
zaine de mega-churches (« méga-églises »,
plus de mille fidèles au culte) recensées en
France. Une expression empruntée aux
Etats-Unis, où les évangéliques, très in-
fluents, ont en partie contribué à l’élection de
Donald Trump. Où ne progressent-ils pas,
d’ailleurs, ces chrétiens d’un genre particu-
lier que l’on croise jusqu’au Brésil et en Asie?
En Corée du Sud, justement, la « patiente 31 »,

comme elle est désormais désignée, était
membre de l’église évangélique Shincheonji
de Jésus, à Taegu, dans le sud du pays. C’est là,
les 7 et 8 février, lors de deux services ayant
rassemblé chacun plus de mille personnes,
que cette femme de 61 ans a contaminé quel-
que 830 adeptes, faisant de Taegu un énorme
foyer d’infection. En France, c’est le rassem-
blement de Mulhouse, du 17 au 24 février, qui
a été l’une des voies d’entrée du coronavirus.
A cette date, le Covid-19 est déjà présent,
ailleurs, dans l’Hexagone, mais de manière li-
mitée. Trois premiers cas ont été recensés le
24 janvier : des Chinois ayant séjourné à Wu-
han, l’épicentre de l’épidémie. Le 9 février, la
ministre de la santé, Agnès Buzyn, a aussi an-
noncé que plusieurs Britanniques ayant sé-
journé quelques jours plus tôt dans la station
de ski savoyarde des Contamines-Montjoie
avaient été testés positifs. L’un d’entre eux
avait assisté, les 20 et 21 janvier, à un sémi-
naire d’entreprise à Singapour auquel partici-
paient des Chinois de Wuhan...

BAIN DE FOULE D’EMMANUEL MACRON
L’épidémie paraît cependant contenue. Le
seul malade décédé, le 14 février, est l’un des
trois Chinois dépistés en France, un homme
de 80 ans. L’épidémie est au stade 1, et beau-
coup croient qu’on en restera là. Aucun ras-
semblement n’est interdit, le Salon de l’agri-
culture, à Paris, n’est nullement menacé, pas
plus que les matchs de football. Ce 17 février,
alors que s’ouvre la rencontre de Mulhouse,
les médias en sont d’ailleurs encore à interro-
ger les Français rapatriés de Chine.
Ironie du sort, le 18 février, « jour 2 » de la
semaine de prière, le président de la Républi-
que, Emmanuel Macron, se trouve lui aussi à
Mulhouse. Dans le quartier de Bourtzwiller,
justement. L’Elysée a choisi cette « zone de
sécurité prioritaire », en proie à des émeutes
régulières, un quartier pauvre où a été édi-
fiée la plus importante mosquée d’Alsace,
pour affirmer sa volonté de combattre « le
communautarisme, le séparatisme islamiste
et le radicalisme ». Un tournant dans sa poli-
tique, jusque-là hésitante, à l’égard de l’extré-
misme religieux. Après son discours dans un
gymnase, le président, son ministre de l’inté-
rieur, Christophe Castaner, les secrétaires
d’Etat Laurent Nunez et Gabriel Attal, et la
ministre des sports, Roxana Maracineanu,
improvisent un bain de foule.
De ce moment, on ne retient alors qu’une
photo montrant le chef de l’Etat saluant une

jeune fille en hidjab. Pourquoi, à l’époque, se
préoccuper de l’église évangélique voisine?
« Il était à 300 mètres, à faire des selfies, serrer
les mains des gens », rappelle le pasteur Sa-
muel Peterschmitt, 55 ans, le principal prédi-
cateur de La Porte ouverte, et dont le père a
fondé la communauté en 1966. C’est un
homme extraverti et exubérant, qui aime
bondir sur l’estrade, micro-casque à l’oreille.
Un vrai show. Rien à voir avec le style austère
des protestants « réformés ».
Cinq jours durant, les « frères et sœurs en
Christ » communient, mains levées, dansent
et tapent des mains avec l’orchestre, écoutent
la prédication sur l’écran géant ou « chantent
en langues » – c’est-à-dire mêlent leur voix à
une suite de sons inintelligibles qui enfle –
inspirés selon eux par l’Esprit saint. La Porte
ouverte chrétienne n’est pas rattachée à la Fé-
dération protestante de France mais au Con-
seil national des évangéliques de France, créé
il y a dix ans pour organiser la foisonnante
mouvance évangélique-pentecôtiste du pays.
« La méga-église fondée par les pasteurs Pe-
terschmitt père et fils relève du courant charis-
matique, qui insiste sur les dons (prophétie,
guérison), résume le sociologue des religions
Jean-Paul Willaime. Leur théologie simple et
concrète parle d’un Dieu efficace qui peut
changer les vies, sauver et guérir. »
Vendredi 21 février, après cinq jours de
communion bruyante et joyeuse, la ren-
contre prend fin. Certaines familles de la pa-
roisse accueillent ceux qui viennent de loin
pour un repas de rupture de jeûne, avant
leur départ en voiture, en train, en avion. Le
docteur Jonathan Peterschmitt, petit-fils du
fondateur et fils du pasteur Samuel, s’en
souvient : ce vendredi, à 17 heures, avant de
passer à table, ce généraliste de 34 ans reçoit
dans sa boîte mail professionnelle le bulle-
tin de la direction générale de la santé
faisant le point sur le Covid-19. Il débute
ainsi : « Il n’y a pas de chaîne de transmission
active en France. »
Comme le dit ce médecin, « l’ambiance
n’est alors pas du tout à la contagion ». Seuls
douze cas ont été dépistés sur le territoire
national. En Italie, la situation est différente,
on commence à s’inquiéter après la dé-
tection, à Codogno, le 20 février, d’un Italien
qui n’a jamais séjourné en Chine, sans se
douter que l’identification de ce cas acte le
départ de l’épidémie en Lombardie, puis
ailleurs. Alors que la rencontre annuelle
s’achève, La Porte ouverte poste sur son

compte Instagram ce message de satisfac-
tion : « La semaine de jeûne et de prière 2020
est terminée : que de moments privilégiés pas-
sés dans Sa présence. »
Mais voilà que, le 24 février, le pasteur
Peterschmitt se sent fiévreux. Il s’alite deux
jours plus tard, K.-O. « Cette semaine-là, nous
sommes nombreux à être grippés », raconte
son fils médecin, Jonathan. La première
alerte au Covid-19 intervient le 29 février.
Une jeune fidèle prévient qu’elle est hospita-
lisée à Strasbourg après avoir été testée posi-
tive. Elle-même n’était pas au rassemble-
ment mais ses enfants y ont suivi les ateliers
de jeux. « Le lendemain, 1er mars, l’agence ré-
gionale de santé (ARS) prévient l’église que
deux enfants qui assistaient à la semaine de
jeûne ont été dépistés positifs » , poursuit Jona-
than Peterschmitt. Ils nous demandent la liste
des autres gamins. »

LE PASTEUR DANS UN ÉTAT GRAVE
Comme son père, le docteur est lui-même
salement malade, fièvre et toux. Il en avertit
l’ARS, laquelle le rappelle le lundi matin
2 mars, avant l’heure d’ouverture de son ca-
binet : « Gardez tout fermé. » Le médecin file
au CHU de Strasbourg pour un test. Le soir
même, le verdict tombe : Covid-19. En bon
médecin, il fait aussitôt défiler les événe-
ments écoulés, dont le fameux rassemble-
ment. « Pour les réunions les plus suivies,
nous étions jusqu’à 2 500 personnes, quatre
cultes ou rencontres par jour, se souvient-il
aujourd’hui , avec au milieu, des pauses thé.
Nous avons baigné dans le même bouillon de
culture pendant une semaine : mêmes chai-
ses, mêmes toilettes... » Chez les charismati-
ques, on prie souvent la main dans la main
du voisin. Et combien de « gouttelettes »
échangées lors des chants et des « temps
de louange »?
Le culte du mardi soir 3 mars est suspendu.
Malheureusement, l’église ne possède pas
toutes les adresses mail des participants :
« C’est comme pour une messe à Notre-Dame,
comment voudriez-vous retrouver tous les
participants? » , demande le pasteur. Le len-
demain, il publie sur le site Internet de
l’église le communiqué suivant : « En accord
avec l’ARS, nous demandons aux personnes
(...) qui présentent les symptômes du corona-
virus – de la fièvre, des difficultés respiratoires,
des maux de tête, des courbatures, un état
grippal ou encore la toux – de bien vouloir
se manifester en téléphonant au 15, et en

CHEZ LES

CHARISMATIQUES,

ON PRIE SOUVENT

LA MAIN DANS

LA MAIN DU VOISIN.

ET COMBIEN DE

« GOUTTELETTES »

ÉCHANGÉES LORS

DES CHANTS

ET DES « TEMPS

DE LOUANGE »?
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