DIMANCHE 29 - LUNDI 30 MARS 2020 l'époque| 27
Célébrités sur canapé
Sur les réseaux sociaux, les stars, privées
de public, se livrent à une surenchère
de happenings plus ou moins réussis
M
al rasé, une énorme écharpe
autour du cou, Fabrice Luchini
prend la parole sur Twitter le
23 mars, dans une vidéo vue par
plus de 187 000 personnes :
« J’entendais inlassablement le
mot “confinement” et ça m’a rappelé une fable de
La Fontaine. Cette fable parle du confinement d’un
amateur de jardin et d’un ours, qui n’en peuvent plus
d’être seuls. La Fontaine dit : “ La raison d’ordinaire
n’habite pas longtemps chez les gens séquestrés. ” »
Long silence, mine de naufragé domestique, sus-
pense. « Donc, poursuit le comédien avec l’air
contrit de celui qui annonce une terrible nouvelle, je
vais faire des fables tous les deux-trois jours, c’est tout
petit comme participation, mais je vais faire L’Ours et
l’amateur des jardins. »
Même confiné, Fabrice Luchini est loin
d’être un cas isolé. Il fait partie de ces innombrables
people qui, à travers les réseaux sociaux, se propo-
sent d’enchanter bénévolement notre quarantaine
depuis leur chez eux transformé en home-studio.
« “ L’enfer c’est les autres ” , disait Sartre. Eh bien
aujourd’hui, l’enfer, c’est de ne plus être sous le regard
des autres. A travers la mise en scène de leur intimité,
les stars recherchent avidement ce regard, comme
une drogue dont ils ne pourraient pas se passer,
quitte à s’exposer à des jugements négatifs », analyse
le sémiologue François Jost, auteur de l’ouvrage Le
Culte du banal (CNRS éditions, 2013).
Alors que l’on aurait pu imaginer le confine-
ment comme une occasion inédite de se replier
pudiquement en son cocon domestique, c’est tout le
contraire qui s’est passé : au temps de l’extimité,
cette période d’enfermement obligée est devenue
un happening géant, une sorte de maxiconcert des
Enfoirés qui connaîtrait chaque jour d’incontrôla-
bles répliques sismiques. Jugez plutôt. Depuis le dé-
but de l’épidémie, Patrick Bruel, cheveux en pétard
et barbe de trois jours, remplit des Stade de France
virtuels depuis son salon où il multiplie les live dif-
fusés sur Facebook. Interprété à la guitare sèche,
Casser la voix a ainsi totalisé 735 000 vues. Entre
deux titres, l’artiste, empêtré il y a quelques mois
dans des affaires d’exhibition et de harcèlement
sexuels, cite le dalaï-lama ( « Celui qui ne se préoccupe
que de lui finit dans la souffrance » ), célèbre les « hé-
ros » du quotidien (infirmières, routiers) et répond,
l’œil humide, aux questions des internautes.
Même ambiance de communion intimiste
et même bannière (#ensembleàlamaison) du côté
de Francis Cabrel qui, « pour tromper l’ennui de ces
longues journées de reclus et de recluses », inter-
prète chaque jour un titre de son répertoire, relayé
par le compte Facebook du label Baboo Music.
Comme s’il inoculait au public un antidote sonore,
c’est avec Bonne nouvelle que le barde d’Astaffort a
inauguré ce concert perlé. Même le très rare Jean-
Jacques Goldman est sorti de son mutisme, trans-
formant pour l’occasion son tube Il changeait la vie
en « Ils sauvent des vies », ode aux soignants et
carton absolu sur YouTube.
Un des principaux enseignements de cette
période de confinement est donc que tout (ou pres-
que), dans nos sociétés, peut s’arrêter, à l’exception
notable du show qui – comme le dit la chanson –
« must go on » (« doit continuer »). Confrontée à une
pénurie de pâtes et à l’annulation de ses deux der-
niers concerts parisiens, Madonna fait partie de ces
stars qui ont rapidement su trouver une réponse à
la disette narcissique qui les guette en se tournant
vers Internet : depuis sa salle de bains et sur Twitter,
elle interprète une ode surréaliste au « poisson
pané » , avec sa brosse à cheveux en guise de micro.
« On rejoue aujourd’hui à la maison le spectacle d’en-
fermement de la télé-réalité. C’est comme si tout le
monde se retrouvait dans “ La Ferme célébrités” »,
décrypte François Jost.
Les réseaux sociaux étant un média accessi-
ble à tous, les people y perdent soudain leur statut
aristocratique pour se retrouver en lutte avec des
millions d’anonymes, occupés eux aussi à grap-
piller leur part du gâteau attentionnel à coups de
mèmes et autres challenges d’intérieur. Pour sortir
du lot, il ne suffit pas de jongler avec du papier toi-
lette comme M. Pokora ou de chanter à sa fenêtre
comme Daphné Bürki. La première option pour qui
veut survivre dans cette grande foire darwinienne
consiste en une stratégie de la surenchère : alors que
l’animateur Julien Courbet se filme en caleçon, l’ac-
teur Gérard Darmon fait le buzz en se teignant les
cheveux en vert (et peut-être, bientôt, les sourcils).
Mais celui qui a le mieux compris ce qui se
jouait aujourd’hui, c’est Julien Lepers. Dans une vi-
déo désormais culte tournée chez lui, à Nice, emmi-
touflé, il philosophe sur notre appétit latin pour la
bise en tapant du poing sur la table. Et magnifie cette
nouvelle esthétique née du confinement, où la star
chez elle, dans une tenue très approximative, est os-
tensiblement ravalée au rang de commun des mor-
tels : « Franchement, ce n’est pas moi qui suis impor-
tant , nous confie l’ancien présentateur de “Ques-
tions pour un champion”. Quand tu vois le nombre
de morts, ça donne surtout envie de fermer sa
gueule. » Avant d’ajouter, inquiet : « Je crois que je vais
aller me faire tester demain, je ne me suis jamais senti
aussi flagada. » Julien, on t’embrasse avec le coude.
N. Sa.
THE SHOW MUST GO ON
Jean-Jacques Goldman a transformé son tube « Il changeait la vie »
en « Ils sauvent des vies ». CAPTURE D’ÉCRAN YOUTUBE/JEAN-JACQUES GOLDMAN
XAVIER LISSILLOUR
A
ctuellement confiné dans
la maison de mes regret-
tés grands-parents, j’ai la
chance d’avoir accès à
quelques mètres carrés
de jardin. C’est là, sur ces
micro-arpents de terre imbibée d’eau,
qu’est née, ces derniers jours, une nou-
velle controverse aux sommets de la
science enfantine. Voici les faits : pour
passer le temps, dont les repères habi-
tuels commencent à se brouiller, mon
plus jeune fils s’est mis à gratter le sol et,
opiniâtre, a fini par déterrer des os, très
vraisemblablement enfouis là par le
chien de mes aïeuls quelques années
auparavant. « C’est des os de vélocirap-
tor! » , s’est alors exclamé le découvreur,
en étalant sa trouvaille sur la table du
salon. « Mais non, c’est des os de poulet » ,
lui a rétorqué son frère, du haut de son
rationalisme de CE2. « Enlevez-moi ça de
la table, c’est sale! » , a alors ajouté ma
femme. Une chose est sûre, vu la taille
des ossements, ce ne sont pas des tibias
de tyrannosaure.
« Je vous dis que ça sent le dino-
saure! » , a insisté le plus jeune, en faisant
mine de humer l’os avec une moue de
spécialiste. « Arrête, tu ne sais même pas à
quoi ça sent, un dinosaure! », lui a rétor-
qué son grand frère. Bref, on eût presque
dit une polémique
entre spécialistes
des maladies infec-
tieuses à propos
des vertus de l’hy-
droxychloroquine.
On aurait pu voir là,
aussi, le signe in-
quiétant d’un début
de folie produit par
le confinement sur
notre cellule fami-
liale (nous n’avons
vu personne depuis
des jours). J’ai alors
tenté de mettre
tout le monde d’ac-
cord en expliquant
que, d’après une
étude parue en 2011
dans la revue
Science , le poulet se-
rait en réalité un
descendant du ter-
rible T. Rex, ce qu’aurait permis de dé-
montrer l’analyse de collagène retrouvé
dans le fémur d’un dinosaure vieux de
68 millions d’années. En gros, le KFC,
c’est un peu Jurassic Park saupoudré de
chapelure.
Cette leçon de choses (c’est mon
côté enseignant intérimaire) n’a pas suffi
à éteindre la polémique ni à faire baisser
la fièvre qu’a suscitée la quête d’os de pou-
let (ou de vélociraptor, laissons la place au
doute). Comme il est actuellement très
difficile de se projeter dans le futur, on
peut se dire que cette focalisation sur les
vestiges du passé a quelque chose de logi-
que. Mais elle n’est pas uniquement cir-
constancielle. Depuis plusieurs mois
déjà, mon fils est obnubilé par les dino-
saures, une passion largement partagée
par les enfants de son âge. Dans sa classe,
un autre petit garçon est encore plus calé,
ayant mémorisé les noms compliqués de
plusieurs spécimens disparus. « Ah bon,
tu connais pas le utahraptor? » , m’a-t-il
dit un jour, visiblement estomaqué par
mon ignorance.
Il est clair que, de mon temps, ces
vieux tas d’os ne nous passionnaient pas
autant. Alimentée par les produits de
toute une industrie (livres, films, expos
itinérantes), cette maîtrise d’un domaine
de compétences pointu permet aux en-
fants d’aujourd’hui d’en remontrer aux
adultes, ce qui n’est pas, en soi, une mau-
vaise chose (pourquoi les transferts de
connaissances se feraient-ils à sens uni-
que ?). Nous avons donc décidé de consul-
ter ce spécialiste par texto, adressant à ses
parents une photo des fameux os, ac-
compagnée de ce message : « Bonjour,
j’espère que tout va bien pour vous. Le pro-
fesseur M. a déterré quelques os dans le
jardin de ses arrière-grands-parents et
voulait avoir l’avis du professeur S. S’agit-il
d’os de dinosaure (hypothèse 1) ou de sim-
ples os de poulet (hypothèse 2)? » La ré-
ponse est arrivée quelques minutes plus
tard : « Pas l’ombre d’un doute, ce sont des
os de poulet. Dixit le professeur S. Sympa
de donner de vos nouvelles! »
Epidémique, l’actuelle dinoma-
nia oriente aujourd’hui jusqu’aux aspira-
tions professionnelles de mon plus jeune
fils, lequel ne cesse
de me répéter qu’il
veut être archéo-
logue. Cette petite
confusion entre
l’archéologie (étude
des vestiges maté-
riels des civilisa-
tions disparues) et
la paléontologie
(étude des restes
fossiles des êtres vi-
vants du passé) est
non seulement tou-
chante, mais égale-
ment – à certains
égards – signifiante.
En effet, en raison
des dégâts que
l’homme inflige à
l’environnement, la
possibilité de dispa-
raître en tant que ci-
vilisation se double
aujourd’hui d’une possibilité inédite de
disparaître en tant qu’espèce.
Car si nous sommes « en guerre »
(pour reprendre une expression prési-
dentielle), ce n’est pas seulement contre
le coronavirus, mais également contre le
vivant au sens large, comme en atteste la
litanie des catastrophes qui rythment dé-
sormais le quotidien (mégafeux de forêt,
vagues de chaleur insupportables, dispa-
rition d’espèces). En se focalisant sur les
dinosaures, on peut donc se demander si
les enfants ne tentent pas d’articuler, à
leur manière, une pensée écologique
complexe, dont les subtilités échappe-
raient aux adultes. Une pensée para-
doxale où la puissance et la prédation ca-
ractéristiques de l’anthropocène (repré-
senté par la figure métaphorique du
T. Rex ) rimeraient avec disparition. Où
l’acmé de la maîtrise serait également
son hallali.
« Papa, j’ai encore trouvé un os! » ,
s’est de nouveau écrié mon fils qui, à ce
train, va bientôt « déconfiner » tout un
squelette (de diplodocus ?) des entrailles
de la terre.
Dans sa classe,
un petit garçon
est encore plus
calé que mon
fils. « Ah bon,
tu connais pas
le utahraptor? »,
m’a-t-il dit un
jour, visiblement
estomaqué par
mon ignorance
PARENTOLOGIE
Histoire d’os
Journal d’un parent confiné, semaine II.
Pour Nicolas Santolaria, la passion de son fils
pour les dinosaures résonne
comme un signal lancé à notre espèce
D
es livres, des plantes vertes, des chats,
des canaris (quatre canaris dans ton
quatre-pièces, Yves? !), des affiches et
des tableaux accrochés aux murs, encore des
livres, des cuisines plus ou moins bien ran-
gées, des murs blancs, des rideaux... Avec la
multiplication des échanges vidéo, réunions
professionnelles (« conf call ») ou conversa-
tions entre amis, nombreuses sont les occa-
sions de découvrir les intérieurs de nos sem-
blables les confinés – et de les scruter (c’est
juste pour passer le temps). Face à ces intru-
sions, chacun ses stratégies, de la plus dé-
contractée à la plus scrupuleusement mise en
scène. Ou la plus réactive, comme Géraldine,
enseignante, qui a eu in extremis le réflexe de
fermer la porte de sa cuisine au début d’un
échange avec ses étudiants : « Hors de question
qu’on voie que j’ai entassé des paquets de pâtes. »
Cadre d’une société de production audio-
visuelle et grand habitué du télétravail, Jean-
Patrick, lui, ne laisse rien au hasard. Pour les
réunions : cadrage serré, lumières étudiées,
option fond flou sur la caméra de son ordina-
teur. Pour les rendez-vous informels, change-
ment de décor, il s’installe « en mode speake-
rine » : un bouquet de fleurs sur la table basse
du salon, la cheminée (fermée) en arrière-plan.
Et s’il veille à apparaître avec des vêtements
toujours renouvelés, d’autres ont moins de
scrupules, comme Dominique, assistante, qui
ne recouvre sa salopette que le temps des
échanges par écran avec son employeur.
On se lasse? Patience. Après deux semaines
de fermeture des salons de coiffure, la ten-
dance serait plutôt au : « Ça vous embête si on
reste en mode audio plutôt que vidéo? »
Eric Collier
Intérieurs jour et Toile de fond