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IDÉES
DIMANCHE 29 - LUNDI 30 MARS 2020
Ivan Sainsaulieu
Les infirmières, « ni bonnes,
ni nonnes, ni connes »
Le sociologue décrit les dynamiques de l’engagement du
personnel soignant des hôpitaux, qui font face à l’épidémie
malgré le manque de moyens, entre exigence professionnelle,
ambiance de travail collective et contrainte productiviste
M
algré l’indigence des
autorités, incapables de
fournir à temps des lits et
des masques au lieu de
beaux discours ; malgré la me-
nace de la maladie, et la fatigue
accumulée antérieurement du
fait d’un travail notoirement sous
pression ; malgré les démissions,
le turnover, le manque d’infir-
miers, voire de médecins, les per-
sonnels hospitaliers font face.
Avec notre soutien admiratif.
Ont-ils le choix? Oui et non.
Dans sept enquêtes sur les rela-
tions de travail à l’hôpital, j’ai pu
appréhender les dynamiques de
l’engagement au travail, au cours
de centaines d’entretiens. D’un
côté, c’est leur travail et leur devoir
à la fois, puisque leur travail con-
siste à prendre soin d’autrui soit
directement, pour les soignants,
soit indirectement, au moyen des
supports logistiques, administra-
tifs et techniques. Et, d’un autre
côté, ce n’est pas parce que l’on est
un agent hospitalier qu’on ne
peut pas avoir de faiblesses, vou-
loir parfois se faire tout petit et
laisser passer son tour.
Habitués à prendre sur eux
Les infirmières estiment volon-
tiers que la moitié « seulement »
d’entre elles sont très compéten-
tes. C’est évidemment le discours
de personnels exigeants, qui ne
supportent pas, avec raison, les
négligences, et encore moins la
maltraitance. Mais c’est aussi un
score remarquable : si la moitié
des élèves d’une classe pouvaient
se vanter d’être très bons... D’ordi-
naire, l’engagement des person-
nels ne varie pas seulement selon
la vocation individuelle, mais
aussi selon l’unité considérée,
autrement dit selon l’ambiance
de travail du service. Comme
dans une cité HLM, où la moindre
vitre cassée donne un mauvais si-
gnal, il suffit d’un ou d’une cadre
autoritaire, d’un médecin mégalo
ou d’une paire de soignantes ty-
ranniques pour gâcher l’am-
biance. Les collectifs solidaires
sont plutôt rares. Victimes du
rythme productiviste et d’un ima-
ginaire individualiste, les soi-
gnants sont habitués à prendre
sur eux, voire à jouer au « super-
infirmier », au risque de l’épuise-
ment individuel, plutôt qu’à ta-
bler sur des ressorts collectifs.
D’ailleurs, les collectifs, on ne sait
pas comment les construire, tout
ce que l’on peut faire, c’est éviter
de les détruire.
Cette collaboration au travail or-
dinaire, inégale selon le service,
l’équipe, voire le binôme, ce sont
aussi ces grandes épidémies ex-
traordinaires qui l’animent. Ainsi,
on se souvient encore, dans les
services infectieux, de ce que les
soignants ont nommé « la révo-
lution sida ». Face à l’inconnu et au
danger, on avait besoin de tout le
monde. La hiérarchie, si pré-
gnante d’habitude, s’efface au
profit du coude-à-coude. C’est ba-
nal à dire, ça l’est moins à vivre.
Comme des membres de com-
mandos au clair de lune ou des
« camarades » soudés dans la Ré-
sistance, les membres des services
infectieux furent marqués à vie
par leur expérience de travail soli-
daire. Gageons qu’il en ira de
même après cette catastrophe sa-
nitaire, après le désarroi face à la
mort répétée de patients isolés.
Revoir les salaires
Demain, il faudra certes deman-
der des comptes à « cette adminis-
tration » , comme le disait un mé-
decin, pour qu’elle octroie plus de
moyens. Si le gouvernement peut
à ce point s’émanciper des
contraintes budgétaires pour rai-
son sanitaire, il pourra aussi re-
voir les salaires, quitte à réaména-
ger la dette avec « les marchés »,
« coûte que coûte ». A chacun son
tour de montrer l’exemple... Et ga-
geons que nous serons encore là
pour applaudir les soignants,
écrire aux directions des hôpi-
taux, au ministre de tutelle ou
faire des pétitions en ligne...
Il faudra aussi donner aux per-
sonnels voix au chapitre dans l’or-
ganisation du travail hospitalier.
On ne peut pas compter sur le col-
lectif hospitalier et continuer à le
traiter de haut, au travers de cal-
culs gestionnaires pseudosavants,
selon une logique comptable dont
les sciences sociales ont montré
l’absurdité. La santé est un trop
grand bien pour ne pas être placée
sous le contrôle collectif des pro-
fessionnels, ceux-là mêmes sur
qui l’on table pour sauver des vies.
Si l’on compte sur la mobilisa-
tion des personnels, c’est que ces
derniers connaissent leur tra-
vail : « Ni bonnes, ni nonnes, ni
connes » , disait le slogan des in-
firmières, durant la grande grève
de 1988. Sous leur contrôle, les
services n’auraient sans doute
manqué ni de masques, ni de
produits, ni de blouses : ils
auraient pris les devants, car ils
sont les premiers concernés. Qui
d’autre que ceux qui l’appliquent
au risque de leur vie peut savoir
apprécier la qualité de soins? Qui
d’autre doit la contrôler? La qua-
lité de soins ne peut pas n’être
qu’un prétexte punitif, invoqué
pour fermer un établissement.
Elle doit se renforcer, à l’instiga-
tion du collectif des personnels
hospitaliers, pour le bien de la
santé et pour développer la soli-
darité dans les rapports de tra-
vail quotidiens.p
Ivan Sainsaulieu est
professeur de sociologie
à l’université de Lille,
chercheur au Centre
lillois d’études
et de recherches sociologiques
et économiques (Clersé)
Johanna Dagorn et Corinne Luxembourg
Le surgissement des travailleurs invisibles
La sociologue et la géographe observent
que l’épidémie de Covid-19 révèle les inégalités
d’occupation de l’espace et du temps
selon le genre, l’origine et le niveau social
L’
épidémie de Covid-19 permet de
lire plusieurs façons d’être dans
l’espace public. Les déplace-
ments, on le sait, sont régulés
par une répartition sexuée, ra-
cisée et hiérarchisée du travail.
Les emplois d’entretien, mal rémunérés,
sont à temps partiel, tôt le matin et en fin
de journée ; ceux des commerces de
grandes surfaces, caissières et vigiles, à
temps tout aussi partiel et aussi mal
payés, commencent un peu plus tard le
matin, mais s’allongent au fur et à me-
sure que la ville ne veut plus dormir. Ces
gens-là viennent des périphéries pour
travailler dans des centres urbains où les
logements leur sont financièrement
inaccessibles. Quotidien partagé par les
personnels soignants, les éboueurs, et
tant d’autres aux horaires décalés.
Quotidiens désormais partagés, par-
fois sans transports en commun, dans
les espaces de circulation, les espaces pu-
blics où l’on ne fait que passer, dans une
chorégraphie collective des évitements
mesurés, avant de rentrer chez soi, cour-
ses faites ou travail accompli, dans un
habitat variable selon son espace, son
confort, son aménagement.
L’assignation à résidence peut revêtir
diverses formes selon le niveau de vie :
cocon familial confortable où l’ameu-
blement et l’espace privilégient des
loisirs confinés et aérés pouvant paraî-
tre récréatifs au gré du temps ; ou appar-
tement exigu dans lequel les rési-
dents se sentent pris au piège dans un
espace-temps assigné.
Il ne s’agit pas ici de traiter des condi-
tions variables de confinement, mais
des personnes les plus exposées face au
virus : celles qui contribuent à soigner les
populations affectées et à permettre aux
personnes confinées et/ou en télétravail
d’obtenir l’« essentiel ». Car le confine-
ment s’opère ici selon des normes éco-
nomiques, plus que genrées. Aller dans
l’espace public en raison de ces emplois
que l’on a repérés comme « essentiels »
- les livraisons de nourriture à domicile,
le courrier, le nettoyage de la voirie, la
surveillance et l’accueil en caisse des
magasins, plus le personnel soignant,
applaudi chaque soir car jugé comme hé-
roïque, mais toujours aussi mal rému-
néré –, c’est en réalité être contraint d’y
circuler et non d’y déambuler.
Régulation sociale
C’est le cœur de la question posée par le
coronavirus : notre système inégali-
taire tend à l’équilibre grâce à des « ré-
gulations » empreintes de libéralisme,
telles que l’ubérisation des services au
bénéfice des classes moyennes et supé-
rieures, où les prestataires sont invi-
sibilisés. Avec cette pandémie, ces per-
sonnes précaires, méprisées, devien-
nent indispensables à la régulation
sociale. Ainsi sont réquisitionnés les sa-
lariés – majoritairement des femmes –
travaillant dans les Ehpad, les hôpitaux,
et aux caisses des supermarchés, les
ouvriers et les ouvrières travaillant à
tous les maillons de la chaîne de l’in-
dustrie agroalimentaire, aux services
de voirie, d’assainissement, de ramas-
sage et de traitement des déchets, et les
vigiles – hommes majoritairement
issus des minorités visibles. Les intérêts
particuliers des uns, qui ne veulent pas
prendre de risques – ruée sur les pâtes
dans les supermarchés, recours à la li-
vraison à domicile –, exposent les
autres – celles et ceux qui travaillent
dans le care ou dans les métiers de
production, contraints de s’exposer à la
maladie pour des raisons collectives.
Nous applaudissons chaque soir le per-
sonnel soignant car il nous sauve indivi-
duellement. Si ce « nous » était collectif
et empathique, nous applaudirions aussi
toutes celles et ceux qui s’exposent au
risque : l’éboueur, le livreur de nourri-
ture, tenu d’enchaîner les courses pour
survivre en raison de la précarité de son
statut. Ce livreur, souvent racisé, visible
lorsqu’il s’agit de contrôles sécuritaires
au faciès, devient soudainement invisi-
ble dès lors qu’il est exposé aux acci-
dents, au froid, à la pluie et maintenant à
la maladie pour que nous puissions nous
restaurer sans risque. Or, ils ne sont pas
applaudis. La mise en danger des person-
nes exposées n’est pas ici remise en
question, car la régulation sociale par le
marché est prépondérante.
Métiers privilégiant l’humain
Jusque-là, ces métiers étaient jugés
comme mineurs en comparaison avec la
finance, vue comme centrale. Or, celle-ci,
en chute constante, ne nous est plus
d’aucune utilité sociale face au virus.
Peut-être se rend-on compte de la place
centrale de ces métiers privilégiant l’hu-
main, pas seulement d’un point de vue
sanitaire et hygiéniste, mais collectif et
social. Ou est-ce seulement la découverte
par les classes sociales dominantes que,
sans leurs domestiques, la maison ne se
tenait pas propre « par enchantement »?
Le « choix » du lieu de confinement en
dit long sur notre appartenance de classe,
tout comme l’usage de la résidence se-
condaire ou de ce temps (forcé) de loi-
sirs, tel que décrit par Pierre Bourdieu.
Investir des espaces publics autres que
ceux de la quotidienneté parce que la
perception des lieux fréquentés en va-
cances en fait des lieux hors de tout ris-
que, un entre-soi hors société, hors du
souci d’un intérêt général, nous inter-
roge : qui risque sa vie, sa santé, s’expose
à la maladie dans l’intérêt collectif... ou
dans l’intérêt de certains?
Les premiers jours, à l’annonce immi-
nente des mesures de confinement, les
citadins aisés se sont rués sur leurs rési-
dences secondaires quand ils en étaient
propriétaires ou sur les locations de vil-
las, actuellement saturées. Ils y ont vécu
comme en villégiature, profitant des pla-
ges, du marché pour s’y rencontrer. Jus-
qu’à ce qu’on leur rappelle la nécessité
sanitaire des mesures de distanciation
non pas sociale, mais physique. Pour
cette raison, à Arcachon et ailleurs sur le
littoral, c’est pour la première fois aux
plus fortunés que la gare et les plages
sont interdites, quand ces mesures d’in-
hospitalité sont d’habitude réservées à
de bien plus pauvres, jugés indésirables,
et aujourd’hui bien en peine de trouver
un lieu de confinement.p
Johanna Dagorn est chercheuse
en sociologie au Laboratoire cultures,
éducation, sociétés (Laces, université
de Bordeaux)
Corinne Luxembourg est
enseignante-chercheuse en géographie
à l’Ecole nationale supérieure
d’architecture de Paris-La Villette
TOUS INÉGAUX FACE AU CORONAVIRUS
Caissières, livreurs, infirmières, précaires, télétravailleurs :
comment l’épidémie révèle les « imaginaires
sociaux » attachés aux métiers et aux professions
LES INTÉRÊTS
PARTICULIERS
DES UNS, QUI
NE VEULENT PAS
PRENDRE DE RISQUES,
EXPOSENT
LES AUTRES
ON NE PEUT PAS
COMPTER SUR
LE COLLECTIF
HOSPITALIER ET
CONTINUER À LE
TRAITER DE HAUT,
AVEC DES CALCULS
GESTIONNAIRES
PSEUDOSAVANTS