DIMANCHE 29 - LUNDI 30 MARS 2020 idées| 29
NE PAS RELEVER LES
MINIMA SOCIAUX
ET NE PAS ÉTENDRE
LA COUVERTURE
CHÔMAGE
N’EST PAS UNE
OMISSION, C’EST
UNE STRATÉGIE
Michaël Zemmour
Le pouvoir ignore
les plus fragiles
L’économiste constate que la politique
de soutien aux entreprises et aux salariés
met de côté les chômeurs, les bénéficiaires
des minima sociaux et les précaires
L
a France bénéficie d’un
atout sérieux pour faire en
sorte que la crise sanitaire
et économique qui com-
mence ne soit pas immédiate-
ment amplifiée par une crise so-
ciale majeure. Une partie signifi-
cative du revenu des ménages
(retraite, chômage, congé mala-
die, allocations familiales, RSA...)
n’est pas strictement dépendante
des soubresauts de l’économie.
De plus, dès les premières heures
de la crise, le gouvernement a an-
noncé des mesures volontaristes
qui devraient permettre, à court
terme, de protéger une grande
partie du revenu d’une large frac-
tion des salariés du privé en em-
ploi stable. Les traitements des
agents publics fonctionnaires ou
sous contrat sont également
maintenus. Ces mesures, si et seu-
lement si elles sont correctement
et rapidement mises en œuvre,
pourraient protéger les revenus
d’un grand nombre de ménages.
Mais pas tous, loin de là. Car le
gouvernement, qui, à juste titre,
fait la liste des risques écono-
miques par secteur (spectacle,
commerce, agriculture, librai-
rie...) et des réponses qui pour-
raient y être apportées, ignore
jusqu’ici des segments entiers de
la population, particulièrement
exposés aux conséquences im-
médiates de la crise.
En premier lieu, les ménages les
plus modestes, allocataires de
minima sociaux, et en particulier
du RSA. Ces minima sociaux sont
fixés à des montants trop faibles
pour vivre (841 euros de RSA pour
un couple avec enfant, par exem-
ple), dans le but de ne pas « désin-
citer » au travail. Ils sont articulés
à des dispositifs comme la
« prime d’activité », dont le mon-
tant augmente en fonction du
nombre d’heures travaillées dans
le mois. En temps normal, ces
montants très faibles conduisent
les « bénéficiaires » à un travail
quotidien intense pour trouver
des ressources, sous forme de
travail informel, d’échange de
services, ou de quelques heures
d’intérim ou de CDD.
Cette économie, déjà difficile en
temps ordinaire, est incompati-
ble avec le confinement. De plus,
la fermeture des cantines scolai-
res et des marchés augmente la
facture alimentaire. Les ménages
concernés (1,8 million de foyers
au RSA en 2019) vont voir s’aggra-
ver leurs difficultés financières
pour s’approvisionner, payer leur
loyer, se soigner, et rester confi-
nés dans des logements inadap-
tés à la situation.
Annonces éparses
En second lieu, il y a tous les mé-
nages qui ne sont pas ou mal cou-
verts par la protection sociale. Un
chômeur sur deux n’a pas assez
de « droits » pour être indemnisé.
C’est notamment le cas des
autoentrepreneurs, dont le nom-
bre a considérablement aug-
menté dans la dernière décennie,
qui ne sont quasiment pas cou-
verts. Parmi ceux-ci, les jeunes de
moins de 25 ans n’ont même pas
accès au RSA. Côté emploi, il y a
toutes celles et ceux dont les em-
plois ne sont pas protégés par les
mesures de chômage partiel : les
intérimaires, les personnes en fin
de CDD, les intermittents ou en-
core les pigistes ont déjà très
massivement perdu leur emploi.
Leurs revenus risquent de décro-
cher fortement.
Un relèvement exceptionnel et
inconditionnel des minima so-
ciaux, une extension des garan-
ties de l’assurance-chômage et
un relèvement exceptionnel de
son montant seraient technique-
ment simples à mettre en œuvre
et seraient un pendant logique
aux mesures décidées pour le
reste de la population. Mais, pour
l’heure, le gouvernement n’a fait
que quelques annonces éparses :
il a évoqué un versement des mi-
nima sociaux anticipé de... deux
jours en avril ; les chômeurs en
fin de droits verront leurs droits
maintenus en avril ; pour les in-
dépendants, un versement de
1 500 euros est prévu, mais limité
à ceux qui peuvent justifier
d’une baisse d’activité de plus de
70 % par rapport à mars 2019. Ces
réponses ne sont clairement pas
à la hauteur.
On peut avancer deux explica-
tions possibles à cet « oubli » de
millions de ménages.
La première est que l’imagi-
naire social du gouvernement est
biaisé au point qu’il est capable
d’envisager les difficultés écono-
miques des entreprises et de
leurs dirigeants, d’encourager à la
suspension du paiement des
loyers des entreprises, de deman-
der (poliment) aux actionnaires
une « modération » dans le verse-
ment des dividendes, mais qu’il
ne se rend tout simplement pas
spontanément compte de l’expo-
sition des ménages modestes à la
crise présente.
La seconde explication, encore
plus inquiétante, est suggérée par
les importantes mesures de déré-
gulation du droit du travail con-
tenues dans le plan d’urgence sa-
nitaire pris par ordonnances.
Pour gérer la crise économique et
en sortir, le gouvernement orga-
nise, de fait, dès aujourd’hui un
« choc d’offre », permettant un
ajustement des salaires à la
baisse. Sous cet angle, ne pas rele-
ver les minima sociaux et ne pas
étendre la couverture chômage
n’est pas une omission ; faire rou-
ler les livreurs à vélo coûte que
coûte n’est pas un oubli, mais une
stratégie. Elle permet de mettre à
disposition des entreprises et des
ménages aisés une main-d’œuvre
bon marché, pendant le confine-
ment et en sortie de crise. Cette
stratégie n’ignore pas l’absence
de protection sociale et au travail
d’une partie de la population,
elle en a besoin.p
Michaël Zemmour est
économiste au Centre
d’économie de la Sorbonne/
CES-Université-Paris-I et au
Laboratoire interdisciplinaire
d’évaluation des politiques
publiques (Sciences Po)
Gilles Dowek La vie rêvée des télétravailleurs
Pour le chercheur, le recours
massif aux outils numériques
pour faire face au confinement
ne concerne qu’une partie de
la population et ne compense
qu’imparfaitement la présence
physique sur le lieu de travail
L
e Covid-19 n’est sans doute pas une épi-
démie majeure, comparé au choléra
(100 000 morts par an) ou au sida (un
million de morts par an). Mais c’est
une épidémie exceptionnelle par les mesu-
res de prévention qu’elle suscite, tel le confi-
nement de plusieurs milliards de person-
nes, qui illustre cette formidable capacité de
l’être humain – Homo technologicus depuis
3,3 millions d’années – à s’adapter rapide-
ment à une situation nouvelle.
En ce temps de confinement, les objets
informatiques sont ainsi, à nouveau, à la fois
la pire et la meilleure des choses. La pire,
quand ils permettent de surveiller les mouve-
ments des malades à travers ceux de leurs
téléphones mobiles. La meilleure, quand ils
nous permettent de rester en contact avec nos
familles, nos amis et nos environnements
professionnels. Se confiner sans aucune
communication avec les autres serait inhu-
main et sans doute impossible.
Ainsi, le confinement n’est pas, pour la plu-
part d’entre nous, un moment où, miracu-
leusement libérés de toute obligation, nous
pourrions retrouver « le sens de l’essentiel ».
C’est un moment où nous cherchons à faire
face à nos responsabilités professionnelles
d’une manière nouvelle, notamment par le
télétravail. Ce télétravail n’est certes pas nou-
veau, mais le confinement actuel nous mène
à l’expérimenter, pour la première fois, à
grande échelle et nous permet d’évaluer la
robustesse de nos discours à son propos,
quand ils sont confrontés à la réalité.
Ces discours reposent sur l’observation que
nous brassons désormais beaucoup plus d’in-
formation que de matière : il y a aujourd’hui
beaucoup plus d’avocats ou d’enseignants
que de paysans ou de mineurs. Or ce travail de
l’information peut s’effectuer n’importe où.
Un enseignant peut corriger ses copies au
café, une avocate y rédiger sa plaidoirie, alors
que le mineur ne peut travailler que dans une
mine. Ainsi, le travail de l’information rem-
plaçant peu à peu celui de la matière, le lien
historique entre les concepts de travail et
d’espace se défait : nous n’avons plus besoin
d’espace de travail.
Echanges de messages et asynchronie
Pour l’essentiel, ce discours semble résister à
l’épreuve de la réalité : depuis deux semai-
nes, des millions de personnes rendent des
services, produisent des contenus, organi-
sent des réunions, des cours, etc. depuis chez
elles. Mais ce passage du télétravail occasion-
nel au télétravail généralisé en fait apparaî-
tre certaines limites.
Tout d’abord, si beaucoup d’entre nous sont
des travailleurs de l’immatériel, il reste aussi
un nombre non négligeable de travailleurs du
matériel, qui ne peuvent pas télétravailler : un
architecte peut rester chez lui pour concevoir
un bâtiment sur son ordinateur mais, à un
moment donné, un maçon devra le cons-
truire. L’importance sociale de métiers na-
guère invisibilisés – cantonnier, déménageur,
etc. – est frappante. Nous prenons aussi cons-
cience que l’automatisation du travail des
caissières ou des conducteurs de métro a cer-
tes débuté, mais qu’elle est loin d’être achevée.
Il apparaît aussi que l’évolution des métiers
n’a rompu le lien entre travail et espace que
partiellement : avec son ordinateur, l’avocate
peut certes rédiger sa plaidoirie sur son
canapé, mais le procès ne peut avoir lieu qu’au
tribunal. De même, de nombreuses petites
questions naguère résolues par une interac-
tion orale de quelques minutes se résolvent
désormais par un échange de nombreux mes-
sages dont l’écriture demande un effort que
l’asynchronie de ce mode de communication
distend déraisonnablement.
Cela nous rappelle aussi que notre présence
physique dans leur environnement immédiat
nous permet d’exiger des autres un peu d’at-
tention. Enfin, la préparation d’un cours en
ligne demande un effort bien supérieur à celle
d’un cours en amphithéâtre, où les contraintes
du temps réel nous évitent de remettre notre
ouvrage cent fois sur le métier.
Nous prenons aussi conscience de la faible
qualité des objets informatiques que nous uti-
lisons. Certaines salles de téléréunion doivent
utiliser plusieurs haut-parleurs pour provo-
quer la sensation qu’une voix vient d’un
endroit particulier, ce qui permet, comme
dans une salle de réunion ordinaire, d’identi-
fier son interlocuteur par sa localisation. Ce
n’est pas le cas de nos tablettes et smart-
phones... Enfin, nos espaces domestiques ne
sont pas organisés, compartimentés, insonori-
sés pour favoriser la concentration.
Il est certain que, ce confinement terminé,
nous tirerons davantage de conclusions de
cette expérimentation à grande échelle. Il est
possible que, l’habitude prise, le télétravail oc-
casionnel devienne plus fréquent. Mais il est
surtout probable que nous retrouvions, au
moins en partie, les joies de la vie de bureau.p
Gilles Dowek est chercheur à l’Inria,
enseignant à l’Ecole normale
de Paris-Saclay et membre du Comité
national pilote d’éthique du numérique
Les « coronabonds »,
fausse bonne idée?
L A C H RO N I QU E
D E PATRICK ARTUS
L
a crise du coronavirus va conduire
la zone euro en récession en 2020.
Il est aujourd’hui difficile de pré-
voir ce que sera le taux de crois-
sance, mais on peut l’évaluer entre – 2 %
et – 5 %. Tous les pays de la zone vont
devoir mener des politiques budgétai-
res expansionnistes, avec un objectif clair : éviter les faillites
des entreprises, en repoussant ou en annulant les impôts, en
prenant en charge une partie des salaires, éventuellement en
recapitalisant des entreprises en grande difficulté.
On peut estimer, à ce stade, que les déficits publics des Etats
seront accrus de 2 à 3 points de PIB, la Commission européenne
ayant d’ailleurs suspendu les règles budgétaires de l’Union.
L’Allemagne aurait ainsi un déficit public de 2 % à 3 % du
produit intérieur brut (PIB), la France, l’Espagne et l’Italie de 4 à
5 points. Mais si la crise est plus longue et plus sévère que ce qui
est aujourd’hui anticipé, ces déficits seront encore plus élevés.
Cette perspective risque de conduire de nouveau à une crise
des dettes publiques des pays les plus fragiles, comme en 2010.
Et effectivement, dès que cette hausse forte des déficits publics
a été anticipée, les taux d’intérêt à long terme sur la dette publi-
que de l’Italie sont passés de 1 % à presque 3 %, et ceux de la
Grèce de 1 % à presque 5 %.
Après quelques hésitations, la réponse a été monétaire : le
17 mars, la Banque centrale européenne (BCE) a annoncé qu’elle
créait un nouveau programme d’achat d’obligations d’un mon-
tant maximum de 750 milliards d’euros, et qu’elle pourrait
acheter spécifiquement les dettes publiques des pays en dif-
ficulté – alors que son programme antérieur de facilitation de
liquidités ( quantitative easing ) lui imposait d’acheter les dettes
de tous les pays selon des pondérations correspondant à leur
poids dans le capital de la BCE. Cette décision a immédiatement
fait baisser fortement les taux d’intérêt des pays périphériques
(celui de l’Italie est revenu vers 1,5 %).
Cette réaction de la BCE peut être qualifiée de « solidarité mo-
nétaire », puisque les pays européens ont accepté que l’insti-
tution de Francfort monétise spécifiquement certaines det-
tes publiques.
Mutualisation des déficits publics
Mais de nombreuses voix se sont élevées pour proposer une
autre solution : la mutualisation des déficits publics supplé-
mentaires mis en place par les pays de la zone euro, qui seraient
financés par l’émission d’une obligation émise conjointement
par tous les pays de la zone euro ou par le Mécanisme européen
de stabilité, qui se finance déjà à travers des émissions par des
pays en difficulté d’obligations garanties. Il s’agirait donc
d’émettre un « eurobond » (« obligation européenne », le pre-
mier ministre italien, Giuseppe Conte, a parlé d’un « corona-
bond » ), et ce projet a été soutenu par la chancelière allemande,
Angela Merkel, ce qui a étonné, étant donné la réticence passée
de Berlin à l’égard du concept d’eurobond.
Il est vrai que le « coronabond » paraît être une bonne idée.
Prise dans son ensemble, la zone euro est budgétairement solva-
ble : le taux d’endettement public diminue, le déficit public de-
vrait être en 2020 à peine supérieur à 1 % du PIB. On peut donc
penser que sa capacité d’accroissement du déficit public est
importante. Par ailleurs, dans un environnement mondial d’ex-
cès de demande pour les dettes souveraines, un marché des
eurobonds apporterait une nouvelle offre de dette publique sans
risque. Enfin, bien sûr, l’émission d’eurobonds afficherait que
les pays de la zone euro sont solidaires, et pas seulement au tra-
vers des interventions de la BCE.
Mais cela ne peut faire oublier que,
au niveau de chaque pays, il en est
dont la solvabilité budgétaire n’est
pas assurée (France, Italie) et d’autres
- ou les mêmes – dont le taux d’en-
dettement public est très élevé
(France, Italie, Espagne, Portugal,
Grèce, Belgique).
Il convient aussi de noter que,
avant l’intervention de la BCE, l’anti-
cipation des déficits publics avait
conduit à une hausse des taux d’in-
térêt à long terme, non seulement
des pays périphériques de la zone
euro, mais aussi des pays du cœur
de cette zone. Le taux d’intérêt à dix
ans de l’Allemagne a augmenté de 60 points de base, celui de la
France de 80 points de base. Cela signifie que les épargnants et
les investisseurs n’étaient pas prêts à acheter un supplément
important de dette publique, même des pays les plus sûrs et
supposés solides de la zone euro, sans exiger une hausse signi-
ficative des taux d’intérêt.
Le message des marchés est donc que la capacité budgétaire
de la zone euro prise dans son ensemble n’est peut-être pas si
importante que cela, les investisseurs commençant à s’inquié-
ter d’une perte de solvabilité budgétaire globale de tous les
pays de la zone. Il convient donc peut-être de réviser l’idée
selon laquelle la capacité d’émission d’une dette mutualisée
de la zone euro, en plus des dettes de chaque pays individuel-
lement, est très grande.
Si cela est vrai, la seule solution est celle qui a été retenue, c’est-
à-dire la mutualisation des déficits publics supplémentaires par
la BCE. Il faut alors s’interroger sur une autre conséquence à cela :
quelle peut être la limite de la taille du bilan de la BCE et de la
quantité de monnaie offerte? Car, si la BCE monétise des déficits
publics très importants, il faut que la demande de monnaie suive
l’offre de monnaie, c’est-à-dire que les agents économiques
acceptent de détenir beaucoup plus de monnaie et n’essayent
pas de s’en débarrasser en achetant des actifs refuges (or, immo-
bilier), ce qui déclencherait alors une crise de « fuite devant la
monnaie » lourde de dangers...p
LA CAPACITÉ
BUDGÉTAIRE DE
LA ZONE EURO
PRISE DANS SON
ENSEMBLE N’EST
PEUT-ÊTRE PAS
SI IMPORTANTE
QUE CELA
Patrick Artus est
chef économiste de
la banque Natixis