4 u Libération Mercredi^25 Mars 2020
«I
l y a extrêmement peu de
cas où le droit de retrait
est justifié», déclarait
le 8 mars, la ministre du Travail
Muriel Pénicaud, alors que la
crise sanitaire du Covid-19 n’en
était qu’à ses balbutiements.
Deux semaines plus tard, nom-
breux sont les salariés, inquiets
pour leur santé, qui ont fait le
choix de s’éloigner de leurs postes
de travail. Ou ont menacé de le
faire, face à des mesures de pro-
tection jugées insuffisantes. Le
dispositif qui affole certaines en-
treprises permet à un salarié de se
protéger lorsqu’il a «raisonnable-
ment le sentiment d’être exposé à
une situation présentant un dan-
ger grave et imminent». Une son-
nette d’alarme, en quelque sorte,
dont il appartient aux juges, et
non à une ministre, de trancher
s’il est bien fondé d’y recourir, et
ce pour chaque situation. Mais
c’est aussi un révélateur des con-
ditions de travail de tous ceux
pour qui le télétravail n’est pas
une solution de repli face au ris-
que de contamination. Avec, par-
fois, à la clé, une amélioration de
leur sort. Entre craintes et incom-
préhension de devoir continuer
à travailler, alors que le confine-
ment se durcit, quatre salariés té-
moignent.
«La direction
nous a dit que c’était
illégal...»
David, 35 ans, facteur
(Moirans)
«Depuis jeudi dernier, j’ai fait va-
loir mon droit de retrait parce que
mon métier est complètement in-
compatible avec les mesures pré-
conisées. En tant que facteur, on
multiplie les déplacements, je
travaille dans une structure où on
est une centaine à se côtoyer, on
ne respecte pas les gestes barriè-
res, ne serait-ce qu’en triant les
lettres qui passent de mains en
mains. Au début de la semaine
dernière, il n’y avait aucune me-
sure prise, ni de matériel de pro-
tection. Mardi, un collègue a été
testé positif au Covid-19, ce qui a
entraîné un mouvement de re-
trait spontané d’une trentaine de
Trop peu protégés,
de nombreux salariés
pour qui le télétravail
n’est pas possible ont
envisagé de s’éloigner
de leur poste ou sauté
le pas malgré les
réticences de leurs
employeurs.
Quatre d’entre eux
témoignent.
collègues. Nous sommes deux à
l’avoir poursuivi, la direction
nous a dit que c’était illégal. Mais
quand elle a placé l’équipe du col-
lègue positif en quatorzaine, il y
a eu quatre nouveaux cas sus-
pects... Le CHSCT [en fait le CSE,
ndlr] a finalement fait valoir une
mise en demeure de désinfection
du centre. Pendant quatorze
jours, le centre est fermé et il n’y
a plus de courrier. La direction a
été forcée par les événements
mais je suis plutôt dubitatif sur ce
qu’il va se passer ensuite : j’ima-
gine qu’ils vont rouvrir, mais
est-ce qu’on va repartir comme
avant, sans consignes ?»
«Les gens des bureaux,
eux, ils sont en
télétravail»
Maggy, 41 ans, préparatrice
de commandes à La Redoute
(Tourcoing)
«Lundi, le travail a repris mais
seulement pour les volontaires
qui auront une prime de 500 eu-
ros bruts. Moi je suis en chômage
technique, je préfère rester confi-
née. Je ne suis pas rassurée car à
la télé on n’entend que “restez
chez vous, n’allez pas voir votre fa-
mille, n’allez même pas à un en-
terrement”, et là, on nous dit de
travailler. Ici, on touche tous les
mêmes articles, d’un poste à l’au-
tre, on va aux mêmes toilettes, on
se retrouve autour de la machine
à café. Maintenant, les collègues
ont des masques et des gants,
mais c’est tout récent. C’est in-
quiétant, on ne sait pas vers quoi
on va.
«Le gouvernement nous parle de
travail indispensable, mais nous
c’est pas de la nourriture qu’on
envoie, c’est des vêtements, c’est
pas vital. Je ne comprends pas...
Un collègue m’a dit : “Nous les pe-
tites mains, les ouvriers, on est les
premiers de tranchées, comme à
la guerre.” Il a raison, on a l’im-
pression que c’est pas bien grave
si on prend des risques, si on l’at-
trape, nous, ce virus. Vendredi,
deux directeurs sont venus mais
ils ne sont pas rentrés. Ils ont
voulu faire la réunion dehors en
nous disant de respecter les dis-
tances de sécurité d’un mètre.
Mais eux, ils étaient au moins à
cinq mètres de nous! On le prend
mal. Les gens des bureaux sont en
télétravail, eux. Je veux bien, éco-
nomiquement pour l’entreprise
ça peut être difficile tout ça, mais
la santé, c’est plus important
non?
«Quand on voit le nombre de
morts chaque jour, ça fait réflé-
chir... J’ai pensé au droit de re-
trait, mais ça me faisait trop peur,
je craignais qu’on m’enlève du sa-
laire. Je vis seule avec trois en-
fants, financièrement c’est pas
jouable. Même si en ce moment
on dépense moins, chaque euro
compte. Heureusement, on a fait
un droit d’alerte la semaine der-
nière avec la CGT, dont je suis dé-
léguée syndicale, et la direction a
compris qu’il ne fallait pas forcer
les gens à venir.»
«Personne ne
s’inquiète de notre
sort»
Bernard (1), 45 ans, employé
dans une agence bancaire
(Bourgogne)
«J’ai exercé mon droit de retrait
mercredi, après un mail à ma di-
rection resté sans réponse. La
veille, l’agence était encore ou-
verte aux clients le matin, il n’y
avait pas de bandes adhésives au
sol pour les distances et on ne
nous a même pas donné de linget-
tes pour désinfecter le matériel,
les écrans tactiles utilisés par tous
les agents. Certains clients vien-
nent avec des masques, mais
nous, on n’en a pas. Et puis le vi-
rus peut se transmettre sur les do-
cuments qui passent de main en
main, non? Je ne me sentais pas
en sécurité. D’autant que le soir,
on rentre dans nos foyers, avec la
peur de contaminer.
«La directrice de l’agence a bien
essayé de dénicher du matériel de
protection, mais elle n’a rien
trouvé dans les pharmacies. Cela
aurait dû s’organiser plus haut.
On a le sentiment que personne
ne s’inquiète de notre sort. Pour-
quoi nos dirigeants ne viennent-
ils pas tenir les permanences des
agences? C’est facile de prendre
des décisions chez soi par Skype
et de nous obliger à venir sans
protection. En plus, au guichet,
les rapports avec les clients se
compliquent et les com-
Le chemin de croix
du droit de retrait
lll Des ouvriers sur un chantier de travaux publics, dans Paris confiné, mardi.
«Pourquoi
nos dirigeants
ne viennent-ils
pas tenir les
permanences
des agences? C’est
facile de prendre
des décisions
chez soi par
Skype et de nous
obliger à venir
sans protection.»
Bernard Employé dans
une agence bancaire
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