Libération - 25.03.2020

(Steven Felgate) #1

6 u Libération Mercredi^25 Mars 2020


D


errière le comptoir de son
­tabac-presse, près de la gare
de Nice, Gaëlle n’a pour pro-
tection que ses gants. «Ce n’est pas
un masque qu’il me faut. J’aurais dû
m’habiller en militaire.» Dans son
commerce, où il y a aussi un coin
PMU-Loto, les clients font mine
d’ignorer la pancarte que Gaëlle et sa
collègue Sefora ont suspendue au-
dessus de la porte d’entrée. «Merci
de respecter les écarts entre vous»,
intime la feuille A4 aux clients.
Le travail des deux Niçoises, ce n’est
plus seulement buralistes. Elles font
beaucoup de pédagogie. Avec quel-
ques cris. «Basta! s’emporte Sefora.
C’est fermé !» Le client passe tout de
même le pas de la porte. «J’appré-
hende leur réaction. J’ai l’impression
que les gens découvrent les choses,
ils font mine d’être surpris, constate-
elle. Certains toussent même sans
mettre la main. Il faut éduquer les
gens. C’est pesant.»

«Ça craint»
Juste en face, dans la file d’attente
du Monoprix, le mètre réglemen-
taire est bien respecté. Mais ça se
bouscule à la sortie. Un attroupe-
ment s’est formé derrière la porte vi-

trée. Agent de sécurité, Lee (1) ­vérifie
les sacs et les tickets de caisse. «On
n’a pas de masque, seulement des
gants. Ça craint, dit-il. Il est impos­-
sible de respecter la distance : les gens
se rapprochent tellement pour me
parler que je sens leur haleine.» Le
soir, dès qu’il rentre chez lui, c’est la-
vage de mains et ­douche obligatoire :
«Je suis un peu inquiet, surtout que
ma compagne est enceinte.»
Vendeuse en boulangerie, Andrea a
peur pour sa santé. «Dans ma tête, je

suis tout le temps malade. Ma mère
m’a expliqué qu’il existe un test. Elle
l’a vu sur Facebook : il faut arrêter de
respirer pendant dix secondes. Si on
a mal à la poitrine ou si on tousse,
c’est qu’on a attrapé le virus. Je le fais
toutes les dix minutes, raconte-t-elle
tout en se rendant compte que son
autodiagnostic est douteux. Et tous
les soirs, je me mets le thermomètre
dans l’oreille.» Andrea est suspendue
à la décision de ses patrons : elle res-
tera confinée chez elle si la boulan-

gerie ferme. En attendant, les ­clients
se ruent dans la boutique. «Je suis
face à des gens de 16 heures à 20 heu-
res. On a une machine pour le paie-
ment, je ne touche pas la monnaie.
C’est déjà ça, dit-elle. On a aussi une
vitre, mais les gens se rapprochent.»

«Risques du métier»
La proximité avec les clients, Cyril et
Bernard ne pourront jamais la sup-
primer. Ils sont chauffeurs de taxi.
«Je roule les vitres baissées désor-

mais, raconte Cyril. Ça évite d’être
trop confiné.» Il vient de déposer
des clients à la gare. C’est le moment
pour lui de passer le désinfectant.
Routine indispensable. «Quand
je rentre chez moi je suis seul, c’est
l’avantage d’être ­célibataire, expli-
que-t-il. Mais j’ai un collègue qui
n’ira pas dormir chez lui. Il ne veut
pas contaminer sa petite fille.» Ber-
nard aussi a le produit désinfectant
et le gel dans son taxi. «On est plus
exposés mais ce sont les risques du
métier», se raisonne-t-il.
Dans sa pharmacie, Elisabeth aussi
reste optimiste, malgré les deman-
des répétées de masques (alors que
la rupture de stock est inscrite en
lettres capitales sur la baie vitrée)
et de rallonges d’ordonnances :
«Je reste calme, sereine et de bonne
­humeur. Ça va aller.» La méthode
Coué? «Ça ne se voit pas, mais je
souris sous mon masque.»
Mathilde Frénois
Correspondante à Nice

(1) Le prénom a été changé.

Dans le quartier de la
gare, buralistes, vigiles,
taxis et pharmaciens
tentent de poursuivre leur
activité sans se mettre en
danger, malgré des clients
parfois peu vigilants.

A Nice, samedi. Rita, taxi depuis six ans, continue de travailler. Photo Laurent Carré

I


ls sont caissier de supermarché, buraliste
ou boulanger. Alors que la plupart des sa-
lariés sont confinés, eux sont obligés d’al-
ler au contact de la population bordelaise car
leur activité est jugée indispensable. Et cha-
cun s’accorde pour le dire : l’atmosphère est
très pesante, voire stressante. Dans une supé-
rette de l’hypercentre, Solène reprend son
souffle. Depuis ce matin, elle réapprovi-
sionne sans cesse les rayons. Les clients défi-
lent pour faire des stocks. «J’ai jamais vu ça!
Le magasin est bondé. Ça rend les gens agres-
sifs. On se bat même entre nous pour ne pas
­aller en caisse car on ne veut pas se faire insul-
ter. Tout le monde scrute nos moindres faits

Pour montrer sa bonne foi, elle nous présente
ses mains. Craquelées à force de les passer
sous l’eau et le savon. Mais tous les clients sont
loin d’apprécier : «Les réflexions fusent toute
la journée. Il y a même une fille qui m’a prise en
photo tout à l’heure. Elle m’a promis de garder
la preuve que je n’avais pas de gants pour
­l’envoyer à mon patron et se plaindre. Déjà que
j’angoisse de travailler dans ce climat, alors se
prendre ça en plus, c’est pas facile. Mais je rela-
tivise en pensant au travail dans les milieux
hospitaliers. Ça doit être l’enfer !»

«Dévaliser». A quelques centaines de
­mètres de la supérette, dans un tabac-presse
du centre, il est 15 heures et Camille, 23 ans,
n’a presque eu aucun temps mort depuis
8 heures. La gérante, munie de gants et équi-
pée de plusieurs bouteilles de gel hydro­-
alcoolique, enchaîne les clients. Souvent
masqués. «C’est surréaliste et pas du tout ras­-
surant, alors je respecte scrupuleusement les
gestes barrières. Mais surtout, j’hallucine, les
gens surconsomment tellement. On s’est fait
dévaliser en cigarettes par exemple !» détaille
la jeune femme tout en appliquant du gel sur
ses mains «pour la centième fois de la jour-
née». En ­quatre heures, elle a fait le chiffre
d’affaires d’une journée. A quel prix?
Éva Fonteneau
Correspondante à Bordeaux

et gestes pour voir si on respecte bien les règles
d’hygiène», constate-t-elle. Et en effet, il ne
faut pas attendre longtemps pour assister à
la première scène cocasse. Dans la file d’at-
tente d’une caisse, deux jeunes femmes se dé-
visagent avec hostilité. L’ambiance est élec-
trique. La première reproche à la seconde de
ne pas suffisamment garder ses distances.
Le ton monte. Un vigile doit intervenir pour
­éviter que la situation ne dégénère. Solène
commente, la voix teintée d’ironie : «En re-
vanche, nous, on est surexposés et tout le
monde s’en fout.»

Monnaie. Dans les rayons de la même supé-
rette, Clément, vendeur de 25 ans, confie
avoir eu des «bouffées d’angoisse» un peu plus
tôt dans la journée. «Je me suis retrouvé blo-
qué entre cinq personnes dans le rayon eau.
Je devais les toucher pour passer, alors j’ai
­paniqué. Je sais que c’est irrationnel comme
comportement, j’aurais juste pu leur deman-
der de se décaler, mais ça rend parano de voir
autant de monde remplir son panier en prévi-
sion d’un confinement !» «Surtout quand c’est

pour ­gagner à peine plus que le smic», raille
son ­collègue Bastien.
Pour Assia, 31 ans, vendeuse en boulangerie,
c’est surtout la manipulation de la monnaie
qui pose problème en ce temps de pandémie.
«Au début, je mettais des gants. Mais je me suis
dit que pour que ça fonctionne vraiment, il fau-
drait que je les change tous les quarts d’heure
au moins. Alors je préfère me laver les mains
tout le temps. Je trouve ça plus hygiénique.»

Dans les commerces bordelais, «on est


surexposés et tout le monde s’en fout»


En Gironde comme ailleurs,
les salariés des commerces
essentiels doivent travailler
et gérer remarques et
comportements agressifs
des clients angoissés.

Témoignages : «C’est la psy-
chose, j’ai peur d’aller bosser !»
Gérante de camion pizza, prépa-
ratrice en pharmacie ou infir-
mière libérale, ces travailleuses
sont toujours à la tâche malgré
l’épidémie. Entre débrouille,
stress et principe de réalité.

LIBÉ.FR

A Nice, «les gens font mine d’être


surpris, il faut les éduquer, c’est pesant»


événement France


«Il y a une fille


qui m’a prise en photo.


Elle m’a promis de


garder la preuve que
je n’avais pas de gants

pour ­l’envoyer à mon


patron et se plaindre.»
Assia vendeuse en boulangerie
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