8 u Libération Mercredi^25 Mars 2020
L
es cours du pétrole ont connu
un tout petit mieux mardi. Les
informations encourageantes
venues de Chine, avec l’allégement
annoncé du confinement à Wuhan,
berceau de l’épidémie de coronavi-
rus, ont fait rebondir les marchés
financiers. Mais cette microsco-
pique remontée du prix du baril, à
environ 28 dollars, rappelle surtout
que le brut a plongé à un bas histo-
rique depuis le début de la crise
mondiale due à la pandémie. Cette
chute est préoccupante pour les plus
grands pays producteurs – Etats-
Unis, Arabie Saoudite et Russie –,
engagés dans une redoutable guerre
des prix. Et elle pourrait être dévas-
tatrice pour les pays arabes aux
économies pétrodépendantes, tirant
l’essentiel de leurs ressources des
hydrocarbures.
Pourquoi ce plongeon?
La chute des prix du pétrole a dé-
buté par la crise du coronavirus,
et le coup de frein inattendu de
l’économie mondiale. Mais elle a
été aggravée par la partie de bras
de fer engagée entre deux poids
lourds, le président russe, Vladimir
Poutine, et le prince saoudien,
Mohammed ben Salmane (MBS),
l’homme fort du royaume. Le cours
du baril de brut tournait encore
autour de 50 dollars début mars,
quand les représentants de Riyad,
chef de file des 14 pays de l’Organi-
sation des pays exportateurs de pé-
trole (Opep), et ceux de Moscou,
menant les 10 exportateurs non
membres de l’organisation, se sont
retrouvés à Vienne. L’épidémie
commençait alors à faire trembler
les marchés. La baisse de la de-
mande en hydrocarbures des plus
gros importateurs asiatiques,
Chine et Corée du Sud en tête,
risquait de faire plonger les cours.
Il fallait donc réduire l’offre sur les
marchés pour l’enrayer.
Mais au lieu de s’entendre pour
moduler la production en fonction
de la demande et maintenir des
prix qui conviennent à tous, l’Ara-
bie Saoudite et la Russie s’affron-
tent. La proposition initiale saou-
dienne, de réduire de 1,5 million de
barils par jour la production quoti-
dienne totale, est rejetée par les
Russes, soucieux de ne pas perdre
des parts de marché face aux pro-
ducteurs de pétrole de schiste amé-
ricains. En réponse, «MBS» décide
la plus importante braderie de brut
depuis vingt ans. Le prix du pétrole
à destination de l’Asie baisse de
6 dollars par baril et de 7 dollars
pour les Etats-Unis. Les cours de
l’or noir s’effondrent de plus
de 30 %.
Le krach pétrolier est alimenté
par la baisse de la demande, du
fait de la quasi-paralysie des trans-
ports internationaux et du ralentis-
sement économique mondial. La
spirale baissière pourrait voir les
prix s’effondrer jusqu’à 10, voire
5 dollars le baril, selon les pré-
visions les plus pessimistes des
cabinets d’expertise internationaux
du secteur.
Quelles conséquences
pour les trois grands
producteurs (Russie,
Arabie Saoudite
et Etats-Unis)?
Après le duel entre Poutine et
Ben Salmane, la partie se joue désor-
mais à trois. Donald Trump s’était
réjoui, dans un premier temps, de
la guerre du pétrole déclarée entre
Riyad et Moscou et de ses effets
sur la baisse des prix du carburant
aux Etats-Unis. Sans réaliser que la
principale victime était l’industrie
pétrolière américaine, ni mesurer
les risques pesant sur les sociétés
exploitant le pétrole de schiste
(moins rentables que le forage «clas-
sique») et sur les banques qui leur
ont fait crédit.
Dans la semaine qui a suivi la déci-
sion de la mégacompagnie saou-
dienne Aramco d’augmenter sa pro-
duction, les entreprises pétrolières
américaines ont enregistré des
pertes en capital de 196 milliards de
dollars (182 milliards d’euros) sur les
marchés, selon l’agence Bloomberg.
Le prix du baril était encore à 33 dol-
lars et depuis qu’il a chuté autour
de 28, les sociétés exploitant le pé-
trole de schiste sont en alerte rouge.
Car le plancher de rentabilité se si-
tue pour elles autour de 36 dollars le
baril. Pour rétablir un niveau de prix
convenable pour son industrie, l’ad-
ministration américaine s’est lancée
dans une intense campagne de
pression diplomatique. Elle s’apprê-
terait à demander à l’Arabie Saou-
dite un retour à la réduction de la
production à 9,7 millions de barils
par jour au lieu des 13 millions an-
noncés par Aramco. Elle menacerait
dans le même temps la Russie d’un
nouvel embargo pétrolier.
Moscou peut-il tenir ce
bras de fer longtemps?
Le budget de l’Etat russe reste dans
le vert avec un baril supérieur
à 42 dollars, selon les chiffres du
FMI, contre 83 dollars pour l’Arabie
Saoudite. Moscou va donc souffrir,
certes, mais moins que Riyad, pense
le Kremlin.
Les groupes pétroliers russes, en
revanche, risquent plus gros
qu’Aramco, dont les coûts de pro-
duction sont parmi les plus faibles
au monde. Alors que la méga-
compagnie saoudienne a perdu
10 % de sa valeur en Bourse en trois
semaines, la russe Rosneft, elle, a
dégringolé de 25 %. «Les Russes
n’avaient pas anticipé une réaction
si rapide et si forte des Saoudiens, ni
l’ampleur de la crise du coronavirus,
estime Tatiana Jean, de l’Institut
français des relations internationa-
les. Moscou fait un pari. Pour tenir,
il mise sur ses réserves de change de
580 milliards de dollars. Paradoxa-
lement, à cause des sanctions occi-
dentales, leur économie dépend
moins de l’extérieur.»
Le ministère des Finances affirme
disposer d’un trésor de guerre con-
sidérable, le Fonds souverain, qui
lui permet de garder la tête hors
de l’eau entre six et dix ans avec
un pétrole durablement installé
à 25-30 dollars le baril. L’économie
russe sortira «renforcée» de la crise,
a même fanfaronné Poutine. Le
cours des hydrocarbures a pourtant
entraîné dans sa chute celui du rou-
ble. Le gouvernement a pour l’ins-
tant réussi à «enrayer la chute en
injectant des millions de dollars»,
explique Tatiana Jean, mais «l’infla-
tion arrivera forcément» : les prix
à la consommation risquent alors de
grimper en flèche. La population
russe pourrait se retrouver à payer
la facture de cette guerre du pétrole.
Quels risques pour les
pays pétrodépendants?
Le pétrole entre 12 à 20 dollars le
baril? Riyad commence sérieuse-
ment à l’envisager. Le premier
exportateur mondial de brut a de-
mandé à ses organes gouvernemen-
Par
Hala kodmani
et célian macé
Décryptage
La pandémie de coronavirus a fait
plonger de façon inédite le cours du baril,
une crise accentuée par la guerre que se
livrent l’Arabie Saoudite, la Russie, mais
aussi les Etats-Unis. Les conséquences
pourraient être désastreuses pour
les pays pétrodépendants.
Vladimir Poutine et l’héritier saoudien Mohammed ben
Virus
et disputes :
jusqu’où
ira la chute
du brut?
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