Les Echos - 25.03.2020

(Sean Pound) #1

Les Echos Mercredi 25 mars 2020 IDEES & DEBATS// 11


LE POINT
DE VUE


de Pascal Canfin


Coronavirus : que fait


l’Union européenne?


L


’Europe traverse une crise sans
précédent qui teste les limites de
notre système, pèse sur la santé
européenne et exige notre solidarité.
L’Europe agit déjà pour protéger la vie
des citoyens et l’économie. Depuis une
semaine, les annonces historiques suc-
cessives prouvent que l’Europe a pris la
mesure de la crise. L’exécutif européen
l’a dit : « Whatever it takes », « tout ce
qu’il faut faire, on le fera ».
Mais qu’a déjà
annoncé l’Europe et que peut-elle faire
de plus?
L’Europe s’est construite par crises. Il
en va de même pour l’Europe de la
santé, qui doit inventer une réponse
coordonnée. Les institutions européen-
nes vont enfin être dotées de pouvoirs
que les E tats leur avaient jusque-là refu-
sés, ne serait-ce que la capacité d’ache-
ter en européen du matériel médical
pour diminuer les coûts, négocier en
européen avec les laboratoires pharma-
ceutiques pour qu’ils apportent les
réponses nécessaires, financer en euro-
péen la recherche d’un vaccin...
Sur le plan économique, trois déci-
sions historiques viennent d’être
annoncées : la suspension du Pacte de
stabilité et de croissance pour permet-
tre aux Etats de prendre les mesures
exceptionnelles q ui s’imposent, l’allége-
ment des règles prudentielles pour
garantir le financement des entreprises
par les banques et l es mesures hors nor-
mes de la BCE.
A situation exceptionnelle, décisions
exceptionnelles. Grâce à l’activation de
la « clause dérogatoire générale » du
Pacte de stabilité, aucun pays ne sera
sanctionné pour non-respect des règles
budgétaires. Jamais nous n’étions allés


garanti aux Etats qui en auraient
besoin. Le fait d’annoncer le recours à
un tel outil calmera les tentatives de
spéculation contre les dettes publiques,
comme celle de l’Italie.
Mais le MES demeure un mécanisme
intergouvernemental. L’argent est levé
par les Etats, mis en commun, puis dis-
tribué aux Etats. La réponse à cette crise
qui touche tous les Européens doit pas-
ser par la création d’une capacité de
financement strictement européenne.
Je propose, avec les eurodéputés de la
majorité présidentielle, de donner à la
Commission la possibilité d’émettre des
Unity and Recovery Bonds qui finance-
ront la relance de l’économie euro-
péenne une fois le pic de la crise sanitaire
passé. Ces obligations européennes
financeront un plan de relance verte
européenne, capable d’accélérer la sor-
tie de crise économique et la réponse à la
crise climatique. Celle-ci n’a pas disparu
et redeviendra une priorité absolue
après le Covid-19. L’argent pourrait être
dépensé là où il sera le plus utile au pas-
sage à une économie neutre en carbone,
sans se demander à la décimale près ce
qui va dans tel ou tel Etat, comme lors
des dernières négociations budgétaires
européennes, enlisées dans l’addition
des égoïsmes nationaux.
En une semaine, l’Europe a su pren-
dre des décisions historiques qui sont à
saluer. Elle peut en faire plus et sortir
grandie et plus forte de la crise sans pré-
cédent que nous connaissons. Sur ce
front-là aussi, les prochaines semaines
seront décisives.

Pa scal Canfin est député européen
(Renew Europe)

aussi loin. En une semaine, c’est un
accord inédit qui a été trouvé.
Ensuite, les instances de régulation
bancaire européennes ont annoncé un
assouplissement temporaire des mesu-
res prudentielles. Les banques com-
merciales pourront poursuivre leur
rôle de financement de l’économie,
notamment des entreprises mises en
difficulté passagère par la crise, en pre-
nant d e fait plus de risques, t out en étant
garanties par l’Etat.

Enfin, l a BCE a annoncé 750 milliards
d’euros supplémentaires de rachat de
dettes publiques et privées, portant à
plus de 1.000 milliards s es interventions
en 2020. Cette mesure historique per-
mettra de financer, sans risque spécula-
tif et à bas coût pour les Etats, les émis-
sions de dettes nécessaires au
fonctionnement de l’économie de
guerre contre le Covid-19.
Que pouvons-nous faire de plus?
Si nécessaire, le Mécanisme euro-
péen de stabilité doit être mobilisé, il
permettrait de renforcer le « bazooka »
européen en apportant un financement

En une semaine,
l’Europe a su prendre
des décisions
historiques.

La réponse à cette crise
doit passer par
la création d’une
capacité de financement
strictement européenne.

Un plan de guerre


pour éviter un boom


du chômage


F


ace au nombre de décès, il peut
paraître inapproprié, presque
impudique, d'interroger les con-
séquences économiques du coronavi-
rus. Et pourtant, on l’entraperçoit : les
mesures qui faciliteront la sortie de
crise sanitaire sont celles qui précipite-
ront l'entrée dans une crise économi-
que. Au moment où le virus sera v aincu,
il infectera notre économie.
Les gouvernements ont réagi vite. Ils
ont utilisé tous les outils permis par la
loi, s ouvent reçus en héritage de l'éclate-
ment de la bulle financière de 2008 et
des crises des dettes souveraines de



  1. Il serait malvenu de critiquer la
    mise en place du chômage partiel, ou
    l'ouverture des vannes du crédit pour
    les PME. Tout cela est utile, mais soyons
    lucides : les outils hérités des crises pas-
    sées ne sauraient suffire et devront être
    complétés.
    Car cette crise est beaucoup plus vio-
    lente que celle de 2008. Au p lus fort de la
    crise financière de 2008, 10 % de la
    population active avait été frappée par
    le chômage. Cette année, avant la fin du
    mois de mars, plus de la moitié des
    actifs en Europe continentale se retrou-
    veront sans activité.
    Il faudra le reconnaître et jeter au feu
    nos petits manuels de gestion de crise.
    Ce choc totalement inédit appelle une
    réponse extraordinaire, une remise à
    plat de nos certitudes, un « reset ».
    Notre guerre d'un nouveau genre con-
    tre le coronavirus montre ainsi les
    failles de notre système de protection
    sociale, démuni face aux pandémies.
    Enclencher le chômage partiel fut le


réflexe – bienvenu – des gouvernements
pour éviter les plans de licenciement.
Les leçons de 2008 ont été tirées, le
choc sur la demande des ménages s’en
trouvera atténué. Mais que dire aux
millions de micro-entrepreneurs,
d’indépendants, de travailleurs des pla-
teformes qui ne bénéficient pas du chô-
mage partiel? L’Etat devrait assumer
une « révolution » et étendre le disposi-
tif de chômage partiel aux non-salariés,
sous la forme d’une assurance perte de
revenus universelle. Si le revenu annuel
d’un microentrepreneur était de
11.300 euros en 2018, ce mécanisme
d’urgence, valable un trimestre, pour-
rait coûter 6 milliards.
La France éviterait une brutale
hausse de la précarité et un impact
désastreux sur la demande des ména-
ges. E n échange d e cette intervention de
l’Etat, les plateformes numériques
devront prendre leurs responsabilités,
par exemple e n ouvrant l eur capital aux
« contributeurs non-salariés », ces tra-
vailleurs qui contribuent à la richesse
de la nouvelle économie, mais qui ne
perçoivent en retour aucune rémuné-
ration en capital.

Un dispositif de soutien massif
At ténuer à tout p rix le choc de demande
qui nous menace, tant pour les ména-
ges que pour les entreprises. Si l’on se
considère en guerre, on accepte des
déficits de guerre : sans aller jusqu’aux
12 % à 20 % du PIB pour les Etats-Unis
lors de la Seconde Guerre mondiale, il
faudra se préparer à des niveaux
d’intervention étatiques rarement éga-

lés. L’Etat pourrait déclencher dès à pré-
sent u n dispositif d e soutien massif, iné-
dit, universel, en devenant payeur de
dernier ressort pour toutes les dépen-
ses incompressibles des entreprises,
que sont les loyers, les coûts d'infras-
tructure de télétravail (serveurs, data
centers), les cotisations sociales.

A une seule condition : ne licencier
personne. Ce principe du payeur de d er-
nier ressort permettrait de préparer un
rebond massif à l'été e t d’éviter de repro-
duire les erreurs de 2008, avec ces
grands « bail-out », ces sauvetages au
cas par cas de grandes entreprises, coû-
teux p our les finances publiques et inef-
ficaces économiquement. Les confinés
d’aujourd’hui ne sauraient être les chô-
meurs de demain, et les contribuables,
sauveurs des faillites d’après-demain.

Nicolas Brien est maître
de conférences à Sciences Po
et à l'Institut des hautes études
internationales et politiques.
Il est aussi directeur général
de France Digitale.

L’ Etat devrait assumer
une « révolution »
et étendre le dispositif
de chômage partiel
aux non-salariés,
sous la forme
d’une assurance perte
de revenu universelle.

pendants, pourtant à l’avant-garde des évo-
lutions du monde du travail, se trouvent
injustement délaissés ; un revenu universel
aurait établi d’emblée, sans même avoir à
prendre la moindre mesure d’exception, une
situation de résilience équitable.
De même, la notion de « besoin de base »,
sur laquelle tant de polémiques ont fleuri,
devient on ne peut plus tangible. Chacun sait
qu’on a besoin de pâtes, mais pas d’une nou-
velle paire de baskets ; besoin d’électricité,
mais pas d’images en haute résolution
(Thierry Breton a ainsi demandé aux plate-
formes de réduire la qualité du streaming
pour limiter l’encombrement des réseaux).
Quant au papier toilette si prisé, cela reste
discutable : je me tiens à disposition des lec-
teurs pour recommander des alternatives.
En situation d ’hibernation sociale, on décou-
vre ce qui est strictement nécessaire dans le
flux de la consommation personnelle (hors
logement) : e n vérité, peu de choses, pour les-
quelles quelques centaines d’euros par mois
suffisent.

Davantage qu’un filet de sécurité, le
revenu universel offre un cocon existentiel.
A tout moment, on peut se retirer de son
métier, de sa famille ou de sa société. Michel
Onfray nous exhorte, depuis nos confine-
ments respectifs, à lire Montaigne, qui régu-
lièrement se cloîtrait dans sa tour pour met-
tre le monde à distance : « Misérable qui n’a
chez soi, où être à soi. » Mais encore faut-il,
pour être à soi, manger à sa faim : le revenu
universel démocratise l’isolement méditatif.
Il permet à chacun d’appuyer sur pause.
Quand bien même on n’exercerait jamais ce
« droit de retrait », sa possibilité seule nous
permettrait de vivre plus sereinement, tou-
jours dotés d’une solution de repli. Ne pren-
drait-on pas davantage de risques si l’on ne
risquait jamais le pire?
La grande difficulté du revenu universel
est qu’il doit être décidé par des gens qui pen-
sent n’en avoir jamais besoin. Or cette crise
nous touche tous, mettant en péril les orga-
nismes les plus résistants comme les situa-
tions les mieux établies. C’est peut-être notre
chance dans ce malheur.

Ga spard Koenig est philosophe et
président du think tank GenerationLibre.

Le revenu universel
est particulièrement
adapté aux conséquences
de l’épidémie.

Il permet, en cas de crise
personnelle ou collective,
de se replier sur soi,
en retrait des échanges
marchands.

LE POINT
DE VUE


de Nicolas Brien


AFP

L’ urgence d’un revenu


universel


D


epuis sa première formulation en
1796 par Thomas Paine, l’idée de ver-
ser à l’ensemble des citoyens un
revenu universel a été régulièrement débat-
tue dans les sphères politiques, à l’occasion
de la « guerre contre la pauvreté » dans les
années 1970 (de Nixon à Giscard) ou de la
hausse du travail indépendant dans les
années 2010 (de Hillary Clinton à Benoît
Hamon). Aujourd’hui, l’urgence sanitaire et
économique pousse brutalement à un début
de mise en œuvre. Le plan d’urgence améri-
cain en discussion au Congrès devrait com-
porter une aide financière directe aux indivi-
dus de l’ordre de 1.000 dollars par mois (sous
condition de ressources, semble-t-il). Le
ministre social-démocrate allemand des
Finances, Olaf Scholz, a promis un « crédit
illimité ». Le revenu universel, mille fois
expérimenté, dix mille fois discuté, pourrait
soudain devenir une réalité. Fallait-il une
crise de cette ampleur pour changer de para-
digme?
Les arguments économiques en faveur
d’un stimulus direct pour surmonter l’inter-
ruption généralisée de l’activité sont évi-
dents, et ont été avancés dans une pétition
mondiale signée par plus de 500 chercheurs
et intellectuels. Mais ce que cette épidémie
met davantage en lumière, ce sont les raisons
philosophiques profondes en faveur d’une
politique de redistribution inconditionnelle.
Pour Thomas Paine, le revenu universel
constitue un droit plutôt qu’une aumône, et
même le premier des droits de l’homme,
venant assurer un substrat matériel aux
libertés formelles. Il s’agit de mettre fin à la
possibilité de tomber dans la misère, en
garantissant à chacun une somme couvrant
ses besoins de base. Cette somme reste la
plupart du temps négligeable voire invisible
pour ceux qui génèrent par leur travail un
revenu décent, surtout si elle prend la forme
d’un crédit d’impôt, comme dans les hypo-
thèses inspirées de « l’impôt négatif » fried-
manien. Mais en cas de chute brutale des
revenus, elle réapparaît automatiquement,
socle inamovible offrant à chacun de nous
une autonomie minimale.
Cette notion d’autonomie minimale
prend un sens très concret en ces temps de
confinement. Il s’agit de pouvoir à tout
moment, en cas de crise personnelle ou col-
lective, se replier s ur s oi, en retrait d es échan-
ges marchands, en attendant que la tempête
passe ou que l’envie revienne. Si aujourd’hui
le gouvernement s’emploie à garantir les
revenus des salariés en facilitant le recours
au chômage partiel, les prestataires indé-

LIBRE
PROPOS

Par Gaspard
Koenig

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