Les Echos - 25.03.2020

(Sean Pound) #1
CRISE SANITAIRE// Le grand mouvement de contestation qui avait éclaté
au Chili en octobre dernier s’est fait terrasser par la propagation du coronavirus.
Si la contestation n’occupe plus la rue, elle continue de vrombir dans les foyers.
Le peuple accuse le gouvernement d’une gestion chaotique de la crise sanitaire.

En Amérique du Sud,


le coronavirus brise


le pouvoir de la rue


Flora Genoux
@floragenoux
— Envoyée spéciale au Chili


D


epuis des mois, les rideaux de la
supérette sont tirés. A l’image de dif-
férents commerces situés sur la
place épicentre des manifestations de Santi-
ago, le local a dû fermer suite aux affronte-
ments et la contestation sociale survenus en
octobre dernier. A l’époque, les rassemble-
ments pacifiques mobilisaient plus d’un mil-
lion de personnes, un exploit pour un pays
de 18 millions d’habitants. Plus d’un million
de personnes, au coude-à-coude, criant d ans
un seul souffle le rejet d’un système perclus
d’inégalités. Rien de tel aujourd’hui : au Chili
comme ailleurs, l’image renvoie à un autre
monde, celui où l’existence d’un virus
n’empêchait pas tout rassemblement massif
et n’interdisait pas à une supérette d’espérer,
peut-être, de rouvrir ses portes.
Mise à mal par des semaines de révolte,
l’économie chilienne doit maintenant faire
face aux conséquences économiques et
sanitaires du coronavirus, dans un climat
social plus que jamais adverse : le mois de
mars a démarré, avant l’arrivée du Covid-
dans le pays, sous le signe de la contestation.
Si celle-ci n’occupe plus la rue, elle continue
de vrombir dans les foyers. Le peuple accuse
le gouvernement d’une gestion chaotique de
la crise sanitaire.
« Nous sommes extrêmement inquiets »,
lâche Germán Dastres, à la tête d’une des
principales organisations de petites et
moyennes entreprises du pays, Conapyme.
Ce responsable ne cesse depuis plusieurs
jours de répondre aux appels angoissés de
ses membres : « Les entreprises ne savent
pas comment elles vont pouvoir régler les
salaires à la fin du mois. »
Les indicateurs
économiques virent au rouge. Premier pro-
ducteur de cuivre mondial, le Chili se
réveillait lundi avec l’annonce d’une nou-
velle chute du cours international : depuis
le début d’année, la cotation du métal a
baissé de plus de 20 %. Face à l’arrivée des
cas importés de C ovid-19, l e pays a fermé ses
frontières, entraînant un plongeon de la
Bourse de 10 % à la mi-mars. La banque cen-
trale a dû à son tour riposter en réduisant
son taux directeur à 1 %, la baisse la plus
forte des 11 dernières années. « La Chine
représente un tiers de nos exportations »,

souligne Marco Kremerman, économiste à
la Fondation Sol, alors que la mise sous clo-
che du pays au début de la pandémie a
affecté les ventes chiliennes. Il prévoit une
année « très difficile ».


Projections illusoires
Initialement estimée à 3 %, la prévision de
croissance a été rabaissée à 0,9 % par le FMI
pour 2020, en raison de la paralysie de l’éco-
nomie pendant la révolte sociale. Des pro-
jections forcément illusoires, puisqu’elles ne
tiennent pas encore compte des conséquen-
ces du coronavirus. « On note une destruc-
tion de l’emploi formel dans le privé au profit
de l’emploi informel et précaire. Le coronavi-
rus augmente cette tendance »,
confirme
Juan Bravo, chercheur spécialiste du mar-
ché du travail au Clapes (Centre latino-amé-
ricain de politiques économiques et sociales
de l’Université catholique). Alors que les
rues se vident, les premiers touchés par les
conséquences économiques délétères du
virus sont les mêmes que ceux qui paient les
conséquences du mouvement social : les
petites et moyennes entreprises dans les
secteurs du commerce, des services et du
tourisme.
Les maisons colorées à flanc de colline de
la ville portuaire de Valparaíso, à 120 kilomè-
tres de la capitale, composent justement la
carte postale du Chili touristique. Mais dans
le quartier habituellement très fréquenté
par les étrangers de Cerro Alegre, littérale-
ment la « colline joyeuse », les commerçants
font la moue. Avec la révolte sociale déjà,
« on a vu une baisse du tourisme national. Les
gens n’ont plus eu envie de sortir. J’ai perdu
environ 30 % de chiffre d’affaires pendant
cette saison estivale »,
détaille Leo, proprié-
taire d’un chaleureux p etit café. Depuis jeudi
dernier, comme de nombreux commer-
çants du quartier, il a fermé sa boutique,
alors que le gouvernement n’a décrété
aucune mesure en ce sens : « Je l’ai fait pour
des raisons sanitaires et parce qu’il n’y a plus
un seul client avec le virus. »
Pour ce commer-
çant, la vague de la pandémie ne chasse pas
celle de la contestation sociale, au contraire.
« Le coronavirus nous envoie le signal clair
que les demandes des manifestants appellent


pement. Toutes les études internationales
soulignent les caractéristiques d’un pays qui
a abaissé son taux de pauvreté de 40 % à
10,7 % en quinze ans, sans pour autant
réduire les inégalités.
A Santiago, impossible d’ignorer la force
de la contestation sociale. Les murs sont
recouverts de graffitis, dessins et phrases
cinglantes portant les exigences des mani-
festants... qui doivent maintenant rester
chez eux. Les rassemblements de plus de 50
personnes ont été interdits pour éviter les
risques de propagation du coronavirus.
Autre changement : le référendum interro-
geant la population sur l’écriture d’une nou-
velle Constitution, initialement prévu le
26 avril, a été reporté au 25 octobre en rai-
son du danger sanitaire. Les partisans d’un
nouveau texte estiment que ce processus
permettrait de déchirer des pages héritées
de la dictature et de garantir formellement
l’accès pour tous à une éducation ou une
santé de qualité.
« Cette révolte est totalement dingue! »
lâche Paulo Rosales, depuis le 11e étage d’une
tour du quartier d’affaires de Santiago. Cet
entrepreneur américano-chilien au langage
mâtiné d’anglais se félicitait d’accueillir un
cours d’été de son programme de reconver-
sion professionnelle, Go PlanBe. Mais
déboussolés par un climat social agité, les
inscrits ont annulé. L’atelier du mois de mars
aussi a été bousculé, en raison du coronavi-
rus cette fois. Le cours se fera en ligne, avec
des élèves qui ont afflué au retour des vacan-
ces de l’été austral. « Dans ce contexte les gens
songent à leur plan B », vante-t-il. « Mais avec
la possible écriture d’une nouvelle Constitu-
tion, on s’attend à des mois d’incertitude totale.
Et puis, qui va vouloir investir dans un pays
qui s’écrit de nouveau? » projette l’entrepre-
neur, dans un scénario où le pays serait
libéré de l’épidémie avant l’été.
« L’économie montrait déjà des signes

publics et près de 2 milliards de dollars desti-
nés aux PME. Une revalorisation des plus
petites retraites et l’établissement d’un
revenu de base subsidié par l’Etat ont égale-
ment été avancés. Face au séisme économi-
que provoqué par le Covid-19, le gouverne-
ment a annoncé la semaine dernière un plan
de 11 milliards de dollars, pour venir en aide
aux entreprises et aux travailleurs.
Mais sa gestion de la crise sanitaire est
vertement critiquée pour son manque de
transparence et de rapidité. Alors qu’en
France les mesures de confinement ont par-
fois rencontré un manque d’adhésion
sociale, au Chili, c’est la population qui les
réclame au gouvernement. « Quarantaine
obligatoire immédiatement! » s’impose
comme un des sujets de conversation
majeurs sur Twitter en ce début de semaine.
Quelques jours plus tôt, un groupe de mai-
res exhortaient formellement le gouverne-
ment à mettre en place l’isolement absolu.
Depuis les terres arides du grand nord chi-
lien, ce sont les syndicats des travailleurs de
la mine du cuivre qui exigent le confinement
et des mesures de prévention pour les tra-
vailleurs. Il faut « préférer la vie et la sécurité
des travailleurs à la production et aux intérêts
économiques », avancent-ils.

Etat d’exception décrété
L’é cart du nombre de contamination avec
l’Argentine (301 cas), où des mesures drasti-
ques ont vite été prises, est frappant, alors
que le premier cas a été annoncé le même
jour dans les deux pays. Le Chili dénombre
922 contaminations. Le gouvernement a
décrété l’état d’exception pour catastrophe
autorisant notamment le déploiement de
l’armée pour le maintien de l’ordre. Un cou-
vre-feu et une réduction des horaires de
transports ont également été annoncés,
générant un premier effet contre-produc-
tif : les travailleurs sont obligés de s’aggluti-
ner le lundi matin pour emprunter le
métro. La contestation, elle, s’est déplacée
de la rue vers les foyers : différents « cacero-
lazos », ou contestation au rythme de per-
cussions sur casserole, ont déjà eu lieu aux
fenêtres du pays depuis que les Chiliens qui
le peuvent s’isolent volontairement face à
l’arrivée du virus. Le dernier cacelorazo
réclamait justement le confinement t otal de
la population.
Une fronde sociale sur fond de crise sani-
taire et économique? Nicolas Morales fait
partie des entrepreneurs qui voient une
opportunité dans la révolte qui ne faiblit pas.
Cet énergique entrepreneur a notamment
participé à un texte invitant à imposer une
limite de 1 à 10 entre le salaire le plus bas et le
plus haut dès octobre dernier. « Il y a eu une
prise de conscience qui est nécessaire », souli-
gne celui qui pense que, face au coronavirus,
il s’agit de mettre les bouchées doubles et
d’innover. « Le changement pourra sûrement
venir plus rapidement de nous, les entrepre-
neurs, que de la politique. » n

d’es soufflement, avec des cycles de croissance
bas », remarque l’économiste Marco Kre-
merman, qui pointe les failles structurelles
de la matrice chilienne : « Un modèle qui
repose sur l’export de matières premières, les
oligopoles et des secteurs à faible valeur ajou-
tée comme le commerce ou les services. » En
parallèle, l’endettement d’une majorité de
Chiliens bute sur ses limites : un tiers d’entre
eux se trouve dans l’impossibilité de rem-
bourser. La crise sociale, précédant celle du
coronavirus, a creusé une profonde
défiance. Selon une enquête réalisée par le
Centre d’études publiques (CEP, organisme
privé), le président Sebastián Piñera récol-
tait au mois de janvier un taux d’approba-
tion historiquement faible, 6 %. « Le mal-être
n’a pas été canalisé », analyse Marco Kre-
merman, tandis que les manifestants, qui
pouvaient encore se rassembler en début de
mois, estimaient que le gouvernement
n’avait pas répondu à leurs demandes.
En fin d’année dernière, en pleine contes-
tation, le président avait annoncé un paquet
de mesures représentant plus de 5 milliards
de dollars. Celles-ci incluent des travaux

« On note une
destruction de l’emploi
formel dans le privé
au profit de l’emploi
informel et précaire.
Le coronavirus
augmente cette
tendance. »
JUAN BRAVO
Chercheur spécialiste du marché
du travail

une réponse », considère celui qui n’est pas
allé manifester mais soutient le mouvement.
« Il faut changer ce pays qui ne protège ni les
travailleurs ni la santé des gens », avance-t-il
en référence notamment à un système de
santé à deux vitesses.
« Ceux qui vont le plus souffrir avec le coro-
navirus sont les plus pauvres et les petites et
moyennes entreprises », souffle le représen-
tant syndical Germán Dastres, qui « sympa-
thisait » avec les revendications du mouve-
ment social. « Nous, les PME, sommes déjà les
premières impactées par la concentration des

richesses par quelques personnes, dont les
revenus ne ruissellent pas jusqu’à nous. » Son
discours revendicatif pourrait sembler ico-
noclaste de la part d’un entrepreneur. Mais il
résume l’état d’esprit complexe de nom-
breux chefs d’entreprise et commerçants :
l’espoir d’un virage en matière de modèle
économique combiné aux profondes
inquiétudes liées à la pandémie.
Déclenchée par l’augmentation du tarif
du ticket de métro – mesure depuis suppri-
mée –, la révolte s’est transformée en gigan-
tesque et inédite remise en cause du système
libéral, installé sous la dictature (1973-1990)
et non remis en question en trente ans de
démocratie. Au Chili, 1 % de la population
concentre 33 % des richesses, selon le Pro-
gramme des Nations unies pour le dévelop-

La contestation s’est
déplacée de la rue vers
les foyers : différents
« cacerolazos », ou
contestation au rythme de
percussions sur casserole,
ont déjà eu lieu aux
fenêtres du pays.

Des soldats ont dressé un check-point dans les rues de Santiago, lundi, pour faire respecter le couvre-feu. Ph oto Ivan Alvarado/Reuters

Les Echos Mercredi 25 mars 2020 // 13


enquête

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