Les Echos - 25.03.2020

(Sean Pound) #1

Les Echos Mercredi 25 mars 2020 ENTREPRISES// 19


Comment expliquer ce décalage
entre l’offre et la consommation?
Les clients se font rares dans les
magasins, et lorsqu’ils y viennent
ils privilégient les aliments de sub-
sistance. Comme en temps de
guerre, quand la nourriture fait
défaut. Les produits frais suscitent
la méfiance. L’Agence nationale de
sécurité sanitaire de l’alimentation
(Anses) a pourtant écarté l’idée de
risque de contamination par voie
alimentaire, rappelant les règles
sanitaires de base.
Les filières actionnent le signal
d’alarme et s’inquiètent du risque
d’ « appauvrissement alimentaire
qui guette les rayons des grandes
surfaces » pour reprendre les ter-

mes du Conseil national des appel-
lations d’origine laitière (CNAOL).
Les transformateurs laitiers de
toutes les régions de France notent
une baisse très importante des
commandes, affirme l’organisme.
« Nous sommes confrontés à des
décisions unilatérales de certains
distributeurs qui stoppent brutale-
ment les commandes jugeant que les
produits sous signe de qualité ne sont
pas de première nécessité » , observe
Dominique Chambon, producteur
fermier de Rocamadour AOP.
Même constat chez les charcu-
tiers. « Le choc est énorme sur tous
les produits à la coupe impliquant de
la main-d’œuvre » , dit le président
de la Fédération des industriels

charcutiers traiteurs (FICT), Ber-
nard Vallat. S elon lui, « les enseignes
ont revu leurs commandes au profit
de produits plus simples en manu-
tention ». Une manière, probable-
ment, de s’adapter au droit de
retrait exercé par leurs salariés.

Risque pour les spécialités
régionales
Un quart du 1,1 million de tonnes
de charcuteries vendues en France
l’est à la coupe. Les entreprises les
plus touchées sont petites, voire
très petites. « Mais elles sont la
source d’une grande diversité de
spécialités régionales, remarque
Bernard Vallat. Que se passera-t-il
quand elles auront fermé? »

Côté libre-service, soit 70 % des
volumes, les charcutiers font face
à un autre type de problème. « Nous
avons des difficultés à trouver le gaz
carbonique, utilisé pour conserver
les produits emballés. Ce gaz est
un sous-produit de la fabrication
d’engrais. Et des usines ont fermé
avec le coronavirus » , souligne le
président de la FICT.
L’inquiétude monte aussi chez
les producteurs de fruits et légu-
mes. Les asperges et les fraises
entrent dans leur pic d e production.
La brusque fermeture des restau-
rants, où se consomment 40 % des
asperges, a mis les producteurs
dans un profond embarras. La fer-
meture des marchés, 40 % des volu-
mes, demandée par le gouverne-
ment, mais laissée à l’appréciation
des maires, ne fait qu’accroître
l’angoisse. « Les ventes sur les mar-
chés de gros ont déjà plongé la
semaine dernière de 30 à 40 % » ,
déplore le président de l’interpro-
fession Interfel, Laurent Grandin.
« Une filière de production aussi
courte que les asperges peut être tout
bonnement condamnée si rien n’est

fait pour en assurer la commerciali-
sation » , observe-t-il.
Les premières fraises aussi sont
à maturité. Gariguettes, ciflorettes,
charlottes... Il s’en produit 800 ton-
nes par semaine. Là aussi le risque
de voir des fermetures en cascade
des marchés crée l a panique. Même
si 70 % des volumes sont vendus
en supermarchés. Ces derniers se
sont d’ailleurs engagés à promou-
voir les productions françaises.

Manque de bras
Mais à tous ses maux s’ajoute le
manque de bras. « La main-d’œuvre
étrangère fait gravement défaut » ,
constate Xavier Mas, président
de l’Association des organisations
de producteurs (AOPN) de fraises.
Les Polonais, Espagnols, Portugais
et Marocains assurent tradition-
nellement la cueillette et prêtent
main-forte dans les stations de
conditionnement. Le seul espoir
de Xavier Mas aujourd’hui est de
voir revenir les consommateurs.
« On a baissé les prix de 25 %. Si
les consommateurs veulent se faire
plaisir c’est le moment! » n

La débâcle des ventes de produits

alimentaires frais

lLes fruits et légumes de saison, les appellations fromagères, les charcuteries souffrent d’une chute de la consommation.


lL’appauvrissement alimentaire guette les rayons avec le retrait des vendeurs, le confinement, la fermeture des marchés.


Marie-Josée Cougard
@CougardMarie


Pâ tes, riz, pommes de terre... la
table des Français est brusquement
devenue bien triste. Et ce quand
bien même les agriculteurs ont
mis un point d ’honneur à continuer
de produire de tout en quantité
et en diversité. Les commandes
auprès des producteurs des
meilleurs fromages (AOC), des
fruits et légumes de saison comme
les fraises et asperges, de spécialités
charcutières et d’autres encore sont
en chute libre.


ALIMENTATION


« Les marchés


de plein vent doivent


et peuvent rester ouverts »


Propos recueillis par
Philippe Bertrand
@Bertra1Philippe

S


aveurs Commerce est la
fédération qui regroupe les
syndicats de commerçants
et d’artisans du secteur fruits et
légumes. Ces professionnels
s’approvisionnent auprès des
marchés de gros, comme celui de
Rungis, et vendent leurs produits
pour moitié dans des boutiques ou
les marchés couverts, les primeurs,
et pour l’autre moitié sur les mar-
chés dits de plein vent. Cela repré-
sente 12.000 entreprises. Leur pré-
sidente, Crystel Teyssèdre, basée
dans le Lot, s’exprime pour deman-
der aux maires de ne pas fermer
les marchés de plein vent.

Comment avez-vous réagi
à l’annonce d’Edouard Philippe
de la fermeture des marchés
de plein vent?
J’ai été très déçue. Je suis même
en colère. A cause d’une poignée
de marchés à travers la France qui
n’étaient pas organisés et de quel-
ques mauvais comportements dont
les images tournent en boucle, le
gouvernement a choisi de fermer
les milliers de marchés français
plutôt que de mettre de l’ordre là où
cela n’allait pas. Déjà, chaque jour
depuis le début de la crise, ce sont
des dizaines, voire des centaines, de
marchés qui ont été interdits par les
maires. En régions, comme dans
mon village du Lot, certains maires
luttent contre le comportement
irresponsable d’habitants de gran-
des villes qui sont venus se confiner
dans leur résidence secondaire et
se croient en vacances.
Pourtant, de nombreuses muni-
cipalités prennent des précautions
sanitaires afin d’éviter la promis-
cuité des clients et les regroupe-
ments. Plusieurs ministres répé-
taient à l’envi, il y a quelques jours,
la nécessité de garder ouverts les
marchés afin d’alimenter les Fran-
çais en produits frais et de faire sur-
vivre toute la filière fruits et légu-
mes. Je ne comprends pas d’ailleurs

pourquoi le ministre de l’Agricul-
ture fait l’apologie de la grande
distribution à la radio alors que
nous remplissions parfaitement
notre mission nous aussi.

Avez-vous contacté les
associations de maires afin
qu’ils demandent les déroga-
tions qui sont permises?
Nous avons contacté François
Baroin, le président de l’Association
des maires de France. Il a relayé
notre appel mais nous ne sommes
pas sûrs que cela ait été suivi
d’effets. Toute notre profession est
mobilisée afin d’obtenir un assou-
plissement. Nous distribuons aux
municipalités des fiches qui expli-
quent comment il faut faire pour
tenir les marchés ouverts en toute
sécurité sanitaire. Mardi matin,
des marchés se sont tenus à Tou-
louse et tout s’est bien passé. Mais
nous savons qu’il sera difficile
d’obtenir des dérogations car le
gouvernement s’est défaussé sur
les maires et beaucoup d’entre eux
ne voudront pas faire autrement
que ce que dit le gouvernement.

Les professionnels de
votre fédération sont-ils prêts
à poursuivre leur activité?
Oui. Nos adhérents sont prêts à
travailler, et leurs salariés aussi.
Nous savons quelles sont les bon-
nes pratiques en matière sanitaire.
Nous avons du gel hydroalcoolique.
Nous demandons aux maires
d’organiser les marchés de façon à
ce qu’il y ait une entrée et une sortie.
Les stands doivent se trouver à trois
mètres les uns des autres afin d’évi-
ter que les queues se croisent. La
distance d ’un mètre e ntre l es clients
doit être respectée. Les clients ne
doivent pas se servir eux-mêmes et
toucher les légumes. Cela est possi-
ble à organiser et cela respecte les
mesures barrières.n

CRYSTEL TEYSSÈDRE
Présidente de
Saveurs Commerce

Les asperges et les fraises entrent dans leur pic de production, alors que les consommateurs boudent les produits frais. Phot o Getty Images


Les grandes surfaces alimentaires
répondent à l’appel de Bruno Le
Maire. Le ministre de l’Economie a
demandé mardi aux enseignes de
la g rande distribution d e s’approvi-
sionner auprès des agriculteurs
français, pénalisés par la ferme-
ture des marchés annoncée lundi
par le Premier ministre. Les ensei-
gnes avaient déjà pris, lundi,
devant la FNSEA un engagement
dans ce sens. Elles vont plus loin.
Carrefour s’est fixé pour but il y a
quelques mois, dans le cadre de
son programme en faveur de la
transition alimentaire, u ne offre de
fruits et légumes à 95 % française.
L’objectif est d’ores et déjà atteint,
affirme-t-on chez le distributeur.
L’enseigne va vendre des fraises et


des asperges cultivées en France,
alors que leur saison débute. Les
centres Leclerc ont indiqué faire de
même pour les fraises.

Prix accessibles
Dans tous les hypers et supermar-
chés, l’origine France sera mise en
avant. « Toutes les chaînes sont en
train de passer à un approvisionne-
ment français. Les produits étran-
gers qui sont présents en rayon
seront écoulés, mais, après, il n’y
aura pas d’approvisionnement hors
de France » , résume la Fédération
du commerce et de la distribution,
qui souligne le maintien de prix
accessibles.
Pour les distributeurs, ce sou-
tien va de pair avec l’appui à don-
ner à d’autres filières qui seront
touchées par la fermeture de nom-
breux marchés (des dérogations
restent possibles) : la viande, la
charcuterie, le poisson notam-
ment. Carrefour a garanti des volu-
mes et des prix d’achat aux
mareyeurs, dont le leader Océal-

liance, en soutien de la pêche fran-
çaise privée de la moitié de ses
débouchés avec les restaurateurs.
Intermarché profite de sa filiale
Scapêche, le premier armement
tricolore. Cette politique d’aide aux
producteurs de produits frais,

entendu au sens général, passe par
le maintien de l’ouverture, dans les
magasins, de ce que les distribu-
teurs appellent les rayons tradi-
tionnels, à savoir les boucheries,
les poissonneries, les espaces fro-
mages ou charcuterie tenus par du
personnel qualifié. C’est un défi.
Les e mployés qualifiés, e t

notamment les bouchers, étaient
déjà rares avant la crise. Le confi-
nement, la nécessité pour certains
de garder leurs enfants, les absen-
ces diverses ont accru cette rareté.
Dans le même temps, les consom-
mateurs se sont rués sur les pâtes
et le riz et ont déserté les rayons
aussi dits « à service ». Certains ne
veulent pas traîner dans un lieu où
ils croisent du monde.
De nombreux rayons tradition-
nels ont donc fermé. Les enseignes
font un effort pour les maintenir
ouverts. Chez Carrefour, c’est le cas
dans 70 % des hypermarchés.
Chez Intermarché, autre exemple,
« la consigne est de ne pas fermer
pour soutenir les filières pêche et
viande » , explique aux « Echos »
son président, Thierry Cotillard.
Le soutien des enseignes aux
agriculteurs est d’autant plus
important que nombre de maraî-
chers ou d’arboriculteurs pour-
raient préférer arrêter leur activité
plutôt que de travailler à perte
faute de débouchés. — Ph. B.

Les supermarchés basculent vers 100 %


de fruits et légumes français


Les grandes surfaces
s’engagent pour offrir des
débouchés aux produc-
teurs français qui ne
pourront plus vendre sur
les marchés et ont perdu
leurs clients restaurateurs.


De nombreux rayons
traditionnels
ont fermé.

Les enseignes font
un effort pour les
maintenir ouverts.
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