Les Echos - 25.03.2020

(Sean Pound) #1

« Nous


avions


24 heures


pour agir »


La fondatrice de
la marque de couches
Joone raconte son
quotidien face à l’afflux
de demandes généré
par le confinement.

CHRONIQUE
DU VIRUS
Carole
Juge-Llewellyn

CAPITAL-RISQUE


Anaïs Moutot
— Correspondante à San Francisco


Confrontés à la crise économique
provoquée par le Covid-19, les fonds
de c apital-risque d e la Silicon Valley
n’ont plus qu’un mot à la bouche :
ventilation du portefeuille. Tous les
associés passent en revue les
start-up dans lesquelles ils ont
investi pour décider qui aider en
priorité. « Ils font un tri en trois caté-
gories : les entreprises qui ont suffi-
samment de liquidités pour tenir
douze à dix-huit mois, celles qui en
manquent mais dont le modèle n’est
pas remis en cause, et celles que la
crise secoue le plus violemment
»,
résume Romain Serman, directeur
de BPI Investment aux Etats-Unis.
« Les sociétés qui comptaient lever
dans un ou deux mois, nous leur
disons de le faire maintenant. E nsuite,
ça va devenir quasiment impossible.
Nous activons nos contacts dans des
firmes plus importantes pour qu’ils
mènent à bien le prochain tour mais
les réponses sont lentes en ce
moment
», raconte Prashant Fon-


Sequoia, le célèbre fonds califor-
nien ayant investi dans Google,
WhatsApp ou Zoom, a été le pre-
mier à tirer la sonnette d’alarme
dans un texte sur Medium le 5 mars
en appelant les entrepreneurs à
adopter un plan d’urgence. Depuis,
tous les autres acteurs du capital-
risque ont suivi. « Nous avons dit à la
quarantaine de sociétés de notre por-
tefeuille de s’attendre une baisse d’au
moins 50 % de leurs revenus et au
départ d’au moins 50 % de leurs
clients. Nous leur conseillons de fina-
liser leurs contrats avec ces derniers
le plus vite possible sans trop regar-
der les t ermes », abonde C arlos D iaz.

Brûler du cash
Les conséquences ne font aucun
doute chez les fonds : « Certaines
start-up ne vont pas survivre. Les
deux prochains mois vont être dou-
loureux », lâche Semil Shah, cofon-
dateur de Haystack VC. Le retour de
flamme p ourrait ê tre terrible
pour les nombreuses jeunes pous-
ses californiennes qui ont été encou-
ragées pendant plus d’une décennie
à croître à toute vitesse en brûlant
énormément de liquidités... ne se
constituant aucun matelas de

secours. « Depuis un an, une correc-
tion était déjà en cours. Les VC com-
mençaient à ne plus vouloir investir
dans les boîtes qui ne démontraient
pas un horizon de profitabilité à
10 a ns. L a crise renforce cette tendance
de fond », relate Romain Serman.
Elle va aussi conduire à un inver-
sement du rapport de force entre
fondateurs et investisseurs. « Les
valorisations vont baisser et les “term
sheets” devenir plus favorables aux
investisseurs, notamment sur les pré-
férences de liquidation », indi-
que James Gelfer, spécialiste du
capital-risque chez PitchBook. Cer-
tains révisent déjà leurs offres : « Je
viens de voir une société avec un
accord verbal pour une levée de 15 mil-
lions à une valorisation de 1,5 million
de dollars se transformer en une offre
à 10 millions de dollars pour une valo-
risation à 500.000 dollars », racon-
tait Sheel Mohnot, investisseur en
amorçage dans des fintechs à San
Francisco, lundi sur Twitter.

La crise pour les limited
partners
Encore faut-il que les fonds conti-
nuent à lever de l’argent. « Les limi-
ted partners – fonds de pension, uni-

versités, corporate... – disent aux VC
ce que les VC disent à leurs start-up :
c’est la crise », résume Romain Ser-
man. Les gros f onds comme
Sequoia, Benchmark ou Kleiner
Perkins, devraient cependant être
épargnés. Ils o nt prouvé l eur perfor-
mance à leurs investisseurs, grâce à
plusieurs IPO et rachats, ainsi que
leur capacité à profiter des crises
de 2001 et 2008 pour dénicher les
pépites de demain.
Pour les fonds plus récents
n’ayant pas encore eu de retours
importants, le futur s’annonce plus
complexe. La crise a ainsi déjà
frappé The Refiners. Au début de
l’année, cet accélérateur de start-up
fondé par des Français à San Fran-
cisco avait finalement réussi à ras-
sembler suffisamment de souscrip-
teurs pour un deuxième fonds de
15 millions de dollars. Mais début
mars, il a annoncé renoncer à le for-
mer. « Nos investisseurs sont essen-
tiellement des entrepreneurs et des
family offices. Ils viennent de prendre
la crise de plein fouet avec des actifs
en baisse de 30 à 40 %. Nous avons
préféré marquer des points mainte-
nant pour garder leur confiance pour
le futur », explique Carlos Diaz.n

Le capital-risque américain

tente de limiter la casse

l Les VC ventilent leur portefeuille en décidant qui aider en priorité face à la crise économique.


lLes gros fonds devraient s’en sortir sans égratignure mais les « limited partners » pourraient


geler leurs investissements dans des fonds avec des performances moins établies.


Dans la Silicon Valley, les associés passent en revue les start-up dans lesquelles ils ont investi pour décider qui aider en priorité. Photo iStock


seka, associé de Tuesday VC, un
fonds d’amorçage ayant investi entre
250.000 et 500.000 dollars dans
170 jeunes pousses actives. « Les
entrepreneurs doivent obtenir l’atten-
tion des investisseurs, qui sont c omme
les hôpitaux qui distribuent des respi-
rateurs. Ils savent qu’il n’y en aura pas
pour tout le monde », raconte Carlos
Diaz, associé de The Refiners, un
accélérateur à San Francisco.

« Les
entrepreneurs
doivent obtenir
l’attention des
investisseurs,
qui sont comme
les hôpitaux
qui distribuent
des respirateurs.
Ils savent qu’il n’y
en aura pas pour
tout le monde. »
CARLOS DIAZ
The Refiners

Propos recueillis
par D éborah Loye
@LoyeDeborah

On a commencé à sentir l’effet
des annonces dès la prise de
parole du président le 12 mars.
Nos clients avançaient la récur-
rence de livraison, car ils allaient
devoir garder leurs enfants à la
maison. Samedi soir, on a com-
pris que tous nos points relais
allaient fermer. Il a fallu compo-
ser avec à la fois, l’augmentation
des commandes, et l’absence de
lieux de livraisons. Nous avions
24 heures pour agir. Je ne suis
pas du genre à paniquer lorsque
j’ai un contrôle sur les choses, je
me suis dit « les équipes sont
mobilisées, c’est faisable ».
L’équipe tech s’occupe de trans-
férer les livraisons en points
relais vers des livraisons à la
maison. Toute l’équipe livraison
et logistique est sur le pont pour
réacheminer les commandes.
En même temps, l’équipe CRM
et SAV prend en charge la com-
munication client.
On se partage les listes de
choses à faire, en sachant que
certains ont des enfants et ne
pourront pas passer toute leur
journée du dimanche à tra-
vailler. Il faut bien séquencer le
travail des uns et des autres
pour que tout roule.

Nous sommes en contact per-
manent avec notre logisticien,
Olivier Coryn de Log Vad, qui
nous suit depuis le premier jour.
70 % de l’équipe de notre usine
logistique est à son poste. On
parle énormément des soi-
gnants, qui font un travail
exceptionnel, mais il y a plein de
gens en back-office qui vont tra-
vailler et qui, eux aussi, ont peur
d’attraper le virus. Ils y vont
parce que les gens ont besoin de
couches, de manger, etc. Pour
leur donner le moral, on leur
transmet les messages des
parents qui ont reçu les couches.
C’est important qu’ils sachent
que des gens pensent à eux.
Je s uis t rès fière de mon
équipe, fière de la mobilisation
dont chacun fait preuve. Nous
avons une politique RH très
flexible, nos équipes prennent
autant de vacances qu’e lles veu-
lent, font les horaires qu’elles
veulent. C’est beau de voir que
lorsqu’il faut faire jouer cette
flexibilité en sens inverse, ils
répondent. Les choses sont fai-
tes avec beaucoup de dignité, de
calme, personne ne cède à la
panique. Nous avons mis en
place un système de « buddy
check » : chaque jour, une per-
sonne est responsable d’une
autre, l’enjeu est de se dire que
l’on est très solidaire, entre nous
comme avec nos clients parents.
Se mettre à disposition est dans
notre ADN. Chez Joone, l’amour
passe toujours en premier, en ce
moment on en a beaucoup
besoin et l’équipe est contente
de pouvoir le donner.n

Personne ne cède
à la panique.

les coupes nécessaires. En 2008, les
entrepreneurs qui ont voulu e ssayer
de comprendre les effets de la crise
avant de prendre des mesures sont
morts. Il faut agir vite.

En quoi cette crise est-elle
différente de celle de 2008?
Après la disparation de Lehman
Brothers en 2008, il y a eu un vérita-
ble désert, avec 18 mois d’arrêt des
investissements. Cette fois-ci, c’est
différent, car c’est une crise écono-
mique et financière, mais surtout de
santé. Surtout, la majorité des fonds
américains ont levé énormément

« Les entrepreneurs ne doivent pas attendre


de comprendre les effets de la crise pour agir »


Propos recueillis par A. M.


Quel est l’impact du Covid-19
sur votre fonds?

Nous avons obtenu des promesses
d’engagement pour deux nou-
veaux fonds de 100 millions de dol-
lars en juillet dernier et avons
500 millions de dollars en manage-
ment, donc nous n’avons pas de
stress côté financement. J’ai trois
appels de fonds cette semaine pour
12 millions de dollars, nous verrons
s’ils sont honorés, mais l’ensemble
de nos partenaires financiers sont
très stables et établis. C’est ma troi-
sième contraction après celles de
2000 et de 2008, donc c’est un peu
du déjà-vu pour moi, contraire-
ment à pas mal de fonds récents.
Nous avons déjà eu à gérer ces sou-


cis, donc nous pouvons activer des
réponses de façon plus systémati-
que et non émotionnelle.

Quelle est votre stratégie pour
faire face à la crise économique?
Notre priorité, c’est notre porte-
feuille existant. Nous disons à la cen-
taine de sociétés actives dans les-
quelles nous avons investi qu’e lles
doivent maintenir leur capacité afin
de survivre sur les 12 à 18 prochains
mois pour être capables d e rebondir
ensuite. Pour l es sociétés dans la res-
tauration ou la vente, qui sont pas-
sées de quelques millions de chiffre
d’affaires à zéro en une semaine,
elles doivent licencier environ deux
tiers de leurs effectifs. L es autres d oi-
vent estimer quels sont les clients
qui risquent de ne pas payer et faire

d’argent sur les deux dernières
années, donc ils n’ont pas de difficul-
tés de liquidités. Ils vont se pencher
sur la possibilité de prendre part à
des tours qui leur étaient fermés il y
a quelques mois car les valorisations
étaient très élevées. Airbnb parle
par exemple à des investisseurs
pour relever d e l’argent, avec un t our
qui sera probablement beaucoup
moins cher que le précédent.

Comment va évoluer le rap-
port de force entre entrepre-
neurs et investisseurs?
Les valorisations vont être revues à
la baisse. Les entrepreneurs vont
devoir moduler leurs attentes. Le
Fomo [« fear of missing out », peur
de manquer une opportunité,
NDLR], l’une d es raisons qui conduit

les fonds à payer cher, n’existe plus
dans l’environnement actuel.
Je ne serais pas surpris que des
« term sheets » avec des clauses
favorables aux investisseurs appa-
raissent. Notamment en termes de
multiples de préférences d e liquida-
tion et de « full ratchet ». La pre-
mière permet aux investisseurs, en
cas de liquidation de la société ou de
revente à un prix nettement infé-
rieur à la valorisation du précédent
tour de table, de récupérer le dou-
ble, voire le triple de leur mise de
départ. La deuxième signifie que si
l’investisseur a investi à une valori-
sation de 10 millions et que le tour
suivant se fait à une valorisation de
8 millions, il peut recalculer son
prix de revient au niveau de cette
valorisation inférieure. n

JEFF CLAVIER
Fondateur d’Uncork
Capital

START-UP


Mercredi 25 mars 2020 Les Echos

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