Le Monde - 08.04.2020

(Marcin) #1

10 |coronavirus MERCREDI 8 AVRIL 2020


0123


A Mayotte, « c’est impossible de rester à l’intérieur »


Dans les bidonvilles, le manque d’eau potable et de denrées de première nécessité rend le confinement difficile


J


our après jour, les autorités
préfectorales et sanitaires de
Mayotte tentent de rassurer
la population sur l’évolution
de la pandémie due au coronavi­
rus, en communiquant sur le
nombre de malades et de person­
nes hospitalisées. Une évolution
qu’elles jugent maîtrisée, jusqu’à
présent : 164 cas déclarés, lundi
6 avril, dont quatre femmes en­
ceintes. Jour après jour, pour­
tant, l’inquiétude ne cesse de
croître dans ce département de
l’océan Indien, avec une crainte
majeure : que la maladie ne se
diffuse dans les bidonvilles, où
s’entassent plusieurs milliers de
personnes. Et qu’elle ne de­
vienne incontrôlable.
Chamsiddine Foulera est éduca­
teur en prévention spécialisée
dans une des structures des Ap­
prentis d’Auteuil, qui gère plu­
sieurs dispositifs d’accueil et d’ac­
compagnement en faveur de la
jeunesse dans le département le
plus pauvre de France, où la moi­
tié des 279 000 habitants recen­
sés par l’Insee a moins de 18 ans,
mais où plusieurs milliers de jeu­
nes sont déscolarisés et sans em­
ploi. Il intervient dans le Grand­
Mamoudzou, là où les « bangas »


  • les baraquements précaires faits
    de tôle et de matériaux de récupé­
    ration – rongent les flancs des col­
    lines, là où des milliers d’immi­
    grés, pour la plupart en prove­
    nance des Comores voisines, sur­
    vivent dans des conditions
    indignes, mais qu’ils préfèrent ce­
    pendant à l’idée de retourner
    dans leur pays d’origine.
    « En ce moment, il fait environ
    30 degrés
    , rapporte Chamsiddine
    Foulera. Mais, sous les toits en
    tôle, la température atteint vite
    les 40 degrés, alors qu’ils vivent
    souvent à six ou sept dans une
    même pièce. C’est impossible de
    rester à l’intérieur. »
    L’indice de
    fécondité à Mayotte est un peu
    au­dessous de cinq enfants par
    femme. Le centre hospitalier
    procède à plus de 9 500 naissan­
    ces par an. Et une mère sur vingt
    est mineure. « Une jeune fille en­
    ceinte vient de m’envoyer un texto
    pour me demander de l’aide, mais
    nous ne pouvons pas nous dépla­
    cer et beaucoup de structures
    sont fermées
    , se désole­t­il. Je
    crains que ça ne devienne très
    compliqué pour ces jeunes fem­
    mes. »
    Cindy Oudard, chef du ser­
    vice de prévention spécialisée,
    fait part de ses appréhensions


pour les mères qui viennent
d’accoucher ou s’apprêtent à le
faire, faute de produits de pre­
mière nécessité à leur retour à
domicile : « Beaucoup de ma­
mans n’ont pas ce qu’il faut pour
s’occuper de leurs bébés. »

Cambriolages alimentaires
Pour la plupart, la priorité est de
nourrir sa famille. « Les petits bou­
lots au bord des routes, les ventes
de produits alimentaires ont dis­
paru, à cause du confinement.
Aujourd’hui, en plus de la crainte
de l’épidémie, la principale préoc­
cupation, c’est celle de l’alimenta­
tion » , constate le travailleur so­
cial. Alors que, depuis début avril,

la préfecture, les mairies, le recto­
rat et la Croix­Rouge ont com­
mencé à mettre en place un sys­
tème de distribution de colis ali­
mentaires pour les plus démunis,
on observe au cours des derniers
jours, tandis que le couvre­feu a
été instauré à Mayotte depuis le
24 mars, une recrudescence des
cambriolages alimentaires dans
des supérettes. « Les voleurs ont
tout pris » , se lamente au Monde
cette gérante d’un magasin d’ali­
mentation dans la banlieue sud
de Mamoudzou.
Une razzia sans discernement,
conséquence des manques ali­
mentaires dans ces quartiers dé­
favorisés. « Souvent, le seul repas
du jour pour les jeunes était la col­
lation servie dans les établisse­
ments scolaires ou les structures
d’accueil qui sont fermés depuis
trois semaines, rappelle la direc­
trice des Apprentis d’Auteuil à
Mayotte, Régine Le Men. La dis­
tribution des colis alimentaires
par les mairies a commencé mais,
dans les quartiers, on n’en a pas
encore vu et on ne sait pas com­
ment ça va se passer ni qui va y
avoir droit. »
A cela s’ajoute le problème de
l’accès à l’eau potable. Dans les bi­

donvilles les plus « favorisés »,
mais aussi dans certains quar­
tiers, les seuls point d’accès à l’eau
courante sont des fontaines, aux­
quelles on peut s’approvisionner
avec des cartes prépayées. Pro­
blème, actuellement, il n’y a plus
qu’un point de vente de cartes,
même si la Société mahoraise des
eaux vient d’annoncer qu’elle al­
lait en mettre à disposition dans
des épiceries.

Parties de dominos
Chamsiddine Foulera a beau, à
chaque fois qu’il communique
avec les jeunes qu’il suit ou leur
famille, rappeler les gestes bar­
rières et les précautions à pren­
dre, la réponse est toujours la
même : « On entend ce que vous
dites et ce qui se dit à la télé, mais
on n’a même pas de quoi se laver
les mains. On est bien obligé d’al­
ler puiser de l’eau dans les riviè­
res. » « Les jeunes sont toujours
dehors, même les petits conti­
nuent à errer. Pour eux, c’est
comme si rien n’avait changé , se
désole l’éducateur. Le jour où un
enfant ramène le virus, je redoute
que l’épidémie ne se répande
comme une traînée de poudre. »
Quant aux parents, ils ont bien

du mal à changer leurs habitu­
des. Les hommes continuent à se
retrouver du matin au soir,
maintenant que les mosquées
sont fermées, dans les « sénats »,
ces points de rencontre, souvent
situés au pied d’une échoppe,
où ils échangent tout en se li­
vrant à d’interminables parties
de dominos. Et, comme à l’habi­
tude, les femmes continuent à
faire leur lessive dans les mai­
gres cours d’eau qui parcourent
les bidonvilles, tandis que les ga­
mins pataugent au milieu des
immondices dans ces décharges
à ciel ouvert.
Survivre, malgré tout, faute de
tout, tel est le quotidien dans les
bangas, avec la peur et la faim au
ventre. Les travailleurs sociaux ne
peuvent apporter qu’un maigre
soutien alors que les structures
sont elles aussi fermées et que les
seuls contacts sont téléphoni­
ques. « Il n’y a pas d’accueil physi­
que, mais, ce qui reste important,
c’est de maintenir le lien, assure
Cindy Oudard. L’écoute, la pré­
sence téléphonique, ça réconforte.
Tous les jours, on appelle. » En es­
pérant, aussi, ne pas apprendre ce
que chacun, ici, redoute. Le pire.
patrick roger

La Réunion redoute le scénario métropolitain


Si aucun mort n’est à déplorer pour l’instant, le département craint l’épidémie et ses dommages collatéraux


saint­denis (la réunion) ­
correspondance

L


e piton de la Fournaise est
entré en éruption jeudi
2 avril, mais les Réunion­
nais n’ont pas pu se dépla­
cer par milliers contempler les
coulées de lave sur le flanc est du
volcan, comme ils en ont l’habi­
tude. Ils ont dû se contenter des
images circulant sur les réseaux
sociaux et les chaînes de télévi­
sion locales. Une parenthèse bien­
venue quand toute l’île suit avec
anxiété le décompte du nombre
de malades − entre 20 et 30 cas
nouveaux supplémentaires cha­
que jour − en se demandant à quel
moment la vague de l’épidémie va
s’abattre sur le territoire.
Lundi 6 avril en fin d’après­midi,
La Réunion comptait 349 person­
nes infectées. Quatre patients se
trouvaient en réanimation, dont
un dans un état grave. « Nous ne
connaissons pas de flambée expo­
nentielle. En tout cas, pas pour l’ins­
tant. Ce qui ne présage rien pour
l’avenir », constate le professeur
Bertrand Guihard, chef du SAMU
réunionnais et de la médecine
d’urgence au CHU Nord Réunion.
Surtout, aucun décès n’a été enre­
gistré. A tel point que le préfet,
Jacques Billant, a annoncé, ven­
dredi soir, que la mortalité sur l’île
avait reculé de 4 % en mars 2020
par rapport à mars 2019.
Le premier malade du Covid­19,
un octogénaire revenant d’une
croisière aux Bahamas et ayant
transité par Paris, a été détecté le
11 mars. Quand les mesures de
confinement ont été prises sur
tout le territoire français, le
16 mars, La Réunion n’avait enre­
gistré « que » 14 cas.
Les médecins estiment qu’il est
encore trop tôt pour savoir si ce
décalage par rapport à l’Hexa­
gone constitue un avantage sur la
propagation de l’épidémie. « Pour
le moment, et il faut être prudent,
nos chiffres ne correspondent pas
au profil épidémique de la métro­
pole avec beaucoup de cas très
lourds et des morts. Mais nous
nous préparons au pire. Nous ne
devons que compter sur nous­mê­
mes, sachant que la métropole se
situe à 9 000 kilomètres et que les
évacuations sont compliquées » ,
observe M. Guihard. Le nombre

de lits de réanimation a été porté
à 110, contre une cinquantaine en
temps normal. Un bâtiment du
CHU de Saint­Denis est dédié aux
patients atteints du Covid­19 avec
une capacité de 100 places.

Confinement des voyageurs
« Nous espérons que la vague épi­
démique arrivera le plus tard pos­
sible, voire jamais », a déclaré ven­
dredi soir la directrice de l’Agence
régionale de santé (ARS), Martine
Ladoucette, en lançant un appel
au volontariat des professionnels
de santé qui ne sont pas en acti­
vité. Certains médecins veulent
voir un signe positif : la fin des va­
cances scolaires, le 22 mars, et le
retour de quelque 20 000 Réu­
nionnais séjournant en métro­
pole ou à l’étranger n’a pas provo­
qué la flambée redoutée de cas.
Comme le montrent les 80 % de
cas importés, l’aéroport Roland­
Garros reste la principale porte
d’entrée du virus. Dès le 20 mars,
la préfecture a décidé d’interdire
les vols touristiques et de n’auto­
riser que les retours des Réunion­
nais. Avant de réduire la liaison
avec la métropole à trois vols heb­
domadaires et d’imposer de nou­
velles contraintes, à partir du
30 mars, à tous les voyageurs : un
confinement strict de quatorze
jours dans un hôtel avec interdic­
tion de contact avec l’extérieur.
Une mesure qui a fait renoncer
nombre de voyageurs et que beau­
coup de médecins réclamaient ar­
demment : « Nous aurions pu da­
vantage profiter de notre insularité
pour protéger une île vierge du vi­
rus et l’isoler du reste du monde, dé­
plore Benjamin Dusang, premier
vice­président du conseil départe­
mental de l’ordre des médecins. Il
aurait fallu prendre ces mesures
plus tôt avec des dépistages systé­
matiques sur les entrants dans des
conditions bien précises. Le robinet
aurait dû être fermé avant. Nous
aurions peut­être été un modèle
dans le confinement. Là, on a laissé
couler un filet d’eau et permis une
circulation virale dans l’île. Il ne
s’agit pas de condamner les déci­
deurs. C’est une leçon à tirer. »
Le médecin craint « une situa­
tion de chaos » et un « dépasse­
ment des moyens sanitaires ».
« Nous avons une population fra­
gile avec beaucoup de malades du

diabète et de l’hypertension, dit­il.
Près de 40 % se trouvent sous le
seuil de pauvreté et une partie des
gens vit dans un habitat qui ne
permet pas le confinement ni la
distanciation. » M. Dusang milite
pour un dépistage régulier des
soignants et des enfants qui fré­
quentent toute forme de collecti­
vité. Face à la pénurie de masques,
il appelle à des initiatives locales
pour des équipements indivi­
duels de protection. « Que tout le
monde se protège des postillons
avec les moyens les moins inadap­
tés. Même des masques en tissu ou
des visières en plastique. »

Trente mille masques moisis
Comme en métropole, la pénurie
de masques chirurgicaux et FFP
est cruellement ressentie par le
personnel soignant. « La colère est
passée. Il reste de l’écœurement et
du dépit », lance un praticien pour

évoquer la polémique d’il y a dix
jours sur la livraison par l’Agence
régionale de santé de plus de
30 000 masques moisis puisés
dans les « stocks historiques ».
Après un retard de livraison, l’ARS
a annoncé il y a quelques jours la
réception de 150 000 pièces. Le
conseil régional a passé des com­
mandes pour 3,2 millions mas­
ques et le conseil départemental
pour 1,5 million. La région a aussi
voté, lundi 6 avril, un plan de
32,6 millions d’euros de soutien à
l’économie. Le préfet dit encoura­
ger « une production locale de
masques » et salue la fabrication
de gel hydroalcoolique lancée par
un producteur de rhum.
Un dispositif spécial a égale­
ment été mis en place pour éviter
un afflux de personnes venant
retirer leurs prestations sociales.
L’île compte plus de 280 000 allo­
cataires, dont un quart ne dispose

pas de carte bancaire. La Poste a
décidé d’ouvrir des bureaux sup­
plémentaires à partir du 6 avril et
s’est organisée pour faire respec­
ter les règles de distanciation
sociale. Des mesures similaires
ont été prises dans les transports
en commun.
Si La Réunion semble pour l’ins­
tant échapper au pire, le confine­

ment aggrave d’autres problèmes.
La préfecture et les autorités judi­
ciaires viennent de lancer un
rappel indiquant tous les contacts
utiles pour les victimes de violen­
ces familiales. Le procureur de
Saint­Denis, Eric Tufféry, se dit
très « inquiet » de « l’étrange »
chute d’un tiers des interventions
des forces de l’ordre à la suite d’un
appel ou des signalements aux as­
sociations. L’alcool, l’une des prin­
cipales causes de ces violences, est
interdit à la vente dès 17 heures.
Autre sujet sensible : la hausse
des prix. Notamment de certains
produits alimentaires comme
l’oignon, indispensable dans la
cuisine créole. Le préfet a an­
noncé des opérations de contrôle.
« Personne ne se fera de l’argent sur
le dos des ultramarins » , a déclaré,
vendredi soir, la ministre des
outre­mer, Annick Girardin.
jérôme talpin

Comme
le montrent
les 80 % de cas
importés,
l’aéroport reste
la principale
porte d’entrée
du virus

« Sous les toits en
tôle, il fait vite
40 degrés, alors
qu’ils vivent à six
ou sept dans une
même pièce »
CHAMSIDDINE FOULERA
éducateur
aux Apprentis d’Auteuil

A l’aéroport de Saint­Denis, à La Réunion, le 31 mars. RICHARD BOUHET/AFP
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