Le Monde - 08.04.2020

(Marcin) #1

0123
MERCREDI 8 AVRIL 2020 coronavirus| 11


RÉCIT


T


out est allé si vite. Natha­
lie Bourson se souvient
pourtant de chaque
scène, au quart d’heure
près. De ce coup de téléphone
reçu mardi 24 mars au matin, « à
6 heures moins le quart ». De cet
infirmier qui l’informe alors de la
mort de son père, Georges Caux,
89 ans, au centre hospitalier de
Compiègne (Oise) : « Il l’a annoncé
gentiment, comme il pouvait, pour
dire qu’il l’avait trouvé décédé à
5 h 10. » De ce sac­poubelle conte­
nant « les affaires » de Georges ;
quelques vêtements qu’elle est
allée récupérer, le jour même, à
l’hôpital. Sans voir son père, « mis
dans une housse, à la morgue ».
Nathalie se souvient aussi des
premières quintes de toux de
Georges, le jeudi 19 mars, moins
d’une semaine avant. Lui, répé­
tant : « De toute façon, c’est une
bronchite, c’est rien, ça va passer. »
Mais le samedi, la fièvre est appa­
rue. « Je n’ai pas percuté tout de
suite » , dit sa fille. Assistante
maternelle, 56 ans, Nathalie vient
tous les jours chez ses parents. Eux
habitent à Saint­Vaast­de­Long­
mont ; elle à Verberie, deux com­
munes voisines, au sud de Com­
piègne. Ginette, 86 ans, la femme
de Georges, souffre d’Alzheimer.
En décembre 2019, elle se fracture
le col du fémur. Georges prend
soin d’elle, mais fatigue. Alors
Nathalie multiplie les visites.
Le dimanche 22 mars, elle arrive
chez Georges et Ginette « à
14 heures ». Georges avait 39,5^0 C
de fièvre dans la matinée. « Je lui
ai dit : “Reprends ta température
maintenant.” Il avait 40^0 C. Ça m’a
alertée. » Nathalie joint une de ses
nièces, gériatre à la polyclinique
Saint­Côme de Compiègne. « Elle
m’a conseillée : “Tu surveilles, tu lui
donnes des Doliprane, tant qu’il
n’y a pas de problèmes respiratoi­
res.” » Nathalie s’inquiète. Son
père est encombré « au niveau des
bronches ». Elle finit par appeler le


  1. « Ils m’ont envoyé une ambu­
    lance et l’ont emmené à l’hôpital. Il
    est parti vers 17 h 30 d’ici. »
    Elle ne
    l’a plus revu ensuite.


« On est débordés »
Pour les proches de victimes du
Covid­19 qui ont parlé au Monde , il
a souvent fallu subir une sépara­
tion avant d’apprendre le décès,
par téléphone. Nathalie a juste pu
parler à son père, le lundi, veille de
sa mort. « Il m’a appelée pour me
dire qu’il avait eu une chambre à
4 heures du matin. Je n’ai rien du
tout contre l’hôpital, mais ça mon­
tre bien l’encombrement et la diffi­
culté des choses pour eux. La der­
nière fois que je l’ai appelé avec ma
mère, il était 21 heures. Il était bien. »
Maurice Mamone, infirmier à la
retraite de 67 ans vivant à Metz,
n’avait plus vu sa mère, Eda, 87 ans,
depuis le 13 mars, « juste avant le
confinement ». Samedi 28 mars,
son frère cadet, Jean­Claude, l’a
appelé pour lui annoncer qu’elle
était morte dans une clinique de
Thionville (Moselle). « Mon frère
avait été désigné personne de con­
fiance , explique Maurice. Il a fait
l’intermédiaire pour tout, avec l’hô­
pital, puis la clinique. Samedi, un
médecin lui a annoncé la nouvelle
et lui a dit : “Ce n’est pas la peine de
téléphoner, on est débordés, on a du
mal à répondre. Si vous pouvez, ne
téléphonez pas.” C’était clair. »
Il a tout de même fallu appeler
les pompes funèbres. Eda Ma­
mone a été incinérée mercredi
1 er avril. Sans cérémonie ni per­
sonne de sa famille. Ce jour­là,
Maurice a tout de même envoyé à
ses proches la vidéo d’une chan­
son populaire italienne, Quel
mazzolin di fiori (« Ce bouquet de
fleurs »). Dès qu’ils le pourront,
Maurice, son frère et sa sœur
viendront récupérer ses cendres
au crématorium.
Le retraité savait que sa mère
« n’était pas en bonne forme ». Hos­

pitalisée depuis début mars pour
une embolie pulmonaire, Eda Ma­
mone a vu son état de santé empi­
rer quelques jours avant sa mort.
Au téléphone, ses enfants enten­
dent qu’elle a du mal à respirer. Le
26 mars, elle est testée. Diagnostic
dès le lendemain : elle souffre bien
du Covid­19. « Ma mère était en
bout de course, on savait qu’elle
pouvait mourir d’un moment à
l’autre. Mais dans ces condi­
tions­là, c’est désolant , résume
Maurice. Ce qu’elle souhaitait sur­
tout, c’est qu’on soit près d’elle dans
ses derniers moments. Il lui est
arrivé ce qu’elle craignait le plus. »
Parce que le présent est une im­
passe, Maurice se projette. Il ima­
gine le jour où l’urne de sa mère
sera déposée à côté de celle de son
père, Filippo, qui repose au colum­
barium de Serémange­Erzange
(Moselle) « depuis 2001 ». A quel­
ques enjambées de leur maison de
mineurs, où ce couple d’origine
italienne était venu s’installer,
dans la vallée de la Fensch, connue
pour ses hauts­fourneaux et ses
mines. Il y aura une cérémonie re­
ligieuse, Eda l’aurait souhaitée. Il
sera alors temps, avec les cinq pe­
tits­enfants d’Eda et Filippo, et
leurs arrière­petits­enfants, de « re­
faire un peu cette histoire, qui croise
celle de la France et de l’Italie ».
Au téléphone, de sa voix calme,
Maurice a tenu à ce que le nom de
sa mère, « fière d’être femme de
mineur » , soit publié. « Chaque
mort, c’est une histoire , explique­
t­il, et pas uniquement un mort de
plus du Covid. »
Nathalie Bourson, elle, a pu
assister à l’enterrement de son
père. Le 27 mars, Georges Caux a

été inhumé au cimetière de
Verberie, juste à côté du caveau de
ses parents. Seules onze person­
nes étaient présentes. Pas d’em­
brassade ni d’accolade, gestes
barrières obligent. Depuis, le télé­
phone de Nathalie n’arrête pas de
sonner. Des témoignages d’affec­
tion de proches. « J’ai beaucoup de
messages, d’appels, dit­elle. Mais
physiquement, dans ces cas­là, on
a besoin d’étreintes, de présence. »
Le temps du recueillement à
peine commencé, il faut déjà
régler le sujet de la succession,
sans pouvoir se rendre chez le
notaire. S’occuper de sa mère
Ginette, 86 ans, qui malgré la
maladie, a compris. « Elle se rend
compte, elle le sait, on lui a expli­
qué. Il faut lui répéter plusieurs
fois, après elle intègre les choses.
Ça lui fait du souci. Elle n’a qu’une
envie, c’est d’aller le rejoindre. »

Prendre soin des survivants
Nathalie a quitté sa maison de Ver­
berie et son mari, provisoirement,
pour rester avec sa mère. La quin­
quagénaire tousse, mais Ginette,
« pour l’instant, n’a pas de signe ».
Plane, chaque jour, cette peur de
lui transmettre le virus. « On n’a
pas de conseils spécifiques , résume
l’assistante maternelle. Je porte un
masque, que je désinfecte. Je me
lave souvent les mains. » Il faut
continuer à s’occuper de Ginette,
avec des questions plein la tête.
Nathalie a gardé des enfants jus­
qu’à la mi­mars. A­t­elle conta­
miné son père après avoir été en
contact avec des porteurs sains?
Faut­il continuer à passer l’aspira­
teur, au risque de brasser de la
poussière et le virus avec? Faut­il
secouer les draps?
Nathalie ne termine pas certai­
nes phrases : « Il y a un moment,
on ne peut pas non plus... Mon
père, il a pu l’attraper n’importe
où. Potentiellement, moi j’ai pu
l’amener... » Elle regrette l’absence
de consignes claires dès début
mars, alors qu’elle se sentait inci­
tée à toujours garder des enfants :
« Il n’y a eu aucune clarté. On a été
laissé pour compte. Là je passe à
l’addition, c’est assez scandaleux. »
Parmi les proches de couples
âgés, la situation, douloureuse,

vire parfois au casse­tête quand
reste un survivant dont il faut
prendre soin. Pierre Millet, jeune
journaliste, a perdu sa grand­
mère, Denise, samedi 28 mars. La
dame de 87 ans, ancienne illustra­
trice, habitait avec son mari
Claude un appartement place de
Clichy, dans le nord de Paris.
Des deux octogénaires, Denise
paraissait, de loin, la plus solide ;
Claude, lui, était affaibli, en fau­
teuil roulant. Jusqu’alors, le
couple vivait, avec la venue régu­
lière d’aides­soignants. Mardi
24 mars, Denise « s’est mise à tous­
ser énormément, à être essoufflée,
à dormir en permanence et à avoir
des courbatures » , raconte Pierre
Millet. Les antibiotiques prescrits
par la médecin de famille n’ont
pas d’effets notables.
Le 25 mars, l’oncle de Pierre ar­
rive du Jura pour aider ses parents,
et ouvrir la porte aux aides­soi­
gnants. Pierre, lui, apporte quel­
ques vivres, laissés sur le palier. La
nuit suivante se révèle « catastro­
phique » : « Elle se réveille, n’arrive
plus à respirer. » Le jeudi matin,
Denise est envoyée aux urgences
de l’hôpital Lariboisière. La sœur
de Pierre est médecin, elle fait l’in­
termédiaire avec l’hôpital. « On lui
a d’abord dit d’être pessimiste, se
souvient le jeune homme. Le
lendemain matin, le vendredi, on
lui dit que ça allait mieux et qu’ils la
transféraient à l’Institut médical
Montsouris, qui est très bien. Mais
quand ma grand­mère est arrivée
là­bas, elle était quasiment morte.
Elle n’arrivait plus à respirer. Il n’y a
pas eu de réanimation, mais ça, on
nous l’a dit tout de suite et c’est très
compréhensible. Ils ont fait de
l’accompagnement de fin de vie.
C’est allé très vite. »
Il faudra, en revanche, attendre
sûrement l’été, avant de pouvoir
tous se retrouver en famille pour
rendre un hommage à Denise.
Claude pourra­t­il en être?
Personne n’en est sûr. « C’est le
flou le plus total, on est complète­
ment dépassé , résume son petit­
fils. Il y a une petite colère, dans le
sens où mon grand­père, il n’y a
rien pour l’aider : il est tout seul
chez lui, en chaise roulante. Et c’est
à quelqu’un de la famille de se

sacrifier, d’être quasiment sûr de
choper le truc, pour l’aider. »
Pour les proches, aucun choix
n’est simple. L’éloignement géo­
graphique rend certaines déci­
sions encore plus douloureuses.
Début mars, Eric – il préfère rester
anonyme –, communicant à Paris,
a été informé que l’établissement
d’hébergement pour personnes
âgées dépendantes (Ehpad) de
Thise (Doubs), près de Besançon,
où vit son père, 84 ans, allait être
confiné. Plusieurs résidents de
cette maison de retraite présen­
tent alors des symptômes.
Le 16 mars, Emmanuel Macron
annonce le confinement. Eric ne
prend pas le train, il reste à Paris.
« C’était une décision compliquée,
parce que ma mère se faisait opé­
rer de la thyroïde et que mon père
était sous surveillance. » Le lende­
main, le 17 mars, la mère et la
sœur d’Eric apprennent que l’état
du père s’est aggravé. Il présente
tous les symptômes de la maladie.
Elles se rendent à l’Ehpad. Une vi­
sioconférence est organisée
« pour avoir un moment tous les
quatre ». Noël, garagiste à la re­
traite, est mort le samedi 21 mars.
Ni la femme de Noël ni sa fille,
qui habitent à Besançon, ne se
sont rendues à l’Ehpad, après une
discussion avec Eric. Le jour de la
crémation, le 25 mars, l’épouse et
ses deux enfants se sont réunis
« de manière virtuelle, à 8 h 30,
l’heure de l’incinération, pour
avoir une pensée ensemble. On a
regardé des photos, on a écouté de
la musique qu’il aimait. On a fait
notre propre regroupement, avec
nos moyens du bord ». Le recueille­
ment auprès de l’urne attendra.
« On ne sait pas quand ça aura lieu ,

« On savait que
ma mère pouvait
mourir d’un
moment à l’autre.
Mais dans
ces conditions-là,
c’est désolant »
MAURICE MAMONE
infirmier retraité

« Il est arrivé à ma mère ce qu’elle craignait le plus »


Plusieurs proches de victimes du Covid­19 racontent leur sentiment d’impuissance face à la situation


dit Eric. Est­ce qu’il y aura des files
d’attente comme à Wuhan pour
aller chercher les cendres? »
Après être resté confiné plus de
deux semaines à Paris avec sa
femme et sa fille âgée de 2 ans,
Maxime Le Borgne, consultant
dans le design, a quitté la capitale.
Mercredi 1er avril, il a retrouvé sa
mère, son frère, sa sœur et sa belle­
mère au cimetière de Locmaria­
quer, un petit village du Morbihan,
en bord de mer. Tous autour de la
tombe de Thierry, 64 ans, archi­
tecte. « Je ne pouvais pas laisser mes
proches y aller sans moi , dit
Maxime. Il fallait faire les derniers
adieux, ce que beaucoup de gens
n’ont pas la chance de pouvoir faire,
en Italie ou en Chine. »

Sentiment d’impuissance
Pendant deux semaines, Maxime
n’a pu rendre visite à son père.
L’hospitalisation, le placement en
réanimation, l’intubation : tout
cela lui a été raconté par ses
proches. Une issue qui semble
inéluctable au fil des jours qui
passent, et un sentiment d’im­
puissance. « Les accès à l’hôpital,
c’était une visite par jour et par per­
sonne. On laissait la priorité à son
épouse et on suivait les mesures de
confinement. » Après l’enterre­
ment, Maxime est rentré à Paris
rejoindre sa femme et sa fille.
Sur son compte Facebook,
Nathalie Bourson, dans l’Oise, a
publié un message, dès le 27 mars,
jour de l’inhumation de son père.
Un « mince hommage » au « pho­
tographe » passionné, au « cava­
lier émérite » , au « globe­trotteur »
qu’il était quand il ne gérait pas
son entreprise de meubles. Elle
s’excuserait presque des rares fau­
tes d’orthographe laissées dans la
précipitation : « Je n’ai pas eu le
temps de les corriger. » Ecrire le
texte lui a fait du bien. « Normale­
ment dans un enterrement, vous
avez un registre de condoléances.
Vous le regardez quand vous pou­
vez le regarder. Là, il n’y avait rien. »
Sous son texte publié sur Face­
book, les dizaines de commentai­
res affectueux, les émoticones
tristes ou en forme de cœur, font
pour l’instant office de registre.
yann bouchez

« Est-ce qu’il y
aura des files
d’attente comme
à Wuhan pour
aller chercher
les cendres? »
ÉRIC
communicant
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