Le Monde - 08.04.2020

(Marcin) #1

14 |coronavirus MERCREDI 8 AVRIL 2020


0123


Exploitation
agricole près
de Genthin
en Allemagne,
le 18 mars.
MARKUS SCHREIBER/AP

varsovie, madrid, bruxelles,
bucarest, berlin ­ correspondants

E


n raison des ferme­
tures de frontières
décidées par les gou­
vernements, des cen­
taines de milliers de
saisonniers d’Europe
de l’Est ne peuvent rejoindre les
exploitations agricoles qui ont
besoin d’eux. De l’Espagne à la Po­
logne, de nombreuses récoltes
sont en péril. Adrian Stan est sai­
sonnier agricole, mais il a fait de
ce travail son unique gagne­pain.
« Ces trois dernières années j’ai fait
un peu le tour de l’Europe , raconte
ce Roumain de 29 ans dans son
studio de Popesti, une banlieue
de Bucarest où il vit avec son
épouse et sa fille âgée de 4 ans. J’ai
cueilli des tomates en Belgique et
des pommes en Italie et ai ra­
massé des pommes de terre en Al­
lemagne. Avec l’argent que j’ai ga­
gné là­bas, je faisais vivre ma fa­
mille toute l’année. » Mais cette
année, avec l’épidémie due au co­
ronavirus, le jeune homme est
confiné à domicile.
Comme lui, des centaines de
milliers de Roumains qui vivent
des travaux saisonniers en Europe
de l’Ouest sont frappés de plein
fouet par les restrictions liées à la
pandémie. Le 21 mars, un charter
rempli de 144 saisonniers a dé­
collé de Suceava, dans le nord­est
de la Roumanie, à destination de
Hanovre, dans le nord de l’Allema­
gne. C’était le dernier. Depuis, l’Al­
lemagne a interdit l’entrée sur son

territoire aux travailleurs venant
de ce pays et de Bulgarie. « Ils sont
partis pour une affaire d’asperges ,
déclare Ionut Mariuta, le directeur
de l’aéroport de Suceava. Leurs pa­
piers étaient en règle et nous avi­
ons procédé à une désinfection de
l’avion avant le décollage. »
A l’instar de l’Allemagne, pres­
que tous les pays européens ont
fermé leurs frontières à cause de la
maladie. Les nombreux saison­
niers roumains qui ne sont pas
partis à temps et les quelque
200 000 ouvriers agricoles qui ont
dû rentrer en Roumanie depuis le
début de la pandémie en sont ré­
duits à ronger leur frein en atten­
dant des jours meilleurs.

DES VERGERS PLEINS DE FRUITS
Partout sur le continent, leur ab­
sence se fait cruellement sentir
avec l’arrivée du printemps. En Es­
pagne, le pays d’Europe actuelle­
ment le plus touché par l’épidé­
mie, seule une petite partie des
contingents de Marocains, Tuni­
siens, Roumains ou Bulgares, qui
chaque année sont employés à la
préparation des arbres fruitiers et
à la récolte des fruits et légumes,
ont pu arriver. Après avoir décrété
l’état d’alerte le 14 mars, Madrid a
verrouillé les frontières.
Dans le premier pays produc­
teur de fruits d’Europe, presque
tous les vergers manquent donc
de bras. Il n’y a pas assez de tra­
vailleurs pour cueillir les cerises
d’Alicante ou de la vallée du Jerte
(Estrémadure). Sur les rives de
l’Ebre, en Aragon et en Catalogne,

il faut d’urgence 50 000 person­
nes pour l’éclaircissage des pê­
chers et abricotiers. Et cette pénu­
rie de saisonniers ne concerne pas
que les producteurs de fruits : les
champs d’ail de Cordoue (Anda­
lousie) et de Cuenca (Castille­La
Manche) ont désespérément be­
soin de bras, tandis qu’à Guadala­
jara, près de Madrid, il manque
80 % des effectifs nécessaires au
ramassage de l’asperge verte.
L’élevage ne se porte guère
mieux. Les éleveurs d’Estréma­
dure cherchent quatre cents pro­
fessionnels pour assurer la tonte
des moutons, tandis qu’en Castille
ils en viennent à abandonner
leurs chevreaux et leurs agneaux
car les restaurants, leurs princi­
paux clients, ont fermé. En tout,
selon l’Association agraire des jeu­
nes agriculteurs (Asaja), les exploi­
tations espagnoles ont besoin de
« 100 000 à 150 000 travailleurs
dans les deux prochains mois ».
Déjà, les producteurs de fraises
de Huelva ont annoncé qu’ils ne
récolteront pas tous les fruits.
Car, en plus de la pénurie de
main­d’œuvre, les maraîchers an­
dalous pâtissent également de
l’annulation de nombreuses
commandes internationales : en
effet, en raison du confinement,
les consommateurs européens
privilégient des produits surgelés
et moins périssables. Seules les
cultures sous plastique du sud­
est du pays, à Almeria ou Murcie,
sont épargnées : les exploitations
emploient à longueur d’année un
personnel relativement stable,

résidant sur place, grâce à la rota­
tion des cultures sous serres.
Ailleurs en Espagne, le secteur
croit peu à la possibilité de pallier
l’absence de bras grâce à la
main­d’œuvre locale. « Le gouver­
nement a poussé les entreprises à
avoir recours au chômage partiel.
Or, dans ce cas, les employés tou­
chent des indemnités et n’ont pas
le droit de travailler ailleurs, souli­
gne l’Asaja. Par ailleurs, de nom­
breuses prestations ont été déblo­
quées, qui risquent de décourager
un certain nombre de chômeurs
de chercher du travail. »

DES CHÔMEURS À L’ŒUVRE
Faire travailler des chômeurs en
maintenant leur indemnité, aug­
mentée d’un salaire : c’est précisé­
ment l’idée du Boerenbond, puis­
sante organisation agricole fla­
mande, pour remplacer les tra­
vailleurs saisonniers en Belgique.
Dans ce pays, le secteur des fruits
et légumes emploie annuelle­

ment 60 000 personnes, dont
90 % sont originaires de Pologne,
de Roumanie et de Bulgarie. Une
petite proportion d’entre eux seu­
lement est au travail, aux côtés de
7 000 Belges, alors que, selon le
Boerenbond, il en faudrait au
moins 20 000 – et 30 000 dès le
mois de mai – pour les récoltes de
tomates, fraises, et radis. Mardi
31 mars, la ministre de l’emploi,
Nathalie Muylle, a autorisé les
ouvriers agricoles occasionnels à
travailler jusqu’à 130 jours, au lieu
de 65 jusqu’ici.
Les cultivateurs belges s’esti­
ment d’autant plus en danger que,
compte tenu de la fermeture des
restaurants ou des écoles depuis
le 14 mars, la demande s’effondre.
Le prix des asperges blanches, très
prisées en Belgique, est tombé à la
moitié de son niveau habituel. En
conséquence, des agriculteurs
sont contraints de les brader le
long des routes. Chez le voisin
néerlandais aussi, la plupart des

La pénurie de


saisonniers paralyse


l’agriculture en Europe


La fermeture des frontières due à la crise sanitaire met


à mal la possibilité pour les producteurs de recourir


à leur main­d’œuvre habituelle, notamment celle venue


des pays de l’Est, et complique les récoltes


En France, une nouvelle main­d’œuvre pour les agriculteurs


Près de 210 000 volontaires ont répondu à l’appel pour aller travailler dans les champs


P


our l’instant, nous mainte­
nons l’activité mais l’équili­
bre est fragile » , affirme
Laurent Bergé, président de l’as­
sociation d’organisations de pro­
ducteurs nationale (AOPn) Toma­
tes et concombres de France. Et
d’évoquer la situation de son ex­
ploitation maraîchère, à côté de
Nantes, en Loire­Atlantique,
bousculée comme une bonne
part de l’agriculture française par
la crise liée au coronavirus.
« J’emploie actuellement 90 per­
sonnes. J’ai 17 salariés qui ne sont
pas venus la première semaine
d’avril alors que le nombre d’ab­
sents était de 8 la semaine précé­
dente » , témoigne M. Bergé. Des
employés qui restent chez eux
pour s’occuper de leurs enfants ou
pour raisons de santé. Le maraî­
cher a trouvé des remplaçants, lui­
même ayant été démarché direc­
tement par des personnes de la ré­
gion en chômage partiel ou sans
activité du fait de la fermeture de
leur commerce, en particulier des
restaurateurs. « Le souci pour nous
est de ne pas perdre l’encadrement,

cela peut déstabiliser l’activité car il
faut pouvoir encadrer la
main­d’œuvre sans expérience
agricole » , explique Laurent Bergé.
Autre inquiétude, la montée en
puissance des équipes entre mi­
avril et mi­mai pour faire face à la
pleine saison de la tomate en mai
et juin. « Nous passons à 130 per­
sonnes sur l’exploitation » , expli­
que M. Bergé. Habituellement, il a
recours à des travailleurs venant
de Roumanie et du Maroc. Or la
frontière avec le Maroc est fer­
mée. Ce qui d’ailleurs contraint
des Marocains qui faisaient la sai­
son d’hiver à rester en France
alors qu’inversement ceux qui de­
vaient prendre la relève sont blo­
qués de l’autre côté de la Méditer­
ranée. Concernant la Roumanie,
des dérogations existent, mais les
Roumains hésitent à venir. « La
question n’est pas tant la quantité
de main­d’œuvre que sa qualité » ,
souligne M. Bergé.
En quantité, a priori, le pro­
blème semble résolu. En effet, les
volontaires ont été nombreux à
répondre à l’appel lancé conjoin­

tement par le ministre de l’agri­
culture et le syndicat agricole
FNSEA, mardi 17 mars. Ils se disent
prêts à proposer leurs bras pour
aider les agriculteurs sur l’ensem­
ble du territoire national. « Nous
en sommes, lundi 6 avril, à 210 000
travailleurs inscrits et 4 000 agri­
culteurs demandeurs de main­
d’œuvre » , affirme Jean­Baptiste
Vervy, directeur de la plate­forme
WiziFarm, qui héberge la page
« Desbraspourtonassiette » créée
pour l’occasion.

Délicate adéquation
Christiane Lambert, présidente
de la FNSEA, avait chiffré à
200 000, le nombre de recrute­
ments nécessaires d’ici à l’été, es­
sentiellement dans le maraîchage
et l’arboriculture. Un besoin de
bras pour pallier l’absence des sai­
sonniers venant habituellement
de Roumanie, de Pologne, du Ma­
roc ou d’Espagne. Pour faciliter les
embauches, le gouvernement a
accepté d’autoriser les salariés en
chômage partiel à cumuler leur
indemnité avec un salaire agri­

cole. Même dérogation du côté
des bénéficiaires du fonds de soli­
darité pour les très petites entre­
prises. En outre, les contraintes
horaires ont été assouplies.
Mais l’adéquation entre le flux
de candidatures et la demande
n’est pas aussi simple qu’il n’y pa­
raît. « La difficulté qu’on rencontre,
c’est que les campagnes de récolte
vont continuer jusqu’à fin juin. Or,
lorsque la fin du confinement va
être prononcée, les salariés en chô­
mage partiel vont retourner dans
leur entreprise. On va manquer de
main­d’œuvre, c’est certain, si les
travailleurs étrangers ne peuvent
entrer sur le territoire » , estime Xa­
vier Mas, président de l’AOPn Frai­
ses de France, même si sur son ex­
ploitation, située dans le Lot­et­
Garonne, il affirme ne pas ren­
contrer de problème car il dit ne
pas embaucher d’étrangers mais
des saisonniers locaux.
Toutefois, les maraîchers ont
quelques motifs de satisfaction.
Producteurs de fraises, d’asperges
ou de tomates ont été très secoués,
au début de la période de confine­

ment. L’arrêt soudain des restau­
rants et des cantines, puis l’inter­
diction des marchés de plein air et
les achats dans la panique des
Français privilégiant des achats de
produits dits de première néces­
sité au détriment des produits
frais avaient fait plonger les ven­
tes. « Nous avons jeté des fraises il y
a quinze jours », concède M. Mas.
Mais, depuis, avec le soutien de la
grande distribution, qui a accepté
de privilégier l’origine France, la si­
tuation s’est améliorée. « Depuis
début avril, cela va mieux. Après
deux semaines avec une baisse de
production de 50 %, nous sommes
revenus à 75 % de ce que nous pou­
vons fournir. Nous retrouvons un
marché plus équilibré. Nous avons
dû placer des salariés en chômage
technique trois ou quatre jours,
mais maintenant tout le monde est
à nouveau au travail » , raconte Da­
vid Ducourneau, producteur d’as­
perges à Saint­Martin­d’Oney
(Landes). « Nous écoulons toute no­
tre marchandise actuellement » ,
souligne M. Mas, évoquant la si­
tuation rétablie des producteurs

de fraises, mais, ajoute­t­il, « nous
sommes vigilants à ne pas faire
flamber les prix ». Une préoccupa­
tion alors que les Français voient
leur budget d’achats alimentaires
croître. Elle est partagée par les
producteurs de tomates. « Au­
jourd’hui, nous n’avons pas de diffi­
culté à écouler la production, nous
avons décidé de plafonner les cours
pour éviter la valse des prix » , note
M. Bergé.
Quant à cette hausse du budget
d’achats alimentaires, il est com­
plexe d’en identifier la cause. La
préférence donnée à la filière fran­
çaise dans les produits frais a­t­elle
fait gonfler l’addition? La peur des
conséquences de la crise conduit­
elle les ménages à acheter plus que
d’habitude? Le 15 avril, l’Insee de­
vrait publier les résultats de son
enquête sur les prix à la consom­
mation pour mars. Mais rien ne
dit qu’ils permettront de lever le
voile sur ce mystère. Depuis le
16 mars, l’Insee n’envoie plus ses
enquêteurs faire des relevés de
prix sur le terrain.
laurence girard

« NOUS SOMMES 


AUX CÔTÉS DE NOS 


AGRICULTEURS EN CES 


TEMPS DIFFICILES, 


ET NOUS PRENDRONS 


D’AUTRES MESURES POUR 


LES SOUTENIR EN 


FONCTION DE L’ÉVOLUTION 


DE LA SITUATION »
URSULA VON DER LEYEN
présidente de la Commission
européenne
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