Le Monde - 08.04.2020

(Marcin) #1

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MERCREDI 8 AVRIL 2020 coronavirus| 15


Des greniers bien remplis,


mais des inquiétudes


sur la chaîne logistique


Le Programme alimentaire mondial se dit préoccupé
par la situation qui prévaut dans les pays pauvres,
notamment en Afrique subsaharienne

E


n France et en Europe, même si la
chaîne alimentaire est sous ten­
sion, après les achats de panique
de la population et le bouleversement
des circuits de distribution, il n’y a pas de
risque de pénurie. Un message répété
avec insistance par les gouvernements.
Cependant, face à la pandémie de Co­
vid­19, des inquiétudes se font jour pour
certaines régions du globe. Ainsi, l’écono­
miste en chef du Programme alimentaire
mondial (PAM), Arif Husain, a fait part,
vendredi 3 avril, de sa préoccupation
pour de nombreux pays pauvres, en par­
ticulier en Afrique subsaharienne.
« En général, nous sommes confrontés à
un choc d’approvisionnement, comme
une sécheresse, ou à un choc de demande,
comme une récession, mais ici, ce sont les
deux à la fois », a souligné M. Husain,
mettant en exergue l’aspect inédit de la
situation. Le secrétaire général de l’ONU,
Antonio Guterres, a de son côté affirmé
que la pandémie « [représentait] aussi
une menace pour la sécurité alimentaire » ,
principalement pour les Etats d’Afrique
qui dépendent des importations de den­
rées alimentaires et des exportations
pour les financer.
Le PAM estime que, pour de « nombreux
pays pauvres, les conséquences économi­
ques seront plus dévastatrices que la ma­
ladie elle­même ». L’Afrique subsaha­
rienne a importé 40 millions de tonnes
de céréales en 2018. Et des Etats tels que la
Somalie et le Soudan du Sud apparaissent
comme les plus sensibles à une perturba­
tion des approvisionnements, mais aussi
des pays en guerre, à l’image du Yémen
ou de la Syrie.
L’enjeu n’est pourtant pas le volume
global de céréales au niveau mondial. Les
bonnes récoltes se sont succédé et les gre­
niers sont bien fournis. Selon le bulletin
publié par l’Organisation des Nations
unies pour l’alimentation et l’agriculture
(FAO) le 2 avril, les marchés mondiaux de
céréales devraient rester bien approvi­
sionnés en 2019­2020. Elle a d’ailleurs
revu à la hausse ses estimations de ré­
colte pour 2019, à 2 721 millions de ton­
nes, dont 763 millions de tonnes de blé.
Un niveau proche du record historique.
De même, le riz, avec 521 millions de ton­
nes, affiche son deuxième plus fort vo­
lume jamais enregistré.

Incidence sur les prix
A l’heure actuelle, les signaux sont au
vert pour 2020. Pour l’année en cours, la
FAO mise en effet sur un niveau quasi re­
cord, comparable à celui de 2019 pour la
production de blé, « qui, associé à des
stocks relativement amples, devrait aider
à protéger les marchés alimentaires pen­
dant la tempête provoquée par le corona­
virus ». Même si une légère baisse est an­
ticipée dans l’Union européenne et en
Ukraine, elle devrait être compensée en
grande partie par la Russie. Concernant le
maïs, des récoltes exceptionnelles sont
attendues en Argentine et au Brésil, et un
retour à la normale en Afrique du Sud,
après la terrible sécheresse d’il y a un an.
Globalement, même si la FAO pense que
la consommation mondiale de céréales

devrait progresser de 1,2 % en 2020, elle
n’écornera que peu les stocks.
Ces perspectives favorables ont une in­
cidence sur les prix. D’après l’indicateur
publié chaque mois par la FAO, les cours
mondiaux des produits alimentaires ont
fortement baissé en mars, accusant un
repli de 4,3 % par rapport à février, à la
suite du ralentissement économique
mondial induit par la pandémie.
Un repli lié d’abord à la dépréciation du
cours du sucre et des huiles végétales en­
traînée par la chute du pétrole, et donc
par celle de l’éthanol. Le prix des produits
laitiers s’affiche aussi en retrait, bousculé
par la moindre demande mondiale en
poudre de lait écrémé. Quant au cours
des céréales, il décroît également, avec les
perspectives de bonnes récoltes. La seule
exception notable est celle de la viande
de porc, qui s’apprécie, portée par une de­
mande soutenue. Mais également le riz,
très recherché.
Dans ce contexte, les craintes sont da­
vantage liées à d’éventuels problèmes lo­
gistiques. « Les incertitudes liées à la dis­
ponibilité de nourriture peuvent déclen­
cher une vague de restrictions à l’exporta­
tion, provoquant une pénurie sur le
marché mondial », ont mis en garde la
FAO, l’Organisation mondiale de la santé
(OMS) et l’Organisation mondiale du
commerce (OMC), dans un communiqué
commun diffusé le 31 mars. Elles exhor­
tent de concert les pays à « ne pas pertur­
ber la chaîne de l’approvisionnement ali­
mentaire. De telles perturbations, dont le
ralentissement de la circulation des tra­
vailleurs de l’industrie agricole et alimen­
taire et les retards aux frontières pour les
conteneurs, entraîneront un gâchis des
produits périssables ».
Les regards se tournent vers la Russie,
qui envisage de limiter ses exportations
de blé, mais aussi vers le Vietnam, qui, lui,
a décidé de suspendre les ventes de riz
hors de ses frontières, une denrée dont il
est le troisième exportateur mondial.
D’aucuns se demandent si l’Inde, le pre­
mier exportateur mondial de riz, s’apprê­
terait à faire de même, mais le sous­conti­
nent a engrangé une production record
qui dépasse largement ses besoins.
La Chine, pour sa part, à appelé la popu­
lation à limiter ses stocks de cette céréale.
Face à cette situation très mouvante, où
l’incertitude règne dans la mesure où
personne ne connaît avec exactitude la
durée de la pandémie, le sujet de l’appro­
visionnement alimentaire demeure un
thème majeur de préoccupation pour les
gouvernements.
l. gi.

DES ÉTATS TELS QUE 


LA SOMALIE ET LE SOUDAN 


DU SUD APPARAISSENT 


COMME LES PLUS SENSIBLES 


À UNE PERTURBATION 
170 000 saisonniers employés DES APPROVISIONNEMENTS
chaque année pour les récoltes
manquent à l’appel dans un pays
qui a exporté, en 2019, des fruits et
des légumes pour un montant to­
tal de 11,9 milliards d’euros. Les ex­
ploitations néerlandaises veulent
recruter une partie de la
main­d’œuvre nécessaire dans les
secteurs des cafés et restaurants
ou du nettoyage. Les sociétés d’in­
térim se mobilisent également
pour faire face à l’urgence.

BRUXELLES EN ALERTE
Cette paralysie générale a alerté
Bruxelles. Le Commissaire à l’agri­
culture, Janusz Wojciechowski, re­
commandait, le 30 mars, aux Etats
membres de faciliter le passage
des frontières pour les travailleurs
du secteur agricole, « car ils sont in­
dispensables à la sécurité alimen­
taire de l’UE ». Lundi 6 avril, la pré­
sidente de la Commission a an­
noncé une simplification des dé­
marches administratives pour les
agriculteurs européens et des dé­
lais supplémentaires pour leurs
demandes de subventions. « Nous
sommes aux côtés de nos agri­
culteurs en ces temps difficiles, et
nous prendrons d’autres mesures
pour les soutenir en fonction de
l’évolution de la situation » , a pro­
mis Ursula von der Leyen.
Le gouvernement allemand n’a
pas tardé à réagir : jeudi 2 avril,
Berlin assouplissait les conditions
d’entrée des ouvriers agricoles
étrangers. Il n’y avait plus une mi­
nute à perdre : quelque 300 000
saisonniers – surtout des Polonais
et des Roumains – travaillent ha­
bituellement dans les exploita­
tions agricoles allemandes cha­
que année. Rien qu’en avril et mai,
ils sont 100 000, en temps nor­
mal, à ramasser les asperges blan­
ches, la rhubarbe, les concombres
ou les fraises. En Bavière, dans le
« triangle du houblon », qui assure
86 % de la production nationale, la
mise en culture de cette plante
grimpante sur des tuteurs – travail
manuel fastidieux – a d’ores et
déjà pris du retard, mettant en pé­
ril la production de cet ingrédient
essentiel aux brasseurs de bière.
La décision allemande de fermer
les frontières du pays, le 25 mars,
avait donc causé l’émoi dans les
campagnes. Julia Klöckner, la mi­
nistre de l’agriculture, avait bien
tenté d’amadouer les cultivateurs
allemands en leur suggérant
d’embaucher des étudiants ou des

réfugiés, mais les exploitants
étaient peu enthousiastes. « Tous
ceux qui veulent se retrousser les
manches sont les bienvenus , avait
répondu Joachim Rukwied, le pré­
sident de la Confédération agri­
cole allemande (DBV). Mais nous
avons besoin de nos saisonniers ex­
périmentés d’Europe de l’Est, ceux
qui viennent travailler chez nous
depuis des années. On ne peut pas
les remplacer du jour au lende­
main .» Par ailleurs, à salaire égal,
ils coûtent moins cher en cotisa­
tions sociales qu’un salarié domi­
cilié en Allemagne.
Face au tollé, Berlin a donc fini
par céder. Mais les conditions sont
strictes : 40 000 saisonniers se­
ront autorisés à entrer en Allema­
gne en avril, et le même nombre
en mai. Afin de leur éviter de longs
périples en autocar à travers l’Eu­
rope, ils ne pourront voyager
qu’en avion vers des aéroports dé­
signés par les autorités. Ils y se­
ront accueillis par leurs em­
ployeurs, devront se soumettre à
un test de dépistage du coronavi­
rus, et travailler à l’écart des autres
ouvriers agricoles pendant leurs
14 premiers jours aux champs.
« Les récoltes n’attendent pas ; on
ne peut pas retarder les semis » , a
concédé Mme Klöckner. De l’avis
des agriculteurs, ces contingents
décidés par le gouvernement res­
tent néanmoins insuffisants. Ber­
lin espère toutefois que les ren­
forts viendront d’Allemagne, no­
tamment parmi les chômeurs et
les réfugiés.
D’ailleurs, il n’est pas sûr que les
saisonniers arrivent aussi nom­
breux qu’escompté outre­Rhin :
la Pologne a elle aussi multiplié
les obstacles à ses frontières. De­
puis le 28 mars, toute personne
arrivant en Pologne doit être
mise en quarantaine, y compris
les nombreux frontaliers polo­
nais qui font la navette quotidien­
nement vers l’Allemagne, mais

aussi les saisonniers agricoles.
Cette décision des autorités polo­
naises a désorganisé un peu plus
le travail pour beaucoup d’entre­
prises et d’exploitations agricoles
allemandes. Le Land de Brande­
bourg a ainsi décidé d’octroyer
une aide de 65 euros par jour aux
transfrontaliers polonais qui dé­
cideraient de rester du côté alle­
mand. Du reste, la Pologne est
confrontée à un double pro­
blème. Si beaucoup de Polonais
partent travailler sur les récoltes
en Europe occidentale, le pays ac­
cueille sur ses exploitations agri­
coles des dizaines de milliers de
travailleurs venus d’Ukraine ou
même d’Asie. Et c’est davantage la
pénurie de main­d’œuvre en pro­
venance de l’Est qui inquiète les
producteurs polonais.

PROLONGEMENT DES PERMIS
Si les mesures mises en place
dans le « paquet anticrise » du
gouvernement prévoient des fa­
cilités de prolongement des per­
mis de séjour des travailleurs
ukrainiens, le problème se pose
pour les saisonniers qui n’ont pas
encore rejoint la Pologne,
d’autant que la frontière polono­
ukrainienne est quasiment her­
métique dans les deux sens.
« Les facilités mises en place ne
concernent pour l’instant que les
travailleurs présents sur le terri­
toire, souligne Paulina Kopiec, de
l’Union des distributeurs polo­
nais de fruits et légumes. Mais il y
a une grande crainte que nous
manquions de bras, car nous ne
pouvons pas gérer la saison uni­
quement avec des travailleurs po­
lonais. Au­delà des récoltes, c’est
toute la chaîne d’approvisionne­
ment, très dépendante de cette
main­d’œuvre, qui peut être consi­
dérablement perturbée. »
En attendant que les frontières
s’entrouvrent et qu’un avion pro­
videntiel décolle de Bucarest,
Adrian Stan continue de se mor­
fondre dans son petit apparte­
ment. « J’espère toujours partir
travailler, je n’ai pas d’autre solu­
tion. Ce n’est pas l’Etat roumain
qui va nourrir ma famille. Je devais
partir avec deux amis en Allema­
gne, et c’est ce qu’on fera à la pre­
mière occasion. » 
jakub iwaniuk,
sandrine morel,
jean­pierre stroobants,
mirel bran
et jean­michel hauteville

LES  CHIFFRES


22 MILLIONS


C’est le nombre de personnes
travaillant dans l’agriculture en
Europe, selon les dernières don-
nées disponibles d’Eurostat. Sur
ce total, seule la moitié des per-
sonnes est salariée, le reste se
composant souvent des exploi-
tants et de leur conjoint dans les
27 pays de l’Union européenne.

1,5 MILLION
Il s’agit du nombre de saison-
niers qui sont nécessaires dans
les quatre plus grands pays agri-
coles du Vieux Continent : l’Italie,
l’Allemagne, la France et l’Espa-
gne. Ces Etats font venir à la fois
des travailleurs d’Europe cen-
trale et orientale (Roumanie,
Pologne), mais aussi de plus
loin (Ukraine, Biélorussie), du
Maghreb (Maroc, Tunisie), voire
du Sri Lanka ou du Bangladesh.

10 MILLIONS
C’est le nombre d’exploitations
agricoles recensées en Europe.
Selon les saisons et les types
de récoltes, les saisonniers se
déplacent sur tout le continent.

« NOUS AVONS


BESOIN DE NOS 


SAISONNIERS 


EXPÉRIMENTÉS 


D’EUROPE DE L’EST »
JOACHIM RUKWIED
président de la Confédération
agricole allemande
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