18 |disparitions MERCREDI 8 AVRIL 2020
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14 NOVEMBRE 1934 Nais-
sance à La Nouvelle-Orléans
(Louisiane)
1955 Diplômé de la Dillard
University
2011 Colauréat avec ses fils
du National Endowment for
the Arts Jazz Masters Award
1 ER AVRIL 2020 Mort
à La Nouvelle-Orléans
16 AVRIL 1933 Naissance
à Boussu (Belgique)
1953 Aide-comptable
au journal « Le Peuple »
1963 « Quintes »,
premier roman
1968 S’installe à Paris
2006 Prix Jean-Arp pour
l’ensemble de son œuvre
4 AVRIL 2020 Mort à Bobigny
Marcel Moreau
Ecrivain belge
R
ésident dans un Ehpad
de Bobigny (SeineSaint
Denis) depuis 2018,
l’écrivain belge Marcel
Moreau est mort le 4 avril des sui
tes du Covid19, à l’âge de 86 ans. Il
laisse une œuvre inclassable,
écrite en français, composée
d’une soixantaine d’ouvrages –
carnets de voyage, poèmes, jour
naux intimes et fictifs, pam
phlets, essais lyriques ou philoso
phiques, fictions expérimentales
ou de facture classique. Marcel
Moreau était un auteur intransi
geant, un prosateur incandescent
qui chahutait la langue autant
qu’il la réinventait , un héritier
sensuel d’Antonin Artaud.
Fils d’un couvreur et d’une
femme au foyer, il naît à Boussu
(Belgique), dans la région minière
du Borinage, le 16 avril 1933. Auto
didacte, il s’éveille tôt à la littéra
ture grâce aux romans d’Emile
Zola et de Dostoïevski. Toute sa
vie, il cultivera aussi une passion
vivace pour le philosophe Nietzs
che : « J’ai eu comme une illumina
tion en le lisant. Il a parlé à ma
chair », confieratil sur France
Culture en 2016. La chair, le maître
mot de Marcel Moreau, écrivain
de l’éros, du baroque des passions
et des transes du désir, dont le co
médien Denis Lavant interprète
magnifiquement les textes.
Correcteur de presse au « Soir »
A la mort de son père, Marcel Mo
reau, qui n’a que 15 ans, com
mence à travailler dans une so
ciété de robinetterie puis est re
cruté comme aidecomptable au
journal Le Peuple. En 1955, il ré
pond à une annonce et devient
correcteur au quotidien Le Soir.
L’année suivante, il entreprend
l’écriture de son premier roman,
Quintes (BuchetChastel, 1962),
une fiction teintée d’absurde
sur un employé d’imprimerie.
Salué par Simone de Beauvoir et
par Raymond Queneau, il fi
gure dans la liste des prix Gon
court et Renaudot.
Gallimard ouvre ses portes à
l’audacieux et fait paraître Ban
nière de bave en 1966. Le roman
commence par une autocon
damnation parodique : « Nous le
disons d’emblée, le livre que
M. MM vient de publier est un
échec. (...) Le mal ne serait pas
grand si l’auteur ne s’acharnait
avec hargne à nous emprisonner
dans son univers de meurtre et de
folie. (...) De plus, l’auteur de Ban
nière de bave manque manifeste
ment de rigueur, son œuvre est
confuse, sanguinolente et indi
geste, elle est pleine de redites. »
Etouffant à Bruxelles, Marcel
Moreau emménage en 1968, avec
femme et enfants, à Paris, où il
continue d’exercer la profession
de correcteur de presse. L’écri
ture tient chez lui de la « posses
sion » et de la « conversion ». Elle
l’engage corps et âme. Il s’y
adonne sans relâche, dès 5 heu
res du matin et sitôt finie sa jour
née de travail. C’est une pulsion
« mouvementée, survoltée, lyri
que et, en dernier ressort, fu
neste », confessetil dans Lecture
irrationnelle de la vie (Complexe,
2001). Pourquoi écrire? « Pour la
Femme dont les entrailles sont
belles. » Il la célèbre dans plu
sieurs livres qu’il qualifie d’ « ado
ratoires » : Ecrits du fond de
l’amour (BuchetChastel, 1968),
étonnant roman épistolaire, puis
Julie ou la dissolution (Christian
Bourgois, 1971) – portrait d’une
mystérieuse dactylo qui dérègle
par sa liberté la routine de ronds
decuir – le font connaître à un
public plus large.
Parmi ses autres ouvrages, ci
tons La Compagnie des femmes
(Lettres vives, 1996), Insensé
ment ton corps (Cadex, 1996), Ex
tase pour une infante roumaine
et La Jeune fille et son fou (tous
deux parus chez Lettres vives
en 1998) , Féminaire (Lettres vi
ves, 2000) ou encore Nous
amants au bonheur ne croyant ...
(Denoël, 2005) et Tectonique des
femmes (Cadex, 2006).
Imprimant à son style rythme
et secousses, Marcel Moreau vit
la création littéraire comme une
exploration profonde de la psy
ché et des gouffres intérieurs.
Dans La Pensée mongole (Chris
tian Bourgois, 1972), l’écrivain
soutient que « la création litté
raire doit être sabotage de ce qui
est. Conçue autrement, elle est
complice de l’ordre établi, c’està
dire d’un principe de rétrécisse
ment de l’homme, et d’un facteur
de laideur universelle. Mais une
simple présence physique, sans
création, atteint au sabotage si
elle en met le prix. Le saboteur
détruit. Mais le sabotage esthéti
que, à l’endroit où il a détruit,
dresse aussitôt la beauté qui ser
vit à détruire. »
Il considère le saboteur esthéti
que comme un libérateur, « celui
qui oppose la beauté terrible des
œuvres à la laideur des oppres
sions ». Pareille conception ne
peut que le rapprocher d’autres
dynamiteurs contemporains, tels
Raoul Vaneigem ou Roland Topor,
avec lequel il cosigne Le Grouillou
couillou (Atelier Clot, Bramsen et
Georges, 1987). Marcel Moreau est
également proche de plusieurs
peintres, notamment Jean Dubuf
fet, qui le considère comme un
« frère en doctrine » , un « magis
tral sabreur » , et Pierre Ale
chinsky, qui illustre, en 2007, In
solation de nuit (La Pierre d’Alun).
Désir d’orgie
Ce révolté pourfend le forma
lisme et le rationalisme, et se dé
crit comme un archéologue attiré
par l’insondable, aimanté par l’in
visible : « Je pouvais fonder en moi,
à la lueur sauvage des instincts,
des formes qui ne devraient rien à
l’habitude de l’œil » (Egobiogra
phie tordue, Labo , 1984). L’Améri
caine Anaïs Nin évoque son ami
de la plus juste des façons dans la
préface de L’Ivre livre (Christian
Bourgois, 1973) : « Il est des profon
deurs dans lesquelles la plupart
des êtres n’osent s’aventurer. Ce
sont les abîmes infernaux de notre
vie instinctive, cette descente dans
nos cauchemars si essentielle à
notre “renaissance” même. Le
voyage mythologique du héros im
plique le grand combat avec les
démons. Marcel Moreau a engagé
cette lutte. »
Il détaille les enjeux charnels
de ce combat dans Corpus Scripti
(Denoël, 2002). Des mots doivent
jaillir une source d’émancipa
tion, un savoir dansant, un désir
d’orgie. « Ce n’est pas assez que
l’écriture soit un chant, encore
fautil qu’elle nous intoxique,
qu’elle nous drogue, qu’elle pro
voque chez le lecteur ces somp
tueuses titubations sans lesquel
les il n’est point d’extrême décou
verte. Mon but est d’inonder de
vin le langage de France, d’écrire
un livre qui se boive, qui se
danse plus qu’il ne se lise » ,
confiatil à Anaïs Nin.
Grand baroudeur, Marcel Mo
reau a multiplié les voyages au fil
des ans. En 1972, il fait naufrage en
Grèce à bord de L’Heleanna et
manque de mourir. Il reviendra
sur cette expérience traumatique
dans Discours contre les entraves
et Issue sans issue. Dans les an
nées 1980, Marcel Moreau, qui
goûte peu les stratégies de salon
et se qualifie d’ « immondain », tra
verse une période dépressive,
presque suicidaire. Elle s’étend
jusqu’en 1995, date de la parution
de son dernier roman : Bal dans la
tête (La Différence). Toutefois,
jamais il ne cessa de se soumet
tre à l’impérieux empire du
Verbe. Marcel Moreau avait reçu
en 2006 le prix JeanArp pour
l’ensemble de son œuvre.
macha séry
En 2005. ULF ANDERSEN/AURIMAGES
Ellis Marsalis
Compositeur et
pianiste américain
P
ianiste de haut rang, for
midable pédagogue mo
derne, Ellis Marsalis est
mort, mercredi 1er avril,
à La NouvelleOrléans (Loui
siane), où il était né le 14 novem
bre 1934. Ellis Marsalis est mort
comme il avait vécu, d’une mort
« moderne » (le nouveau corona
virus). Pianiste, Ellis Marsalis
jouait Chopin comme Bach à la
perfection, mais portait loin la
science des rythmes et des har
monies afroaméricains. Maître
de l’art révolutionnaire, le be
bop, en sa ville, il déclinait le
piano, de Jelly Roll Morton à
l’avantgarde, aux côtés des plus
grands ou des plus téméraires.
Eminent contemporain de son
temps à la personnalité exquise.
Longtemps, ceux qui auront
fait, sans la moindre intention
malveillante, écran à son génie,
aux yeux du « grand public », ce
sont ses quatre fils les plus visi
bles : Wynton (1961), Branford
(1960), Delfeayo (1965) et Jason
(1977). Ils sauront l’inviter plus
tard sur les plus grandes scènes.
Wynton, trompette, le brillant et
habile sujet, dirige le Lincoln Cen
ter et a sa statue à Marciac (Gers).
On n’oubliera pas de sitôt, il le dé
clare en interview, qu’il a décou
vert Louis Armstrong à l’âge de
19 ans. Il en tient pour un jazz de
conservatoire.
Viré pour avoir joué du jazz
Branford, super saxophoniste
- Miles, hiphop, tous terrains
d’aventure –, plus créatif que son
merveilleux technicien de frère,
plus audacieux aussi, ce n’est pas
trop difficile. Philosophie toute
différente. Enfin, Delfeayo (trom
bone) et Jason (batteur), excel
lents dans la production et mille
trafics sonores ultramodernes qui
échappent au bon public. Il a pu
nous arriver d’écrire ici que ses
quatre fils jouaient infiniment
« mieux » que leur père, Ellis, mais
qu’ils ne joueraient jamais « aussi
bien ». Difficile à avaler, sauf par
eux, les fils. Ils savent. Le paradoxe
les enchantait : leur père, Ellis, fils
d’un des premiers Noirs de la ville
à être propriétaire d’une petite en
treprise (une station d’essence),
avait été inscrit par la mère à la Xa
vier Junior School of Music. Excel
lent établissement (catholique)
d’où il se fait virer parce que, en
compagnie du violoniste Edward
Frank, ils jouent du « jazz ». Ce
qu’interdit formellement le règle
ment de la Sainte Eglise catholi
que, apostolique et romaine. Viré
pour viré, Ellis Marsalis fonde les
Groovy Boys. Il joue grave du té
nor et tout se dit dans leur nom.
Deux ans d’armée dans la marine,
deux ans de musique.
Il poursuit ses études entamées
à la Gilbert Academy par la presti
gieuse Dillard University, choisit
pour toujours le piano et joue, pas
du tout dans le style « niou
niou », cette invention cocasse de
SaintGermaindesPrés, mais
joue à New Orleans. Accompa
gnant les solistes de passage en
ville, toujours lié avec les expéri
mentateurs, Ed Blackwell, Harold
Battiste (sax), connaissant mille
gloires – les engagements au Play
boy Club de la ville, la participa
tion à l’Ed Sullivan Show –, mille
misères aussi, avant de foncer en
Californie, à l’invitation... d’Or
nette Coleman. Mais oui.
Manqueraitil une clef de voûte
à ce dispositif? Les « américanis
tes » reconnaîtront ici la figure de
la mère : Dolores Mary Ferdinand
(19372017), musicienne et musi
cologue remarquable, au visage si
doux. Elle avait donné naissance
à six fils, les quatre déjà cités, plus
Ellis III et Mboya Marsalis. Lui, le
père, Ellis Marsalis, on l’avait ren
contré en 2006, dans le nouveau
siège du New Orleans Center for
the Creative Arts. L’ouragan Ka
trina venait de passer par là, dé
truisant tout dans son souffle. El
lis Marsalis parlait avec autant
d’amour que d’humour de son
Center, cet espace de transmis
sion où régnait l’esprit et respirait
l’intelligence. Il s’employait à la
reconstruction de la ville et aux
manifestations artistiques sans
distinction de style.
Discographie joufflue, carrière
aussi éblouissante que discrète,
les hommages de sa ville et de ses
fils disent le reste. LaToya Can
trell, maire de La NouvelleOr
léans : « Ellis Marsalis était une lé
gende. Il était le prototype de ce
que nous voulons dire lorsque
nous parlons du jazz de La Nouvel
leOrléans. Il était un pédagogue,
un père, une icône, et les mots sont
bien impuissants à décrire l’art, la
joie et l’émerveillement qu’il a ap
portés au monde. » David B. Wilk
ins, doyen de la faculté de droit de
Harvard : « Nous pouvons tous
nous émerveiller devant la déter
mination et l’audace d’un homme
qui était convaincu qu’il pouvait
enseigner à ses garçons noirs l’ex
cellence dans un monde qui refu
sait cette possibilité, puis les regar
der progresser et ainsi redéfinir ce
que l’excellence signifie de tout
temps. » Branford Marsalis :
« Mon père était un géant dans la
musique et l’enseignement, mais
un père encore plus grand. Il a mis
tout ce qu’il avait pour nous per
mettre de développer le meilleur
de nousmêmes. » Wynton, enfin :
« Ellis Marsalis, 19342020. Il est
mort comme il a vécu : en accep
tant la réalité. »
francis marmande
En 2011. AMY HARRIS/INVISION/AP