Le Monde - 08.04.2020

(Marcin) #1

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MERCREDI 8 AVRIL 2020


IDÉES


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Pedro Sanchez Même les plus européistes, comme l’Espagne,


ont besoin de preuves d’un réel engagement de l’UE


Le président du gouvernement espagnol appelle à la solidarité européenne, et notamment à des mesures pour soutenir la dette publique


L’


Europe connaît sa plus
grande crise depuis la se­
conde guerre mondiale.
Nos citoyens meurent ou
se débattent dans des hôpitaux
débordés par une pandémie qui
représente la plus grande menace
pour la santé publique depuis la
grippe de 1918.
L’Europe affronte une guerre
différente de celles que nous
avons réussi à éviter au cours des
soixante­dix dernières années :
une guerre contre un ennemi in­
visible qui met à l’épreuve l’ave­
nir du projet européen.
Les circonstances sont excep­
tionnelles et exigent des prises de
position fortes : nous pouvons
être à la hauteur de la situation
ou échouer en tant qu’Union.
Nous vivons un moment critique
où même les pays et les gouver­
nements les plus européistes,
comme l’Espagne, ont besoin de
preuves d’un réel engagement ;
ont besoin d’une solidarité forte.
Parce que la solidarité entre les
Européens est un principe­clé des
traités de l’Union. Et c’est dans
des moments comme celui­ci
qu’elle se manifeste. Sans solida­

rité, il n’y aura pas de cohésion.
Sans cohésion, la désaffection
s’installera et la crédibilité du
projet européen s’en trouvera
alors gravement compromise.

Se départir des vieux dogmes
Des décisions importantes, que
nous saluons, ont été prises ces
dernières semaines, comme le
nouveau programme tempo­
raire d’achats d’urgence de la
Banque centrale européenne.
Cette semaine, la Commission
européenne a adopté le plan
SURE pour les personnes tou­
chées par le chômage. Toutefois,
ce n’est pas suffisant. Nous de­
vons aller plus loin.
L’Europe doit mettre en place
une économie de guerre et pro­
mouvoir la résistance, la recons­
truction et le redressement euro­
péens. Elle doit le faire au plus vite
avec des mesures visant à soute­
nir la dette publique que doivent
assumer de nombreux Etats. Et
elle devra continuer à le faire en­
suite, une fois l’urgence sanitaire
passée, afin de reconstruire les
économies du continent en mo­
bilisant massivement des res­

sources dans le cadre d’un plan
que nous avons appelé « nouveau
plan Marshall » et qui devra béné­
ficier du soutien de toutes les ins­
titutions communes.
L’Europe s’est bâtie sur les cen­
dres de la destruction et des con­
flits. Elle a tiré les leçons de l’his­
toire et a compris quelque chose
de très simple : si nous ne ga­
gnons pas la bataille tous ensem­
ble, tous ensemble nous finirons

par la perdre. Cette crise peut être
l’occasion de reconstruire une
Union européenne bien plus
forte. Mais, pour y parvenir, nous
devons mettre en place des me­
sures ambitieuses. Nous devons
cesser de penser petit, sinon
nous allons échouer. Les Etats­
Unis ont réagi à la récession de
2008 par des mesures de relance
tandis que l’Europe a choisi l’aus­
térité, avec les résultats que nous
connaissons tous. Aujourd’hui,
face à une crise économique
mondiale qui menace d’être plus
grave encore, les Etats­Unis ont
mis en œuvre la plus grande mo­
bilisation de ressources publi­
ques de leur histoire.
L’Europe veut­elle rester à la
traîne? Il est temps de se départir
des vieux dogmes nationaux.
Nous vivons des temps nou­
veaux et nous avons besoin de
nouvelles réponses. Préservons
nos valeurs positives et réinven­
tons le reste. Dans les mois à ve­
nir, il sera inévitable que les Etats
membres génèrent davantage de
dette afin de faire face aux consé­
quences d’une crise sanitaire,
mais aussi économique et so­

ciale. C’est pourquoi les réponses
ne peuvent pas être les mêmes
que pour des chocs économiques
asymétriques, comme une crise
financière ou bancaire dans un
Etat isolé ou dans un groupe
d’Etats. Si le virus ne connaît pas
de frontières, les mécanismes de
financement non plus. Le Méca­
nisme européen de stabilité peut
être utile dans un premier temps
pour fournir des liquidités aux
économies européennes par le
biais d’une ligne de crédit, à
condition que celle­ci soit uni­
verselle et non conditionnelle.
Mais cela ne sera pas suffisant à
moyen terme.

Un défi sans précédent
Le défi auquel nous sommes con­
frontés est extraordinaire, sans
précédent. Il exige une réponse
unie, unique, extrême et ambi­
tieuse pour préserver notre sys­
tème économique et social. Pour
protéger nos citoyens. Les Espa­
gnols ont toujours protégé et dé­
fendu le projet européen. L’heure
est à la réciprocité. Avec nous,
avec l’Italie et avec chacun des
vingt­sept pays de l’Union.

Le moment est venu d’agir de
manière solidaire : créer un nou­
veau mécanisme de mutualisa­
tion de la dette, agir comme un
seul bloc pour l’acquisition de
produits de santé de base, établir
des stratégies coordonnées de
cybersécurité et préparer un
grand plan d’attaque pour assu­
rer une reprise rapide et solide
du continent.
Pour qu’il n’y ait pas de fracture
entre le Nord et le Sud. Pour que
nul ne soit laissé pour compte.
Nous vivons des temps parti­
culièrement difficiles qui exi­
gent des décisions courageuses.
Des millions d’Européens adhè­
rent au projet de l’Union. Ne les
abandonnons pas. Donnons­
leur des raisons de continuer à y
croire. C’est maintenant ou
jamais : l’avenir de l’Europe est
en jeu.

Pedro Sanchez Parez-
Castejon est président
du gouvernement espagnol

Lee C. Buchheit Un nouvel instrument


pour la solidarité financière européenne


Afin de permettre aux pays les plus touchés de lever


des fonds, l’avocat américain, spécialiste des dettes


souveraines, propose la création d’un « senior


coronabond », un titre de créance prioritaire sur


le Trésor des Etats qui l’émettraient


S


i le problème est clair, la solution
est moins évidente. Les Etats
membres de la zone euro affectés
par le Covid­19 ont désespéré­
ment besoin de fonds pour financer
leurs mesures anticrise. Malheureuse­
ment, certains d’entre eux pâtissent déjà
d’une dette publique lourde et se retrou­
vent face à un marché obligataire désor­
mais peu enclin à prendre le moindre ris­
que. Comment lever les fonds nécessai­
res à des taux d’intérêt raisonnables?
L’une des approches envisagées est de
ressusciter l’idée d’émettre un instru­
ment obligataire, un « coronabond » mu­
tualisant le risque crédit de l’ensemble
de la zone euro. Mais cette idée ravive en
Europe le vieux débat Nord­Sud sur les
risques d’aléa moral : ce serait en effet
permettre à des Etats dont le risque cré­
dit est élevé de profiter de la situation
plus favorable des autres. Ce débat a di­
visé l’Europe au cours des dix dernières
années, et il y a aujourd’hui un risque
qu’il ne soit pas résolu à temps pour
aider les pays submergés par la crise du
Covid­19.
Il est une autre voie par laquelle l’Eu­
rope pourrait manifester sa solidarité à
l’égard des pays les plus affectés, sans
obliger les Européens du Nord à avaler la
pilule d’un eurobond mutualisé : per­
mettre aux Etats les plus touchés par la
crise d’emprunter sur les marchés obli­


gataires en leur nom propre, mais avec
un instrument juridiquement « senior »,
c’est­à­dire bénéficiant d’une priorité de
remboursement par rapport à leurs
autres obligations. Appelons­le « senior
coronabond » (SCB).

Des précautions nécessaires
La plupart des grands pays européens
émettent des obligations régies par leur
propre droit national. Leur Parlement
jouit ainsi d’une certaine marge pour
modifier leur législation en réponse à
une crise. Ici, la modification consisterait
à conférer aux SCB une primauté par rap­
port aux autres obligations souveraines,
c’est­à­dire à en faire en pratique une
créance prioritaire sur le Trésor public.
En 2012, le Parlement grec a adopté une
loi visant à faciliter la restructuration de
206 milliards d’euros d’obligations d’Etat
grecques. Cette loi fut contestée devant
les tribunaux grecs, allemands et autri­
chiens, dans une procédure arbitrale fon­
dée sur un traité d’investissement d’Etat
à Etat, ainsi que dans une procédure de­
vant la Cour européenne des droits de
l’homme. La validité de la mesure adop­
tée par le Parlement grec a survécu à ces
contestations.
Mais qu’en est­il des obligations d’un
Etat débiteur qui ne seraient pas régies
par son droit national, et par conséquent
hors de portée d’une intervention de son

Parlement? Afin de rendre les SCB
attractifs pour de nouveaux investis­
seurs, les institutions détentrices de tel­
les obligations appartenant au « secteur
officiel » (mécanisme européen de stabi­
lité − MES −, Banque européenne d’inves­
tissement, Fonds monétaire internatio­
nal et autres créanciers publics bilaté­
raux) pourraient être invitées à
subordonner volontairement leurs
créances en faveur des SCB : aucun paie­
ment ne pourrait être honoré sur ces
prêts officiels tant que des SCB restent
impayés. Les créanciers du secteur offi­
ciel qui accepteraient de subordonner
leurs créances s’engageraient, lorsque
des SCB sont en défaut de paiement, à re­
mettre tout paiement qu’ils pourraient
recevoir en priorité aux détenteurs des­
dits SCB. Cette subordination ne signifie­
rait pas un effacement par les institu­
tions du secteur officiel de leurs créances
désormais subordonnées, mais une sim­
ple reconnaissance de la priorité de paie­
ment bénéficiant aux SCB.
L’effet attendu de ces mesures serait de
permettre à des investisseurs potentiels

en SCB de considérer le pays débiteur
comme essentiellement non endetté,
l’ensemble des autres obligations du
pays ayant été subordonnées aux SCB
soit par une loi nationale, soit par une
subordination volontaire. En tant
qu’obligation jouissant d’une priorité sur
l’ensemble des ressources financières du
pays débiteur, les SCB bénéficieraient
d’un taux d’intérêt très inférieur à celui
grevant ses autres obligations.

Le même effet qu’un nouvel emprunt
Certaines précautions sont naturelle­
ment nécessaires. En premier lieu, la su­
bordination ne fonctionne que si elle est
mise en œuvre de manière ciblée et
transparente. En effet, la valeur d’une
priorité juridique pour un créancier s’af­
faiblit en proportion directe de la taille
globale du stock de dette bénéficiant de
cette priorité. De plus, la création d’un
volume important d’obligations « se­
nior » mettra inévitablement sous pres­
sion les taux d’intérêt imposés à l’Etat
débiteur lorsqu’il émettra des obliga­
tions (désormais subordonnées) dans
ses opérations de refinancement cou­
rantes. Enfin, si les créanciers du secteur
officiel sont susceptibles d’accepter de se
subordonner à un financement d’ur­
gence au vu de la crise actuelle, ils n’ac­
cepteront pas de subordonner leurs
créances à une catégorie illimitée de
dette « senior ». Il en résulte que l’émis­
sion de SCB par quelque pays que ce soit
devrait être étroitement calculée et limi­
tée en taille. Le montant doit être connu
à l’avance afin de ne pas inquiéter les dé­
tenteurs des autres instruments obliga­
taires du pays, et doit faire l’objet d’un ac­
cord sur les conditions d’émission avec
les créanciers du « secteur officiel » qui y
participent.

Une émission de SCB devrait avoir sur
les investisseurs le même effet qu’un
nouvel emprunt d’un montant équiva­
lent auprès du MES. Les traités euro­
péens confèrent en effet à cette institu­
tion le statut de « créancier privilégié ». Si
ce statut est respecté en pratique, un prêt
du MES subordonne les créanciers exis­
tants de la même manière que le fera un
SCB. La différence est que les contribua­
bles européens sont garants en dernier
ressort d’un prêt du MES, tandis qu’avec
le SCB seul le crédit de l’Etat débiteur est
en jeu. C’est une différence importante
pour vaincre les réticences allemandes et
néerlandaises à utiliser le MES.
Les senior coronabonds permettraient
aux pays frappés par le Covid­19 de fi­
nancer leurs mesures anticrise en em­
pruntant en leur nom propre et sur la
base de leur propre crédit. Les autres
membres de la zone euro favoriseraient
cet objectif par une subordination ciblée
de leurs créances institutionnelles sur
ces pays, sans avoir à renforcer par leur
propre crédit les instruments obligatai­
res concernés, comme ils le feraient di­
rectement avec un eurobond, ou indirec­
tement par le biais des prêts du MES.

Lee C. Buchheit est avocat
international, membre du comité
scientifique de la chaire sur la
dette souveraine de Sciences Po.
Il conseille depuis les années 1980
la plupart des gouvernements
(Argentine, Uruguay, Mexique, Irak,
Grèce), confrontés à des crises de dette
souveraine et aux actions en justice
des « fonds vautour ».

AUCUN PAIEMENT


NE POURRAIT ÊTRE


HONORÉ SUR LES


PRÊTS OFFICIELS TANT


QUE DES « SENIOR


CORONABONDS »


RESTENT IMPAYÉS


LES ESPAGNOLS


ONT TOUJOURS


PROTÉGÉ


ET DÉFENDU


LE PROJET


EUROPÉEN.


L’HEURE EST


À LA RÉCIPROCITÉ

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