Le Monde - 08.04.2020

(Marcin) #1

28 |idées MERCREDI 8 AVRIL 2020


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Jacques Battistoni,


Philippe Houdart


et Denis Lemasson


Y a-t-il un pilote face


à cette épidémie?


Trois médecins généralistes, dont le président
du syndicat MG France, déplorent la quasi­mise
à l’écart de leur profession dans la lutte contre
le Covid­19, alors qu’ils se sont organisés sur
l’ensemble du territoire pour aider à sauver des vies

O


n ne lutte pas contre l’épidémie de
Covid­19 les poings liés, faisant fi
de plus de 50 000 médecins
généralistes. Le maillage territorial
et la qualité de formation de ces profes­
sionnels de santé sont une des valeurs­clés
de la médecine en France. Pourtant, la stra­
tégie actuelle se fonde essentiellement sur
les services de réanimation d’un hôpital en
grande difficulté. Bien sûr, il faut que la
prise en charge des cas sévères soit la plus
optimale possible. En ce sens, il faut y met­
tre tous les moyens matériels et humains.
C’est essentiel, mais en aucun cas suffi­

sant. Les soins aux cas les plus sévères ne
représentent qu’une partie de la réponse
médicale. Si elle en est la forme la plus
« spectaculaire », ce n’est pas l’action qui
sauve le plus de vies face à une épidémie.
Faut­il le rappeler, la stratégie actuelle du
gouvernement est de contenir le nombre
de cas et d’hospitalisations. Les actions de
prévention sont cruciales, et un maximum
de prises en charge de malades doit se faire
en ambulatoire. De plus, la continuité des
soins pour toutes les autres pathologies en
dehors de l’épidémie doit être assurée, afin
de limiter autant que possible les cas
compliqués qui nécessitent une prise en
charge hospitalière.
Or, que se passe­t­il sur le terrain? Exac­
tement l’inverse. Puisque notre gouverne­
ment dit faire la « guerre », pourquoi se pri­
ve­t­il de ceux qui sont les mieux placés
pour mener ces actions? Des mots d’ordre
ont été passés pour ne plus se rendre chez
son médecin, sauf extrême urgence. Il n’y
a donc jamais eu aussi peu de consulta­
tions en médecine générale, il n’y a jamais
eu aussi peu d’appels, il n’y a jamais eu
aussi peu de visites à domicile.

Forces vives du terrain
Pourtant, les cabinets des médecins géné­
ralistes se sont organisés pour recevoir
les patients dans les meilleures condi­
tions. Des stratégies ont été mises en
place (téléconsultations, plages séparées
pour les cas suspects de Covid­19 et
les cas non suspects, renforcement des

mesures d’hygiène, circuits patients, etc.)
pour suivre médicalement les plus fragi­
les, ceux qui présentent des polypatholo­
gies. Aujourd’hui, les patients n’arrivent
pas dans nos cabinets, et nous craignons
qu’ils ne viennent à nous que trop tardi­
vement, nécessitant une hospitalisation
qui paralysera encore plus l’hôpital...
Plus gênant encore, l’exemple du 18e ar­
rondissement parisien. Les professionnels
de santé de ville se sont organisés en com­
munauté professionnelle territoriale de
santé (CPTS) et ont mis en place une prise
en charge spécifique (équipe mobile d’in­
firmières, numéro spécial à appeler pour
mettre en contact tout patient atteint du
Covid­19 avec un médecin traitant). Igno­
rant ces réalisations, l’hôpital a dupliqué
cette stratégie, recréant tout seul un autre
système de suivi des patients en ville. Y a­
t­il un pilote face à cette épidémie? L’hôpi­
tal, submergé par un trop grand nombre

de patients dans un état grave, ne devrait­il
pas s’appuyer sur les forces vives présentes
sur le terrain? Il ne peut y avoir de stratégie
pertinente en ambulatoire contre ceux­là
mêmes qui y travaillent. La coordination
de la réponse est primordiale, la chaîne dé­
cisionnelle doit être clairement arbitrée
pour une bonne et nécessaire complémen­
tarité ville­hôpital.
Les pouvoirs publics répètent depuis des
années que nous devons quitter une
approche trop « hospitalo­centrée », c’est le
moment de réaliser ce changement. En
période épidémique, la continuité des soins
primaires comme l’accès à l’alimentation
sont essentiels. Nous voulons croire que la
médecine générale pourra jouer tout son
rôle et peser de tout son poids dans le
contrôle à venir de l’épidémie. Elle en a la
capacité, elle en a la volonté. Des mesures
fortes doivent être prises en ce sens, avant
même la fin de la phase actuelle de confine­
ment. Sinon, le risque d’une surmortalité
importante, s’ajoutant à celle des victimes
du Covid­19, serait majeur.

Jacques Battistoni est médecin
généraliste à Ifs (Calvados)
et président du syndicat MG France
Philippe Houdart et Denis Lemasson
sont médecins généralistes
dans le 18e arrondissement de Paris

Frédéric Keck En France, l’obligation

de porter le masque serait une révolution

Dans l’idéal des Lumières, le citoyen se présente
à visage découvert dans l’espace public,
ce qui explique en partie le retard français sur cette
mesure de protection, explique l’anthropologue.
Il souligne qu’en Chine ,le masque est devenu
le signe d’une solidarité collective

U


ne équipe de chercheurs de l’uni­
versité de Hongkong vient de mon­
trer dans un article publié dans la
revue mensuelle Nature Medicine,
le 3 avril, que le port du masque chirurgi­
cal réduisait de façon significative le ris­
que de transmission du coronavirus par la
toux ou par la simple respiration. Le
même jour, l’Académie nationale de mé­
decine en France recommande que le port
du masque « grand public » ou « alternatif »
soit rendu obligatoire pour les sorties né­
cessaires en période de confinement.
Si ces deux avis scientifiques étaient sui­
vis, cela impliquerait une véritable révolu­
tion dans l’espace public en France. Le
gouvernement français a en effet affirmé,
au début de la crise du Covid­19, que les
masques chirurgicaux devaient être réser­
vés au personnel hospitalier et qu’ils ne
protégeaient pas le reste de la population,
celle­ci devant plutôt utiliser les « gestes
barrières » comme se laver les mains ou
tousser dans son coude.
Les responsables asiatiques, comme le
directeur du Centre chinois de contrôle et
de prévention des maladies, George Gao,
ou le doyen de la faculté de médecine de
Hongkong, Gabriel Leung, affirmaient de­
puis plusieurs semaines que cette posi­
tion, partagée par la plupart des Etats en
Europe et en Amérique, était une erreur.
La position française sur les masques ne
tient pas seulement à une pénurie d’équi­

pements due aux coupes budgétaires dans
la préparation aux pandémies.
Elle s’explique également par une défini­
tion de l’espace public comme un lieu
dans lequel le citoyen moderne se pré­
sente à visage découvert. Cet idéal des
Lumières réalisé par la Révolution fran­
çaise s’est construit contre les masques
dont l’aristocratie s’ornait dans les salons.
Il s’est ensuite renforcé lorsque les autori­
tés coloniales de la IIIe République ont im­
posé le retrait du foulard sur les photogra­
phies d’identité en Afrique du Nord.
Il est devenu plus contraignant encore,
voire oppressif, au cours des vingt derniè­
res années lorsque le foulard islamique a
été interdit par l’Assemblée nationale dans
les écoles et les lieux publics, provoquant
la réprobation de l’ensemble du monde
arabe. En France, porter un morceau de
tissu sur son visage est perçu comme un
signe d’archaïsme et de domination ; se
présenter le visage découvert est un signe
de modernité et de libération.
A l’inverse, en Asie, le masque est un si­
gne de modernité et c’est le fait de ne pas
en porter qui est perçu comme un ar­
chaïsme. L’anthropologue Christos Lynte­
ris a montré (notamment dans une tri­

bune publiée par le New York Times, le
13 février) que le masque chirurgical in­
venté en Europe fut introduit en Chine
en 1910 par un médecin chinois né en
Malaisie et éduqué à Cambridge, Wu Lien­
teh (1879­1960). Celui­ci montra que la
peste pneumonique qui sévissait en
Mandchourie se transmettait par voie aé­
rienne, et il recommanda aux infirmiers et
aux malades de porter un masque. Ses col­
lègues européens et japonais étaient
sceptiques sur son hypothèse, jusqu’à la
mort d’un médecin français qui traitait ses
patients sans porter de masque.

Perte d’innocence
Les photographies des médecins chinois
portant des masques circulèrent à travers
le monde et conduisirent à l’adoption du
masque par les médecins américains du­
rant la pandémie de grippe de 1918. Le
port du masque fut ensuite abandonné
en Occident, alors qu’il fut prescrit par le
premier président de la République de
Chine (en 1911­1912), Sun Yat­sen, formé en
médecine à l’université de Hongkong, et
par le président de la République popu­
laire de Chine, Mao Zedong, lors de la
guerre contre les Etats­Unis en Corée
(1950­1953).
La crise du SRAS, en 2003, imposa le port
du masque à Hongkong, puis dans le reste
de la Chine. On estime que 90 % de la po­
pulation de Hongkong en portait au pic de
l’épidémie. Le masque ne visait pas à se
protéger de cette nouvelle maladie respira­
toire, mais à protéger les autres pour ceux
qui en détectaient sur eux­mêmes les
symptômes. Il devint un signe de solida­
rité collective et de conscience écologique
dans une société très consciente des
risques d’un développement économique
accéléré : les maladies émergentes ou la
pollution de l’air.
Par contraste, les Chinois qui ne por­
taient pas de masques et qui crachaient

par terre étaient perçus par les Hong­
kongais comme les symptômes de ce que
les Européens appelaient au XIXe siècle
« l’homme malade de l’Asie ».
Si les Français se mettent à porter
des masques pour limiter la transmission
du Covid­19 et pour favoriser un déconfi­
nement plus efficace, cela signifiera­t­il
qu’ils auront dû suivre ce modèle de
la modernité chinoise plutôt que celui des
Lumières européennes? Il faut se méfier
d’une approche du masque en termes
de culture ou de civilisation, et parler plu­
tôt, en reprenant l’idée du philosophe
Etienne Balibar, d’une révolution dans la
civilité.
Le port du masque signifiera que la crise
du Covid­19 aura marqué nos corps et nos
esprits, comme la crise du SRAS a marqué
ceux des populations asiatiques. Elle
oblige à une perte de l’innocence, analo­
gue à celle que le sida a imposée dans les
rapports amoureux.
De même, les attentats du Bataclan, en
novembre 2015, ont mis fin à l’insouciance
de la consommation d’un verre en ter­
rasse. Nous porterons des masques en
souvenir des victimes de l’épidémie pour
protéger la population d’une maladie
nouvelle qui nous affecte en commun. Ce
ne sera pas un signe religieux et commu­
nautaire qui menace la laïcité, mais un
signe public et commun de l’immunité
collective.

Frédéric Keck est directeur de recher-
che et directeur du Laboratoire d’anthro-
pologie sociale du CNRS, auteur des
« Sentinelles des pandémies : chasseurs
de virus et observateurs d’oiseaux aux
frontières de la Chine » (Zones sensibles,
240 p., 20 euros)

PORTER UN MORCEAU


DE TISSU SUR SON


VISAGE EST PERÇU


PAR LES FRANÇAIS


COMME UN SIGNE


D’ARCHAÏSME


ET DE DOMINATION


AUJOURD’HUI,


LES PATIENTS


N’ARRIVENT


PAS DANS


NOS CABINETS

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