Libération - 21.03.2020

(Marcin) #1

14 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 21 et Dimanche^22 Mars 2020


L


a 42e édition de Cinéma
du réel n’existe pas. Le
festival international du
film documentaire or-
ganisé par la Bibliothèque publique
d’information (BPI) a été annulé,
comme la totalité des manifesta-
tions culturelles depuis l’invitation
du coronavirus en France. Est-ce
dommage? Pas vraiment. Car cette
édition existe. L’événement est cer-
tes déprogrammé, sans projections
ni rencontres, et aucun festivalier
ne viendra traîner du côté du centre
Pompidou... mais les organisateurs
ont néanmoins maintenu l’idée
d’un festival placé sous assistance
respiratoire : le jury reste mobilisé,
et visionne les films stockés sur des
plateformes. Il rendra donc un
­palmarès mardi, et dans quelques
années, à la simple lecture du nom
des lauréats, rien ne pourra distin-
guer cette édition virtuelle de celles
passées et – espérons – futures.
Dans le milieu des festivals, ce Ci-
néma du réel 2020 est scruté à la
loupe. Une manifestation du même
acabit, ­Visions du réel, qui se tient
à Nyon fin avril, réfléchit à une for-
mule alternative pour contourner
l’annulation. Pour Catherine Bi-
zern, déléguée générale de Cinéma
du réel, cette réorganisation prise
dans l’urgence n’a pas été aisée :
«Beaucoup de gens avaient renoncé
à leur venue et certains membres du
jury étaient bloqués dans leur pays,
mais nous avons quand même tenu
à faire une soirée d’ouverture, à
l’époque on pouvait encore se réunir.
Elle se déroulait d’ailleurs pendant
le fameux discours de Macron expli-
quant que les écoles fermaient et
qu’il fallait limiter ses déplace-
ments.» Gros effet de réel dans la
faible assistance.

Calendrier serré
Les films étant déjà accessibles aux
accrédités sur la plateforme du fes-
tival, Bizern décide de passer au
tout-virtuel. La volonté de proposer
les sélections à tous les publics du-
rant le temps de la manifestation
(du 13 au 22 mars), en revanche, se
heurte à des retards techniques.
Elle ne peut être réalisée sur la
même plateforme, et il faut du
temps pour que les partenaires
puissent recueillir les autorisations
des ayants droit, conformer les
sous-titrages, etc. Un accord a fina-
lement été trouvé et, par exemple,
sur la plateforme Tënk, les films du
cru 2020 pourront être visibles dans
des temps assez longs : jus-
qu’au 27 mars, les sélections fran-
çaises de longs métrages et interna-
tionales de courts métrages, et
du 27 mars au 2 avril, les sélections
internationales de longs et françai-
ses de courts. Festivalier, tu pourras
donc, confiné chez toi, te frotter au
réel. Et peut-être iras-tu même vi-
sionner les films en salle, à la BPI
qui reprendra en juin l’intégralité
de la programmation.
«Economiquement, cette formule
virtuelle n’a pas de conséquences,
tous nos partenaires se sont engagés
à nous soutenir malgré la situation»,

continue Catherine Bizern. Le
maintien de cette édition fantôme
tient surtout du geste programmati-
que : dans un calendrier serré où un
festival chasse l’autre, ­effacer une
édition prive de nombreux films
d’une visibilité qui leur était assu-
rée. Un sentiment confirmé par un
membre du jury : «On avait envie de
maintenir un palmarès, que le tra-
vail de l’équipe du festival et des réa-
lisateurs n’ait pas été vain.» Ce juré
s’apprête à vivre une expérience
gentiment hors normes : regarder
les deux sélections de longs métra-

ges, internationale et française,
chez lui. «C’est compliqué car évi-
demment, nous sommes confinés.
Nous sommes quatre, il faut que
chacun ait son espace. Les condi-
tions ne sont pas forcément bonnes
pour visionner cinq films par jour. Je
m’interromps dans certains films, je
les reprends du début. Je ne fais pas
le noir tout le temps, comme dans
une salle de cinéma.» Et ces condi-
tions sont les mêmes pour tous les
membres du jury, qu’ils soient au
Portugal, au Liban, en Italie ou à Pa-
ris, confinés ou non.

Quand les regroupements de
moins de 100 personnes étaient en-
core tolérés, l’encadrement avait
décidé ­d’organiser une salle de pro-
jection dédiée au jury, pour qu’il
puisse bénéficier de bonnes condi-
tions de projection. Mais les salles
ont dû fermer. «Et en plus, pour ma
part, je suis malade, continue ce
juré. Je ne sais pas ce que j’ai, mais
je ne veux pas contaminer les au-
tres : je ne me suis pas rendu à la
soirée d’ouverture et de toute façon
je ne serais pas allé dans la salle de
projection.» En ce qui concerne le

palmarès, le jury a prévu de se réunir
par Skype lundi. «Mais je ne sais
pas du tout comment cela va se pas-
ser, nous avons essayé le week-end
dernier de communiquer entre
nous, et les réseaux étaient complè-
tement saturés, cela ne passait
pas.» Les membres du jury vision-
nent donc les films dans l’ordre
qu’ils le veulent, avec les condi-
tions du moment, sans faire de
­débriefing avant le temps de la dé-
libération finale. «Non, c’est vrai-
ment une situation bizarre, quand
même. Mais il faut s’y plier, sinon
cette édition n’existe pas. Nous som-
mes déjà hors du monde, cloîtrés
chez nous. Et il faut s’en extraire
pour entrer dans une masse de
films, c’est perturbant.»

Destinées fracassées
Maintenant que le festival roule de
lien en lien, reste à savoir ce qu’il
présente. Intéressons-nous à la sé-
lection française de longs métrages :
quelle société nous montrent les
films en compétition, quel monde
d’avant le confinement pointent-
ils? Elle était comment, la vie sans
prison domestique? Plutôt tran-
quille. Cette programmation peut se
diviser en quatre grandes typolo-
gies, les enquêtes (pépères), les
­portraits (glauques), les sagas (mi-
nuscules) et les témoignages (mys-
térieux). Et, aussi incroyable que
cela puisse paraître, aucun de cette
quinzaine de films ne soulève un
scandale financier ou politique ni
ne se pose en lanceur d’alerte sani-
taire. Y compris quand ils évoquent
la guerre et les morts, ces longs mé-
trages ne jouent pas la carte du

Par
Guillaume Tion

Le grand festival du documentaire parisien


s’est adapté à l’ère du confinement avec


un palmarès à venir entièrement fait à la maison


par un jury claustré. L’édition s’illustre par la force


des récits et portraits de vies cabossées.


Cinéma du réel,


liens des yeux


Alhan wa Sahlan, de Lucas Vernier, est présenté dans la sélection française. Photo atelier documentaire
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