Libération - 21.03.2020

(Marcin) #1

Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Mars 2020 u 15


drame ni ne se haussent du col dans
le sensationnalisme. Comme la sé-
lection d’un monde qui panse tran-
quillement ses plaies.
Les portraits sont certainement les
plus réussis. Ils montrent des desti-
nées fracassées, incomprises,
comme celle de Thierry Metz, poète
suicidé à 40 ans dans un HP.
L’Homme qui penche, d’Olivier Dury
et Marie-Violaine Brincard, retrace
les lieux de son parcours, chantiers,
maison dont les murs scintillent au
passage des voitures. C’est devant
chez lui qu’en 1988 Thierry Metz a
perdu un de ses enfants, fauché par
un véhicule. «Qu’y a-t-il quand rien
n’a plus de sens? Où se prépare le
monde ?» écrivait-il. On perçoit, à


travers la densité des plans qui
cherchent à respirer cette vie rude,
celle d’une œuvre poétique qui par-
vient à transfigurer la banalité du
quotidien. Le vide explique le plein
et «tu meubles la journée comme on
range des caisses».
L’autre figure cabossée, c’est celle de
la sœur du metteur en scène Rares
Ienasoaie. A l’arrière du camion où
elle vit avec son chien Skinky, elle
explique : «Tu te détruis, mais c’est
toi qui l’as choisi, c’est pas la drogue
qui va te rejeter. On a tous besoin
d’amour, de reconnaissance. J’ai pas
réussi à passer au-dessus de la petite
grosse rejetée.» Celle qui manque se
coince dans un espace-temps réduit
pour éviter le chaos et se pose en

Gevar, lui, va plutôt bien, même si
ce Syrien déprime. Il a quitté un
grand dessein collectif révolution-
naire pour un trajet individuel du
côté de Reims. Il a loué un jardin,
qu’il va tenter de faire vivre, contre
vents et marées, accidents et vol. Et
à travers l’appréhension de cette
nouvelle terre, c’est une parabole
sur l’intégration et la compréhen-
sion que Qutaiba Barhamji dans son
film sobrement intitulé la Terre de
Gevar décline à bonne distance : les
droits du sol dans ce qu’ils ont de
plus large.

Le poids des djinns
Une forme de résistance touche les
films réalisés par des Français ou-
tre-Atlantique, et notamment Chro-
niques de la terre volée de Marie
Dault. Dans ce long métrage, une
jeune femme cherche à gagner le ti-
tre de propriété collective d’un bi-
donville sur les hauteurs de Cara-
cas, agréé jadis par ­Chávez. Poussée
par la population, elle se lance dans
une série de démarche pour la re-
connaissance de son barrio, qui
passe par la rédaction de son his-
toire, ne pas avoir de passé interdi-
sant d’avoir un présent. Mais le
combat ultime de cette femme,
dont les gestes semblent relever de
la fiction, réside dans son fémi-
nisme. En plus d’être pauvre et de
s’attaquer à des rouages adminis-
tratifs qui la dépassent, elle défend,
comme elle le peut, les droits des
femmes, et de l’autogestion, durant
son aventure. Trop beau.
Mort et malheur sont aussi présents
dans cette sélection, mais encore
Celle qui manque, de Rares Ienasoaie. Photo société acéphale une fois tenus à distance. L’intrigant


Qui est là ?, de Souad Kettani, fait
parler les habitants des barres de
banlieue, qui racontent le poids des
djinns dans leur vie et toutes les ma-
lédictions qu’ils peuvent apporter
(«Le cerveau humain n’est pas fait
pour voir de telles horreurs. C’est un
choc tellement grand qu’on peut y
laisser sa tête et même sa vie.»). Le
monde atroce de l’invisible, dont on
sent tout à coup les immeubles dé-
crépits saturés de la présence, est ra-
conté avec fraîcheur. «Un travail de
sorcellerie a été fait sur moi. C’était
un esprit amoureux. J’ai eu un peu
les chocottes.» Sans qu’on sache tou-
tefois si les perturbations liées aux
djinns sont les conséquences occul-
tes d’un déracinement de masse.
Dernière mort à distance, terri-
fiante, Il n’y aura plus de nuit, d’Elé-
onore Weber, compilation d’images
tournées depuis des hélicoptères
des armées américaine et française
pendant les guerres en Irak et Af-
ghanistan. Plus de nuit et plus de
mystère, sur les écrans les silhouet-
tes tracées à la chaleur se voient
comme en plein jour et, dans le si-
lence, tombent sous les rafales ti-
rées à plusieurs centaines de mè-
tres. La mort et la responsabilité du
tireur n’existent pas, enveloppées
dans un coton muet. La réalisatrice
s’intéresse au langage et nous offre
un dilemme sémantique : dans ces
scènes présentées in extenso, le
spectateur, tout comme le soldat,
peut lui aussi se faire une idée de la
dangerosité des comportements
qu’il découvre, et se demander si ce
que raconte une image se trouve
dans ce qu’on y voit ou ce qu’on y
apporte.•

«Nous sommes


déjà hors


du monde, cloîtré
chez nous. Et il faut

s’en extraire pour


entrer dans une


masse de films,


c’est perturbant.
Un juré du Cinéma du réel

combattante d’un quotidien âpre en
s’envoyant des taquets d’héroïne à
longueur de journée. Manquant
bien plus à elle-même qu’aux autres.

La Terre de Gevar, de Qutaiba Barhamji. A travers la terre, ce documentaire est une parabole sur l’intégration et la compréhension. Photo haut les mains productions
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