Libération - 21.03.2020

(Marcin) #1

16 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 21 et Dimanche^22 Mars 2020


Clément Penhoat «Hatik» dans Validé. Photo Mika Cotellon. Mandarin Télévision. Canal+

Série / «Validé», des flows


et des bas


Autour de la rivalité de
deux rappeurs, la fiction
de Franck Gastambide
joue avec les clichés
d’un milieu que les
exagérations verbales et
les postures avantageuses
n’effrayent pas.
La flambe, le poids du
quartier, les clashs d’ego,
tout y est, et plutôt bien.

O


n arrive au bout du
dixième épisode et
puis on repense tout
de go au premier.
Parce qu’il se pourrait que la scène
la plus fine de Validé, fiction musi-
cale, soit un silence furtif. Plus exac-
tement un regard, au commence-
ment de l’histoire. Un soir, Mastar,
star du rap français (aux cheveux
teints en blond) fusille les admira-
teurs d’Apash, un garçon à tignasse

(longue et laineuse, genre messie)
qui, sans faire exprès, le ­ringardise
en un couplet. C’était pourtant le
moment du ponte : il présentait son
album à Skyrock, comme le veut la
tradition. L’animateur de l’émission
encense, l’artiste se régale et rit plus
qu’il n’en faut conformément au ri-
tuel – ce programme radio est le
cousin urbain de Vivement diman-
che. Et tout a vrillé : invité, Apash a
posé un texte fort, un flow de Sa-
turne, et impressionné le peuple,
dont la cour du roi. Mastar bout et
toise tellement de travers que ses
yeux chatouillent son oreille.
On jurerait qu’ils ont voyagé dans le
temps et vu la suite : le souverain a
glissé du trône et, sitôt à terre,
Apash s’est affalé dessus. L’instant
déborde de ces sentiments qui rui-
nent. La peur, la tristesse, la jalou-
sie, le syndrome Peter Pan – l’envie
de rester jeune coûte que coûte. La
lucidité, aussi : ce petit est plus fort
que lui. La machine s’est mise en

route illico : par tous les moyens,
l’ancien s’attelle à dézinguer le petit
devenu coqueluche. Dans le milieu,
il y a un verbe pour désigner ce sa-
botage : «éteindre». On pourrait
ainsi vous confesser cette fois où
l’un des figures majeures du rap
français avait expliqué à Libé être
obsédé par la trajectoire des rois de
France. La façon de gagner le pou-
voir, l’extase quand on en écarte son
rival pour de bon, les stratégies pour
verrouiller un média spécialisé.
Mais c’est comme en politique :
l’homme causait en «off».

Déjà-vu. Les dix épisodes de Va-
lidé, une demi-heure à chaque fois
(ça suffit amplement pour ne pas
barber), racontent un business et ses
coulisses devinées par les initiés,
mais jamais exprimées – ou bien par
bribes – par ses protagonistes. «C’est
House of Cards, de la véritable géo-
politique», insiste Moussa Mansaly,
l’interprète de Mastar, acteur et rap-

peur à plume dans le civil, sous le
pseudo de Sam’s, métamorphosé en
numéro 1 égocentrique et machia-
vélique. La série, bébé du réalisateur
Franck Gastambide, sera forcément
critiquée pour son intrigue «cliché»
ou son impression de déjà-vu.
­Pourquoi pas, au fond? Après tout,
Apash, joué par Hatik (également
rappeur), vend du shit en parallèle
du micro et tombe amoureux d’une
fille des beaux quartiers. Mastar,
lui, porte des chaînes au cou de la
taille d’un cerceau et les petites
frappes parlent l’argot ghetto
comme pas permis.
Mais à cela, il est possible d’opposer
un argument costaud : est-ce que le
rap français lui-même, du moins sa
frange la plus exposée, n’est pas une
pelote de clichés? Et par ricochet,
aurait-il fallu lisser à mort? Une sé-
quence : Mastar insiste pour tourner
un clip à Naples, là où a été tourné
Gomorra, le divertissement italien
où femmes, enfants et hommes

­s’allument pour la came et l’honneur


  • surtout la came. Le concept est
    éculé jusqu’à l’os. Mais la star pro-
    pose de l’embellir un peu parce qu’on
    revient à l’arithmétique : la formule
    fonctionne et c’est ce qui compte. On
    est pile face à un poison qui se pro-
    page dans cette musique : ne rien
    proposer au public, mais se caler sur
    une tendance. Le clic sans risque,
    l’imagination feinte, qui brouille le
    talent de ceux qui s’y prêtent.


Combines. Croisé début mars,
Moussa Mansaly défend une ligne
difficilement contestable : le rap
français, famille repliée sur elle-
même, avait besoin de se regarder
au travers d’une fiction à un milli-
mètre du réel. Dit autrement : il y
avait une nécessité de démonter la
porte des tabous et des grandes fa-
bles qui le minent. Des interviews
tournent de temps à autre au panier
de banalités et de storytelling bé-
tonné. Des artistes jurent que les
compteurs ne les affolent pas, que
le regard des autres ne les atteint
pas, que la ­concurrence n’existe qu’à
moitié car, au fond, il y a de place
pour tout le monde. Que leur quar-
tier est derrière parce qu’ils sont sa
fierté. Billevesées. Le rappeur qui
vise la gloire sans la manière est plus
mathématicien que poète. Le strea-
ming, les vues, les chèques, les com-
bines sur le Web pour gonfler sa ré-
ussite : si on lui enlevait ses chiffres,
là, maintenant, il convulserait
comme un junkie. Quid du quartier
d’origine, brandi comme une loco-
motive par ceux qui le chantent? Il
est de loin le facteur le plus plom-
bant pour Apash. En bas de son pro-
pre bloc, des galériens sans étoffe lui
feront des misères gratuites. Epidé-
mie profonde dans les grands en-
sembles : souhaiter la défaite d’un
«frère» qui grimpe et la précipiter à
la moindre occasion. Cela fabrique
une folie véridique : un artiste doit
parfois payer des gros bras de sa cité
pour se protéger de ses propres voi-
sins. Au vrai, pour cette série Ca-
nal + (où apparaissent une tripotée
de célébrités, de Ninho à... Cyril Ha-
nouna), l’enjeu tient dans une ques-
tion : est-ce qu’elle pourra accrocher
un large public, partant du postulat
que sa force tient dans des détails
pas forcément accessibles pour qui
débarque? Le personnage d’Apash,
premier rôle, étaye en partie ce point
d’interrogation. Si l’on ne tique pas
sur son jeu d’acteur, on peut lâcher
sans s’en rendre compte. L’initié, lui,
convaincu ou pas, sera tenu en ha-
leine en déroulant un fil parallèle :
Hatik est un rappeur avec du coffre.
Ramsès Kefi

Validé de Franck
Gastambide sur Canal + séries.
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