Libération - 21.03.2020

(Marcin) #1

Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Mars 2020 u 17


Le producteur André Paulvé et Jean Cocteau lors de la première d’Orphée, en 1950.
photo DR Archives familiales

Baignant dans
la nostalgie d’une
époque révolue,
une série de
documentaires
éclaire le rôle des
producteurs dans la
réalisation de films
iconiques et détaille
leur économie
de fabrication.


poches trouées, rien d’autre
que de la tchatche dans leur
besace pour taper aux portes
d’argentiers mieux dotés. Le
Centre national du cinéma
n’en est alors qu’à ses ga-
zouillements. Et l’Etat, porté
au chevet du cinéma après la
saignée économique du ma-
rasme mondial, n’accorde
son crédit qu’à une cinquan-
taine de films par an.
Dans une typologie un peu
artificielle qui chapitre les
épisodes, Strauss distingue
diverses espèces de produc-

teurs : les tenaces, les auda-
cieux, les amoureux... Ainsi la
série de refabriquer de la lé-
gende dans sa généalogie des
financiers du cinéma, ode
aux rudesses du métier et aux
grands huit de leurs destins.
Ainsi, fait-on plus romanes-
que que l’histoire d’André
Paulvé, ancien marchand de
grains converti aux raouts
mondains et qui sera aussi
bien au générique des Enfants
du paradis que de la Belle et la
Bête? En partie monté grâce
au crowdfunding (auquel on

doit l’acquisition de belles ar-
chives), le documentaire, tout
en louant les charmes de films
faits main, respire lui-même
un drôle d’artisanat kitsch,
ambiance pompière au piano
et emphase romantique du
montage sépia qui entrelace
les portraits de ces hommes
de l’ombre. Les interviews bri-
colées à domicile chez les des-
cendants des producteurs
(featuring Ariane Mnouch-
kine, les Karmitz...) attestent
qu’il s’agit bien là d’un film de
famille, fait par et pour elle. La

Docus / «Nababs», le coût du culte


petite-fille de producteurs,
éclaire un métier peu connu
du public, quand bien même
figure notoire, souvent repré-
sentée, et toujours là pour
rappeler que cet art est aussi
une industrie. Exit le génie
des réalisateurs, à l’endroit
desquels se concentre habi-
tuellement l’enthousiasme
cinéphile. Le parti pris fait
l’effet d’une gentille chique-
naude à la politique des au-
teurs. Et déjoue les pudeurs
qui, souvent dans le cinéma
français, frappent d’infamie
les considérations vissées à la
logique sonnante et trébu-
chante du tiroir-caisse. La
Nouvelle Vague? Une écono-
mie avant d’être une révolu-
tion esthétique, qui s’est avé-
rée convenir à la manière
modeste qu’avait un Pierre
Braunberger, par exemple, de
produire des films à prix
cassé. Plongeon dans l’arriè-
re-cuisine de films du patri-
moine bardés de reconnais-
sance (Jeux interdits, A bout
de souffle, Belle de jour...), le
docu se passionne prosaïque-
ment pour leur économie de
fabrication autant que le rôle
d e s f a c i l i t a t e u r s d e
chefs-d’œuvre – beaucoup
d’hommes et quelques fem-
mes. A l’époque, bâtir un film
était, dit-on, l’affaire d’aven-
turiers. Une science où excel-
laient «les saltimbanques»
avec du flair, banquiers aux

volupté de l’investigation me-
née en voix off par la réalisa-
trice prête à sourire. Sa fasci-
nation pour les devis et
documents comptables, ma-
niés comme des trésors face
caméra, fait de cette collec-
tion documentaire un drôle
d’objet geek. Peut-être d’abord
destiné aux vieux routiers de
l’industrie, du genre à nourrir
une curiosité hors sol pour le
salaire touché par Simone Si-
gnoret sur Casque d’or, ou
l’apport de Gaumont dans un
anachronique montage finan-
cier en francs. Sans doute la
série se veut-elle aussi un
hommage nostalgique à l’épo-
que d’un certain soft power de
qualité française, et à une pro-
fession jadis dominée par la
logique du coup de poker. Car
il arrive que les professionnels
du cinéma d’aujourd’hui, ta-
raudés par l’hypernatalité de
films financés par la télé, se
prennent à louer les bienfaits
du risque financier d’antan
comme le plus sûr régulateur
de l’industrie, et ferment
­d’occasionnels chefs-d’œuvre.
A tort ou à raison.
Sandra Onana

Le temps des nababs :
comment produisait-
on avant la
télévision?
de Florence Strauss
en DVD, 8 × 52 min
(les Films d’ici et le Pacte).

«O


n com-
mence à
s a v o i r
c o m -
ment on fait les mauvais films,
mais on ne sait pas encore
comment on fait les bons !»
Alexandre Mnouchkine, sou-
riant, évoque les contingen-
ces de sa carrière de produc-
teur. En 1952, il s’est porté
acquéreur d’un film de cape
et d’épée, Fanfan la tulipe,
donnant lieu à un triomphe à
6 millions de spectateurs. La
séquence nous vient pour
ainsi dire de la préhistoire.
Une époque antérieure à l’al-
liance historique du cinéma
et de la télé qui, de nos jours,
assure aux films de se monter
en partie grâce aux obliga-
tions de coproduction et pré-
achats télévisés.
Il était une fois les produc-
teurs d’après-guerre. Avec le
Temps des nababs, la réalisa-
trice Florence Strauss, fille et


Film / «The Ballad of Genesis and


Lady Jaye», génie pandrogyne


«L’


une des plus grandes his-
toires d’amour de tous les
temps.» Qu’on puisse
croire ou non à l’exis-
tence d’une telle chose, The Ballad of Genesis
and Lady Jaye nous montre deux êtres à
l’heure la plus apaisée de leur existence trou-
blée, quand ils ressentaient ne plus faire
qu’un dans leurs corps transformés pour se
ressembler. Deux artistes aux identités en ex-
pansion constante – Lady Jaye Breyer P-Or-
ridge (1969-2007) fut infirmière pour enfants
malades, dominatrice, performeuse, et Gene-
sis P-Orridge, qui est mort le 14 mars à 70 ans,
une éminence immense de l’art avec COUM
Transmissions et de la musique extrême avec
Throbbing Gristle et Psychic TV. Le temps li-
mité de leur vie commune, les deux ont non


seulement accouché d’une idée révolution-
naire du transhumanisme, la pandrogynie
(réalisée par le truchement de nombreuses
opérations), mais trouvé une sorte de félicité.
C’est la belle histoire d’art et d’amour, réelle
et peut-être un peu idéalisée (quelle vie com-
mune ne l’est pas ?) racontée dans le très beau
film-portrait de Marie Losier, son plus célè-
bre parmi tous ceux qu’elle a réalisés sur Tony
Conrad, Alan Vega ou Cassandro. La société
de production Epicentre Films le propose
temporairement en visionnage libre sur Vi-
meo. On le conseille évidemment à tous ceux
qui connaîtraient trop mal le destin incroya-
ble de Genesis P-Orridge, mais aussi aux
amateurs de rom-com qui en auraient soupé
des niaiseries de Richard Curtis.
Olivier Lamm Epicentre Films
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