Libération - 21.03.2020

(Marcin) #1

2 u Libération Samedi 21 et Dimanche^22 Mars 2020


T


élétravail, apéros sur les ré-
seaux sociaux, expositions
virtuelles, devoirs des en-
fants... Les idées ne manquent pas
pour tuer le temps en confinement
(lire pages suivantes). Et pourquoi
ne pas, tout simplement, rien faire?
Plus facile à dire qu’à faire, surtout
en ce moment, estime le philosophe
Pierre Cassou-Noguès, auteur de la
Mélodie du tic-tac et autres bonnes
raisons de perdre son temps (Flam-
marion, 2013). Mais ça vaut tout de
même la peine d’essayer.

Avec le confinement, beaucoup
ont l’impression d’être empri-
sonnés. Est-ce une bonne image
pour décrire la situation?
Le temps de la prison est en général
décrit comme un temps qui ne
passe pas, dans lequel les jours ne se
distinguent pas. La grande diffé-
rence en ce moment est la progres-
sion du virus, relayée par le journal
télévisé qui devient un moment clé
de notre temps social. Habituelle-
ment, je ne le regarde
jamais. Mais en ce mo-
ment, j’allume la télé-
vision pour voir comment les évé-
nements sont présentés, mais
surtout pour avoir la version collec-
tive de ce qui se passe. Le virus s’ap-
proche-t-il? Quelle est la situation
en Italie ou aux Etats-Unis? Etc.
Cela organise les jours qui passent
en une sorte de récit, et rend aussi

très présent dans les maisons confi-
nées ce qui se passe à l’extérieur.
Personnellement, trouvez-vous
le temps long?
J’ai la chance d’être dans le Sud-
Ouest, région peu touchée à ce jour
par l’épidémie, et à la campagne, où
le confinement est moins difficile à
vivre que dans les villes. Il est
étrange d’assister au confinement
sévère du dehors, d’y percevoir ce
temps immobile. Néanmoins, nous
sommes aussi ratta-
chés à cette tempora-
lité. A 20 heures, les
habitants de mon hameau applau-
dissent le personnel médical ; cer-
tains disent que les supermarchés
ont été «pillés», alors qu’on y a sim-
plement vendu plus de pâtes que
d’habitude. Ce temps du confine-
ment entraîne une espèce de mé-
fiance vis-à-vis des événements et

des gens. Il peut donner à certains
l’impression d’être en danger alors
que ce n’est pas vraiment le cas : dire
que les supermarchés ont été pillés
est une façon de reprendre la réalité
à la lumière d’un fantasme cataclys-
mique.
Dans la Mélodie du tic-tac, vous
appeliez les lecteurs à perdre
leur temps. Avec le confinement,
est-ce le bon moment?
Quand je défendais l’idée de perdre
son temps, ce n’était évidemment
pas par le confinement. Je voulais
proposer à chacun de se défaire de
sa dépendance aux appareils tech-
nologiques (alors que nous les utili-
sons beaucoup plus pendant le con-
finement). Pour cela, il suffit
d’éteindre son téléphone et son ordi-
nateur, et de se contenter de voir
passer le temps pour ce qu’il est.
C’est ce à quoi nous invite Blaise

Pascal : prendre conscience du vide
de notre existence, non augmentée
par toutes sortes de distractions,
pour essayer de découvrir quelque
chose qui vaille la peine. Pour l’au-
teur des Pensées, c’était Dieu, mais
on peut concevoir d’autres pistes!
Evidemment, ce projet de ne rien
faire du tout est intenable : je m’en
sens personnellement incapable,
surtout confiné dans un apparte-
ment, et Pascal admettait aussi qu’il
est impossible de ­rester dans sa
chambre sans distraction.
Peut-on tout de même s’appro-
cher de cet objectif?
J’envisage la promenade, la con-
templation des paysages ou des
gens dans la rue comme une solu-
tion possible... ce qui implique de
sortir de chez soi. Mais Marcel
Proust et Thomas Mann nous pro-
posent une version un peu allégée
de l’inaction pascalienne. Dans les
trois derniers tomes de la Recherche,
Proust ne sort pratiquement plus de
chez lui. On trouve beaucoup de
passages consacrés à son enferme-
ment : il s’en dégage quelque chose
qui vaut la peine d’être vécu, qui
n’est pas sans joie, par exemple au-
tour des souvenirs qu’il se remé-
more. Dans la Montagne magique,
Mann raconte l’histoire d’un per-
sonnage dans un sanatorium, dont
on ne sait pas très bien s’il y est en-
fermé à cause du médecin ou parce
que lui-même apprécie l’atmos-
phère ouatée et protégée du lieu. Ni

«Voir passer le temps

pour ce qu’il est»

Puisant dans Blaise
Pascal, Thomas Mann
ou Marcel Proust,
le philosophe Pierre
Cassou-Noguès
rappelle les bienfaits
de l’inaction.

A crise sanitaire exceptionnelle,
journal exceptionnel. Depuis le
16 mars, Libération télétravaille,
à l’exception d’une dizaine de
journalistes qui viennent cha-
que matin au journal (une nou-
velle équipe prendra le relais
­dimanche pour une semaine).
Depuis lundi dernier, vous avez
entre les mains un journal trans-
formé, dans son déroulé, sa pa-
gination, son contenu, quasi ex-
clusivement consacré à cette
crise planétaire. Pour ce premier
Libé du week-end depuis le dé-
but en France de la vie confinée,
nous avons encore une fois dé-
cidé d’innover. En augmentant
notre offre magazine habituelle
de fin de semaine de recomman-
dations pour voyager dans votre
fauteuil, profiter des plaisirs de
la cuisine ou proposer des acti-
vités à vos enfants, Libération,
encore plus que d’habitude, a
l’ambition d’être le compagnon
de votre week-end. Vous retrou-
verez le traitement de l’actualité
de la crise sanitaire dans un ca-
hier central de 12 pages. Et bien
sûr, l’intégralité de tous ces con-
tenus, et davantage encore, sur
Liberation.fr.•

Interview


«Libé»


se dédouble


événement


Making-of


Par
Paul Quinio
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