Libération - 21.03.2020

(Marcin) #1

26 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 21 et Dimanche^22 Mars 2020


tureux et joyeux. Le garçon de
3 ans, de 5 ans, celui du second
«conte», l’Enfant et la guerre, con-
naît des moments de grande dou-
ceur auprès de sa mère et de sa
grand-mère, d’abord à Nice, dans le
petit appartement des grands-pa-
rents, puis dans le village où ils sont
réfugiés à partir de 1943. Glaner des
épis de blé est amusant, se baigner
dans la Vésubie aussi. Ce n’est pas
cela pourtant que Le Clézio veut
nous raconter ici. C’est le confine-
ment : «Il y avait une menace, une
interdiction, invisible et présente, il
fallait rester derrière les murs, à
l’abri.» Une fois la guerre finie, le
petit garçon est «traversé par des
crises de colère incoercibles» pen-
dant lesquelles il jette par la fenêtre

il sort ses bras pour me toucher.»
Plus loin, une autre rencontre, avec
des hommes d’il y a dix mille ans,
le jour où le marcheur des landes
tombe sur une large pierre qui ser-
vait à polir les outils. «Cette impres-
sion d’un temps immuable, où les
siècles se touchent, où on peut tou-
cher le temps avec ses doigts.»
Le titre de Chanson bretonne, alors,
se comprend mieux, comme un
air fredonné qui traverse les ans,
le vent et la pluie, et ressuscite
un monde, «si quelqu’un joue du
­biniou».

«Menace invisible»
L’enfant de 10 ans en 1950, celui qui
est rentré en France une fois la
­famille enfin réunie, est libre, aven-

Livres / à la une


La «Chanson bretonne»


de Le Clézio


Saint-Cado (Bretagne),
en novembre 2011.
Photo Juan Manuel
Castro Prieto.
Agence VU

«Du temps


de mon enfance,


la pompe servait,
et comme tout ce

qui sert elle n’avait


pas de couleur, elle


était du gris


sombre de la fonte,
marquée par la

rouille à certains


endroits, tachée


de graisse autour


du piston.»


sert elle n’avait pas de couleur, elle
était du gris sombre de la fonte,
marquée par la rouille à certains
­endroits, tachée de graisse autour
du piston.» Les boomers ont le bruit
dans l’oreille pour toujours.

Boules de verre
Chanson bretonne témoigne de
deux retours. Lors du premier, l’au-
teur a 25 ans, et mesure à quel
point, en dix ans, le paysage de son
enfance a changé. Il n’a plus le
même son. On n’y parle plus bre-
ton. Le second date de la maturité,
quand l’écrivain achète une maison
face à la baie de Douarnenez, où il
revient régulièrement poser ses va-
lises, entre deux séjours à Maurice,
le Nouveau-Mexique, la Chine ou
la Corée. Les pêcheurs indépen-
dants ont disparu. «En si peu de
temps (entre les années 50 et 70)
quelque chose s’est figé, s’est retiré,
s’est évanoui, ne laissant plus que
quelques traces, des carcasses de ba-
teaux en bois, des restes de filets et,
sur les plages, les boules de verre qui
servaient de flotteurs.» La ruralité
n’est plus la même. Le remembre-
ment, le tourisme, la laideur mo-
derne, les zones industrielles sont
passés par là : Le Clézio en parle,
bien sûr, mais il parvient par sa mé-
ditation, par ses images, à juxtapo-
ser les époques sans que pèse le
­regret. Pas question d’oublier la mi-
sère dans laquelle se débattaient
naguère les paysans.
Il écrit pour «rendre compte de la
magie ancienne». se souvient de
la moisson, du battage, revoit les
toits de chaume, les sombres inté-
rieurs, les «lits-clos», «et tous ces
meubles extraordinaires venus du
fond des âges». A plusieurs reprises,
à l’instant où le lecteur s’attendri-
rait et s’attarderait volontiers sur
les traces d’une civilisation envolée,
l’auteur donne un coup de barre
afin de ­redresser son embarcation :
«La nostalgie n’est pas un sentiment
honorable. Elle est une faiblesse, une
crispation qui distille l’amertume.
Cette incapacité empêche de voir
ce qui existe, elle renvoie au passé,
alors que le présent est la seule vé-
rité.»
Le sentiment d’harmonie que génè-
rent les textes de Le Clézio est dû à
cette manière de se tenir en équi­-
libre entre les saisons, les lieux, les
espèces vivantes. L’enfant des étés
bretons a un secret. A marée basse,
il a rendez-vous avec un poulpe.
«Doucement, il étend ses tentacules
et il explore mes pieds nus. Je ne le
vois pas. Je ne bouge pas, j’attends de
sentir son toucher léger sur mes or-
teils. Il veut seulement me rencon-
trer, me reconnaître. A la lumière du
ciel, je vois ses bras qui flottent sur le
fond, couleur de fumée, très doux. Il
me connaît. Chaque fois que j’arrive,

Dans ces chemins galopent le petit
Le Clézio et son frère guère plus
vieux (un an et demi de plus), lors
de ces étés bretons qui succèdent au
séjour initiatique africain. Ils vivent
au grand air, et apprennent quel-
ques mots de breton. «Les gosses de
Sainte-Marine (dont nous faisions
partie), c’étaient pour la plupart les
fils et les filles des pêcheurs qui peu-
plaient le village. Il y avait bien
quelques étrangers, dans les belles
villas des bords de l’Odet, mais nous
ne les apercevions que rarement, à
la chapelle les jours de messe.» La
messe ne ressemble pas à ce qu’ils
connaissent dans le Midi, le futur
écrivain fait l’apprentissage des
­cultures comparées. «Nous étions
les enfants d’un monde latin, médi-
terranéen» : cela vaut aussi pour
les sens.
Une fois qu’on a traversé les vagues
mouvementées d’une mer glacée,
on peut nager partout. Ils s’en vont
chaque jour sur le port, espérant
­pêcher, emprunter «une plate» à
partir de quoi ils lanceront leur
­ligne, attendant de la voir frémir et
plonger, «les prises, c’étaient pour
la plupart des gobies, hérissés et
­gluants, qu’on rejetait à l’eau, mais
de temps à autre nous ramenions un
“brezel”, un maquereau bleu, splen-
dide et brillant». Ils embêtent les
filles de la fermière, Mme Le Dour,
chez qui ils vont chercher le lait,
mais elles aiment quand même bien
les accompagner à la plage – où
­elles ne se baignent pas.
Les enfants des années 50 dévalent
à bicyclette les rues des villages et
les routes de campagne trouées de
nids-de-poule. Ils n’ont pas la clé de
la maison autour du cou, ni dans
leur poche, parce que les maisons
ne sont pas fermées. Munis de brocs
trop lourds, ils tirent l’eau à la
pompe. Elle grince et, à ce mo-
ment-là, elle n’est pas vert pomme.
«Du temps de mon enfance, la
pompe servait, et comme tout ce qui

non pas pour
construire une histoire mais pour
s’agrandir, occuper l’espace, se multi-
plier, se fracturer, résonner.» Les en-
fants, la préoccupation du sort
des enfants, voilà qui peut rappro-
cher ce livre de la période que nous
vivons. Mais cette lecture est surtout
un pur enchantement.
Trois mois par an, dans les an-
nées 50, la famille Le Clézio, le père,
la mère et les deux garçons remonte
en voiture de Nice, où ils vivent,
pour rejoindre Sainte-Marine dans
le Finistère. Le Clézio est né en 1940,
il est déjà venu mais ne s’en sou-
vient pas, il était bébé (si tant est
qu’on puisse l’imaginer sous ce for-
mat). Avant que l’occupant alle-
mand n’en décide autrement et la
renvoie dans le Sud, la mère de
Le Clézio s’était réfugiée là avec ses
vieux parents et ses deux fils, pen-
dant que son mari, médecin de l’ar-
mée britannique au Nigeria, es-
sayait en vain de les rejoindre et
de les faire sortir de France. Pari-
sienne, Mme Le Clézio a passé une
partie de son enfance, pendant la
Première Guerre mondiale, en Bre-
tagne ; adolescente, elle y est retour-
née en vacances. C’est là qu’avec son
jeune mari de l’île Maurice – ils sont
cousins germains, ils se sont ren-
contrés à Londres – ils ont vécu leur
lune de miel, avant qu’il parte pour
l’Afrique. L’Afrique où Le Clézio fait
la connaissance de son père en 1948.
«De ce voyage, de ce séjour (au Nige-
ria où mon père était médecin de
brousse) j’ai rapporté non pas la
­matière de romans futurs, mais une
sorte de seconde personnalité, à la
fois rêveuse et fascinée par le réel, qui
m’a accompagné toute ma vie – et qui
a été la dimension contradictoire,
l’étrangeté à moi-même que j’ai res-
sentie parfois jusqu’à la souffrance.»
(Discours de réception du prix No-
bel en 2008).


«Soldat de l’an 2»
Les lecteurs de Le Clézio connais-
sent l’histoire de l’aïeul originaire
du Morbihan, exilé en 1794 avec sa
femme et leur premier enfant.
«Pourquoi partait-on de Bretagne
au moment de la Révolution? J’ai
grandi dans la rumeur de légende
qui entourait mon ancêtre Alexis
François, soldat de l’an 2 de la Répu-
blique, qui s’exila à l’île de France
(plus tard Maurice).» La violence, la
cruauté croissante de l’armée révo-
lutionnaire et «la misère qui exté-
nuait la Bretagne» poussèrent le
soldat à prendre la mer. Voilà pour
les racines arrachées et réimplan-
tées, et l’origine du patronyme :
«Les chemins creux partaient à tra-
vers champs et bosquets, enfoncés
entre deux hauts talus (ar kleuziou,
notre nom de famille) couverts de
fougères et d’ajoncs.»


Suite de la page 25

Free download pdf