Libération - 21.03.2020

(Marcin) #1

Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Mars 2020 u 27


ressemblent, dans Etoile filante,
dans Ritournelle de la faim, de la
même manière que nous connais-
sons l’existence du soldat de l’an 2,
exilé à Maurice. Le nom du village
de Roquebillière, où la famille
trouve sécurité et refuge en 1943 ne
nous est pas inconnu.
Ce sont souvent les mêmes thèmes,
les mêmes données, et c’est tou-
jours différent, comme sont diffé-
rents les souvenirs qui reviennent
de temps à autre pour chacun
­d’entre nous. Ils varient selon les
éclairages. Ils bougent, s’estompent
ou se ravivent. Nous circulons à
­travers l’œuvre de J.M.G. Le Clézio,
de longue durée et d’une vaste
­envergure, comme à travers notre
propre mémoire.•

tant, pathétique. Non, la guerre
pour moi, c’est celle que vivaient
les civils, et surtout les enfants très
jeunes. Pas un instant elle ne m’a
paru un moment historique. Nous
avions faim, nous avions peur, nous
avions froid, c’est tout.»

Légumes abîmés
La faim corrode l’Enfant et la
guerre. Ce n’est pas la première fois
que l’écrivain tente de faire ressen-
tir l’effet dévastateur qu’elle pro-
duit. Nous avons déjà rencontré ces
vieilles personnes très pauvres qui
viennent récupérer les fruits et les
légumes abîmés à la fin du marché.
Nous avons déjà passé des pages en
compagnie de la mère de l’auteur,
ou plutôt, de personnages qui lui

tout ce qui lui tombe sous la main.
C’est ce petit garçon plein de fureur
«et d’insubordination» qui part
pour l’Afrique en 1948.
Dans son discours de réception,
J.M.G. Le Clézio écrivait : «Si j’exa-
mine les circonstances qui m’ont
amené à écrire – je ne le fais pas par
complaisance, mais par souci
d’exactitude – je vois bien qu’au
point de départ de tout cela, pour
moi, il y a la guerre. La guerre, non
pas comme un grand moment bou-
leversant où l’on vit des heures his-
toriques, par exemple la campagne
de France relatée des deux côtés du
champ de bataille de Valmy, par
Goethe du côté allemand et par mon
ancêtre François du côté de l’armée
révolutionnaire. Ce doit être exal-


J.M.G. Le Clézio
Chanson bretonne
Gallimard, 160 pp,
16,50 € (ebook: 11,99 €).

J.M.G.,


tenues de plateau


Rembobinage


d’apparitions télévisées


J


ean-Marie Gustave
Le Clézio a une voix
grave, mate. Il va avoir
80 ans le 13 avril. Il
ne change pas. Il n’est plus le
«grand jeune homme blond»,
expression reprise des millions
de fois, qui déboula sur la scène
littéraire à l’âge de 23 ans,
mais la silhouette est restée
svelte, et le visage est presque
indemne. Rédigée par Chris-
tian Doumet, la notice de la
­vénérable Encyclopaedia ­Uni­-
versalis commence ainsi :
«Lorsqu’il obtint, en 1963, le
prix Renaudot pour son roman
le Procès-verbal, Jean-Marie
Gustave Le Clézio n’était guère,
pour le public, qu’un visage
dont on soulignait la jeunesse
et la beauté nordique, et ces
trois initiales qui, dès la page
de garde, posaient le signe de
l’énigme.»
Le 11 mars dernier, l’auteur de
Chanson bretonne est l’invité
de la Grande Librairie. Le prix
Nobel est en blue-jeans et polo
noir – à moins que ce soit bleu
marine – à manches longues.
Il explique la forme fragmen-
taire de son livre, et la manière
dont, au fond, il s’est abstenu
de décrire l’enfant qu’il était
vraiment. «On n’a pas le droit
de parler de l’enfant qu’on a
été, on risque de le trahir.» Un
peu plus loin dans l’émission,
il reprend ce verbe, il dit qu’«il
ne faut pas trahir, ni soi ni
les autres», aussi se méfie-t-il
de la mémoire.

Sandales. Il cite Flannery
O’Connor, qui dit que tout ce
qu’on peut imaginer, on l’a
connu entre l’âge de 7 ans et
le début de l’adolescence,
on passe le reste de sa vie «à
s’en approcher». Le Clézio sou-
rit légèrement, bouche fermée.
Il découvre peu ses dents,
­elles sont complètement de
travers.
En 2018, toujours chez Fran-
çois Busnel, Le Clézio porte
une très élégante veste à col
Mao qu’on aurait bien vu pro-
venir d’Arnys, alors qu’en 2017
il n’avait pas choisi le plus
seyant de ses pulls. Dix ans au-
paravant, l’année du Nobel,
Jean Echenoz, reçu sur le

même plateau, lui qui s’ex-
prime si succinctement, fait
une éblouissante déclaration
d’admiration à propos du Pro-
cès-verbal. Le Clézio reste de
marbre. Pendant ce temps, le
cameraman de la Grande Li-
brairie prend un malin plaisir
à s’attarder sur ses pieds, san-
dales sur chaussettes.
Remontons les années.
En 1991, lors de la sortie
d’Onitsha, qui est «un véritable
best-seller», selon le présenta-
teur de l’époque, une envoyée
spéciale s’entretient avec l’au-
teur chez lui, à Nice, devant un
imposant buffet sculpté. La
veste est de couleur bronze, as-
sortie aux cheveux qui n’ont
plus la blondeur des blés. La
chemise bleu ciel est un peu
froissée. Chaque reportage
souligne que Le Clézio est dis-
cret et apparaît rarement à la
télévision.

Vert bouteille. Bernard Pi-
vot, en 1980, l’année des
40 ans de Le Clézio, dit déjà
qu’il s’agit d’«un écrivain qui
fuit les caméras et les micros».
Chemise à carreaux (Bur-
berry ?) sous un chandail vert
bouteille, Le Clézio rectifie
avec ce calme olympien qu’il
conservera toute sa vie, et ré-
pond qu’il ne craint pas les ca-
méras ni les micros, mais
qu’«il ne faut pas trop parler,
s’expliquer. On risque de ne pas
dire exactement ce qu’on vou-
lait dire». L’écriture n’a pas cet
inconvénient.
Costume sombre, chemise
blanche, cravate, l’auteur du
Procès-verbal est bouleversant
de jeunesse face à Pierre Du-
mayet lors de son premier en-
tretien télévisé en 1963. La
beauté d’un écrivain, lors-
qu’elle est aussi frappante, est-
elle un handicap? Le 20 mars
1966, dans son Journal, Mat-
thieu Galey note : «Dîner Ara-
gon. Pechkhoff. Edmonde
[Charles-Roux, ndlr]. Nouris-
sier. Très primesautier, le maî-
tre. On parle du dernier livre de
Le Clézio (très beau). Aragon.
— On ne peut pas avoir du gé-
nie et cette beauté. Nourissier.
— Et toi ?»
CL.D.
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