Libération - 21.03.2020

(Marcin) #1

28 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 21 et Dimanche^22 Mars 2020


Poches


Joël Baqué
La mer c’est
rien du tout
P.O.L #format poche,
126 pp., 9 €.

«L’hiver, en crachant sur
le dessus du poêle, je
fabriquais des petits
beignets de salive (frite,
la salive se met en boule
et grésille). Ce poêle
me servait aussi à tester
les coussinets des pattes
félines.»

Les mots


contre les bleus


Un mariage toxique


par l’Indienne


Meena Kandasamy


Par Antonin Iommi-Amunategui

C


onjurer le cauchemar conjugal. «Il est plus facile
de concevoir cette vie dont je suis prisonnière
comme un film ; il est plus facile de me voir
comme un personnage. [...] Mettre mes expérien-
ces à distance. Pour moins souffrir. Pour limiter leur durée.»
A Mangalore, dans le sud-ouest de l’Inde, loin des siens, et
bientôt tenue à distance de tout ce qu’elle aime, la narratrice
est camisolée dans la nasse froide et gluante d’un mariage hau-
tement toxique. Il aura suffi d’un mois pour que son époux,
universitaire militant marxiste mythomane, dévoile sa véri­-
table façade, lessivée de paranoïa glaçante, fissurée de jalousie
noire, sous un pâle crépi révolutionnaire. «Le mariage a donc
viré au camp de rééducation [...] auprès de ce croisé commu-
niste.» A la violence des mots, des interdits (maquillage, sor-
ties, Internet ou même l’écriture, son métier) succède vite la
violence physique, les coups qui concluent le moindre conflit
né du moindre écart de script. «Qu’est-ce qui empêche une
femme de sortir d’une relation violente ?» Les proches d’abord,
qui parfois minimisent ou détournent le regard. «C’est pour
ton bien», le fameux mantra de sa jeunesse qui a justifié, déjà,
bien des abus. Néanmoins, suivant le conseil téléphoné de ses
parents – se taire, faire profil bas, ne pas aggraver son cas – elle
«grimpe dans l’incroyable tristesse du silence». Le mari s’en
­réjouit d’abord, avant que son esprit déglingué n’y décèle une
forme de fuite. Alors «il canalise sa colère, peaufine son indi-
gnation» ; et tous les prétextes sont bons pour rejouer la scène
de la terreur. Les cris, les coups, les viols. «Ravages entraperçus
tandis qu’un tyran de pacotille jouit momentanément de sa tou-
te-puissance. [...] C’est un homme qui détruit sa propre femme.
Un homme qui met le feu à sa propre maison.»
La narratrice de ce roman, «cet hyper-rêve» de Meena Kanda-
samy, résiste du bout des doigts, en écrivant puis effaçant aus-
sitôt des lettres à des amants ; neuf ou dix amants dont elle se
souvient ou qu’elle s’invente à force d’être soupçonnée d’en
désirer. Car l’époux a même le sexe pseudo-politique : le plaisir
serait petit-bourgeois et elle, bien sûr, n’est qu’une traînée pour
en avoir jamais éprouvé. «A jouer jour après jour le rôle de par-
tenaire immobile, passive et soumise, une femme finit par tisser
une relation avec son plafond et non avec son amant.
Mais l’écriture est la virgule blanche au bout du tunnel, le
mince espoir battant comme le curseur sur la page. «Le monde
forgé à partir de ma langue est beau [...]. En enveloppant mon
corps de mots, je le blinde contre tout regard prédateur, contre
toute inspection. Je le protège des mains des autres. Quand mon
corps de femme est écrit, il résiste au viol.» Ecrire pour forcer
cette pire page à se tourner. «Les mots me permettent de fuir.
Les mots donnent naissance à une autre femme.» La narratrice
a d’ailleurs trop de netteté, trop d’angles pour n’être que d’en-
cre. «Sous ces mots gît une part de moi-même.» Deuxième ro-
man de l’auteure, Quand je te frappe décrit une horreur casa-
nière d’autant plus forte qu’on la sait ordinaire, avec ce grand
pas de côté de la beauté, ces mots comme une parure sur un
cadavre ; peut-être pour qu’on ne détourne pas les yeux.•

Meena Kandasamy Quand je te frappe
Traduit de l’anglais (Inde) par Myriam Bellehigue.
Actes Sud, 256 pp., 22 € (ebook : 16,99 €).

C’


est une sorte de
point zéro. Le lec-
teur se réveille avec
Boratine à la lumière
du jour. Vierge de tout. Boratine ne re-
connaît pas la chambre dans laquelle
il a dormi. Il est pourtant censé être
chez lui. La veille, il était encore hospi-
talisé. Il garde une douleur au côté
droit, une côte cassée. Rien de plus
­sérieux physiquement si ce n’est une
amnésie totale. «Vous avez perdu la
­mémoire, mais ne craignez rien, elle
­reviendra avec le temps», lui a promis
la doctoresse.
Si son vécu ne lui revient pas, il se rap-
pelle des éléments plus généraux, les
noms des philosophes de l’Antiquité,
celui du premier homme sur la Lune,
les couleurs d’équipes de football... Le
petit marbre de Jésus et Marie sur la
cheminée l’émeut. Mais ces figurines
sont-elles encore vivantes ou mortes,
il ne saurait le dire. Le temps n’a plus
d’espace. Et de son identité à lui, rien
ne subsiste dans son esprit. Des ru-
meurs montent de la rue d’Istanbul, les
cris des vendeurs ambulants, les voix
des passants, les accents de la pop ara-
besk que les taxis écoutent à tue-tête,
les klaxons furieux d’automobilistes
pressés. La vie continue comme avant.
Lui regarde l’intérieur de son apparte-
ment comme un étranger qui viendrait
d’arriver. Il détaille les meubles, les
trois guitares posées sur des trépieds
métalliques, les pochettes de vinyles
à côté du pick-up. Il cherche dans le
concret qui l’entoure de quoi susciter
une étincelle. De quoi déchirer le voile.
Dans le miroir, il espère retrouver un
visage familier. «Je ressemble à une
page blanche. Sans intérieur ni exté-
rieur. Sans est ni ouest, ni sud ni nord.
Ou que je mette le pied, j’ai l’impression
de tomber dans le vide d’une cage d’as-
censeur.»

Cigarette. Le téléphone sonne, il ne
répond pas. Il ne sait même pas qui
pourrait l’appeler. Il ne saurait pas quoi
lui dire. Arrive quelqu’un qui dit être un
ami de son groupe. Bek lui décrit le por-
trait de qui il était avant sa tentative de
suicide, espérant réveiller des souve-
nirs. Boratine prend les choses comme
elles viennent. Par exemple, il ne se

souvient pas qu’il ne fumait pas et
prend une cigarette dans le paquet de
son ami. Qui est-on vraiment, quand on
a seulement un vide en nous, pas d’ha-
bitudes, pas d’ancienneté, pas de fa-
mille, pas d’amis? Autour de lui, on lui
fait comprendre que tout est une ques-
tion de patience. La mémoire revien-
dra, lui a dit le médecin à l’hôpital ; et
puis maintenant Bek, qui égrène les
­informations sur la personne d’avant
l’oubli de soi-même. Pas trop d’un coup,
mieux vaut aller progressivement. «Si
c’est la vérité que tu cherches, alors rien
ne mérite que tu te précipites. Laisse
­venir les choses, fais ce que tu as envie
de faire. Je t’aiderai...»
La patience, la bénéfique patience, c’est
souvent ce qu’on attend de quelqu’un
qui a des trous de mémoire, qu’il recou-
vre son passé comme dans un ­déclic,
en l’aidant par le surlignage d’actions et
de choses qui lui étaient familières.
Qu’est-ce qu’un homme sans aucun
passé? Boratine n’a pas de boussole
pour s’orienter dans le temps, il se
trouve comme dans un labyrinthe. Dans
Istanbul aussi. C’est une ville qu’il ne
­reconnaît pas. Il erre au hasard de ses
avenues comme s’il les parcourait pour
la première fois. Il observe les bouti-
ques, les immeubles, le libraire. Il ne re-
trouve plus son chemin et ne reconnaît
pas plus la silhouette cylindrique et
connue de la tour de Galata.
Loin de le rendre fou, cette plongée en
aveugle dans les rues animées lui pro-
cure un grand plaisir de découverte.
L’auteur aime sa ville et la décrire. Le
plus désagréable pour son narrateur,
c’est de croiser des visages qui sem-
blent l’identifier. Une fille le regarde
fixement avec de la colère dans les yeux
et il se demande ce qu’il a bien pu lui
faire. Boratine n’est pas n’importe qui.
C’est un bel homme de 27 ans, sur le-
quel les filles se retournent. Un chan-
teur et un compositeur de blues talen-
tueux et populaire, qui joue de la
guitare dans les bars de jazz stambou-
liotes. Jusqu’à il y a une semaine en
tout cas. Sans raison, après une belle
soirée, il est sorti du taxi coincé sur
un pont embouteillé, l’a enjambé pour
se jeter dans le Bosphore. Un saut de
la mort dont on réchappe rarement.
Par chance, il n’a que cette douleur au

flanc. Et il ne sait absolument pas
pourquoi il a voulu en finir. Autour de
lui, unanimement, on le décrit comme
un homme généreux et heureux de
­vivre. «Vous m’avez demandé mon nom,
et moi j’essayais de me souvenir pour-
quoi je désirais mourir. Pourquoi vou-
loir mourir ?»

Anatolie. Ce deuxième roman traduit
en français de l’écrivain turc d’origine
kurde Burhan Sönmez, qui a vécu dans
la région d’Haymana, en Anatolie
­centrale, d’où vient son personnage,
apparaît moins comme l’histoire d’un

Chute dans un trou


de mémoire Burhan Sönmez


suit un jeune Stambouliote


qui ne sait plus qui il est


Par Frédérique Roussel
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