Libération - 21.03.2020

(Marcin) #1

Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Mars 2020 u 29


Antoine Volodine
Frères sorcières
Points, 286 pp., 7,50 €.


«Elle nous a dévisagées quand nous
nous sommes penchées sur elle et
elle a tenté de dire quelque chose de
drôle, qui prouvait sa bravoure, sa
volonté de ne pas s’en faire pour si
peu, mais sa bouche n’a bredouillé
que des mots incompréhensibles et
elle a vomi un peu de bave écarlate
et sa tête est retombée en arrière.»

Amedeo Modigliani
Ton devoir réel est de
sauver ton rêve.
Lettres
Traduction et édition
établies par Olivier Renault.
1001 Nuits, 96 pp., 4 €.

«Chère maman,
Je t’envoie une photo. Je regrette
de ne pas en avoir de ma fille. Elle
est à la campagne : en nourrice.
Je médite : pour le printemps, peut-
être un voyage en Italie. Je voudrais
y passer une “période”. Ce n’est pas
sûr, quand même. Je t’embrasse
bien fort. Dedo (décembre 1919).

A Istanbul, le 15 juillet 2019,
dans le quartier d’Üsküdar, au
bord du Bosphore. Photo Mahesh
Shantaram. Agence VU


«Ecorces», les non-dits


de l’Algérie Avec Nour, étudiant


en mathématiques, et ses «trois


mères», la romancière Hajar Bali


sonde la situation de son pays


Par Alexandra Schwartzbrod

D


ans cette famille-là, les femmes sont
fortes, un peu trop même. Elles
étouffent et castrent les hommes qui
tentent d’oublier leurs malheurs
dans le calme de leur atelier de menuiserie. A l’ex-
ception de Nour, notre préféré. Il a grandi dans un
minuscule appartement d’Alger sous la protection
vigilante de ses «trois mères», comme il dit : Baya,
son arrière-grand-mère, Fatima, sa grand-mère,
et Meriem, sa mère. Tout jeune, il aimait se recro-
queviller sous la table, il pouvait y passer des heu-
res à écouter les adultes parler, parfois même s’em-
brouiller. Kamel, son père, détestait le voir là, ce
n’était pas un endroit pour un garçon, comme ca-
ché sous les jupes des femmes. Mais Kamel a été
arrêté pour une histoire d’arme qu’un camarade
mal intentionné lui avait demandé de cacher et
qu’il a fait tomber sous les yeux d’un policier. Il est
mort en prison au lendemain d’une visite de sa
femme. Nour a donc fini de grandir sans figure
masculine, car Haroun, son grand-père, que Baya
avait aussi appelé Vincent pour plaire aux colons
français, est mort jeune.

Mathématiques. Au début, on a peur pour
Nour. Il ne semble pas tout à fait normal, enfermé
dans ses pensées, presque asocial. Et puis il s’affer-
mit et s’ouvre peu à peu au monde extérieur. Une
question de survie sans doute : ce gynécée étouf-
fant, qui tente de lui transmettre une mémoire fa-
miliale chargée de non-dits, a ses limites. On le dé-
couvre un jour étudiant en mathématiques. Tiens,
comme l’auteure de ce puissant roman où la poésie
affleure à chaque page. Hajar Bali a longtemps été
professeure de mathématiques à l’université des
sciences de Bab Ezzouar. Et elle s’en donne à cœur
joie, tissant par moments des dialogues savants
entre Nour et ses amis, tiraillés entre la société
d’avant et celle qui vient, la peur de l’inconnu et
le désir de renverser la table. «Hajar Bali est une
femme engagée, militante, résolument féministe
mais qui cultive une grande discrétion, nous a ra-
conté Sofiane Hadjadj, cofondateur avec sa com-
pagne Selma Hellal des éditions Barzakh, basées

à Alger, et éditeur d’Hajar Bali. Son travail litté-
raire se veut aussi en dehors des modes et des urgen-
ces qui parfois minent et désorientent le regard que
l’on peut porter sur le réel algérien.»
Les non-dits. Voilà le cœur du roman. Baya veut à
tout prix maintenir la cohésion de l’univers familial
qu’elle a créé à la sueur de son front, n’hésitant pas à
fuir, avec Haroun /Vincent sous le bras, un mari qui
l’avait prise pour seconde épouse à seule fin d’avoir
un enfant. Pour elle, le meilleur moyen d’y parve-
nir, c’est de maintenir le silence. «Oui, on peut dire
que c’est une métaphore de la situation algérienne,
nous a confié Hajar Bali depuis Alger où elle réside.
Une génération a prétendu détenir la vraie histoire
en imposant le silence, afin de légitimer la guerre
de libération. Avec le hirak [le soulèvement de la
population algérienne il y a un an, ndlr], une autre
génération a dit “stop”, on en a assez !»

Figuier. La vie de Nour va basculer le jour où il
rencontre Mouna, une jeune femme étrange et va-
guement inquiétante, qui passe son temps à pren-
dre des notes dans des cahiers glissés dans son sac.
Elle vit seule, veut tout savoir de la famille de Nour,
et s’incruste sans état d’âme dans le groupe d’amis
que le jeune garçon s’est créé. Il tombe amoureux
bien sûr, ou il croit tomber amoureux, comme s’il
n’avait pas assez de trois femmes à la maison. Mais
Mouna n’est pas comme les autres : loin de l’étouf-
fer, elle se dérobe. Pourtant Nour ne recule devant
rien : un jour il l’emmène dans le petit village d’où
Baya est originaire près de Constantine. «Se remé-
morant les histoires de Baya, ses recommandations
(il faudra que tu manges un jour une figue à même
l’arbre. La sensation est différente), Nour décide de
grimper à l’arbre et Mouna le suit en riant. Les yeux
fermés il prend le temps de chercher en lui ce ressenti
dont parle Baya. Mouna respire l’odeur forte de l’ar-
bre. Elle ferme à son tour les yeux et lèche le liquide
blanchâtre.» Les mêmes gestes que Baya sur le
même figuier quatre-vingts ans plus tôt, en 1935, de
très belles pages qui ouvrent ce roman.
A travers ces trois, voire quatre générations, Hajar
Bali a voulu raconter cent ans d’une histoire algé-
rienne traversée de violences et de faux-sem-
blants. Nour et Mouna ressemblent à deux jeunes
animaux s’ébrouant pour chasser les saletés qui
s’incrustent dans leur peau ou peut-être les fantô-
mes qui les poursuivent. Ils déploient tant d’efforts
qu’ils nous touchent. «Je serai différente, dit
Mouna. Aujourd’hui, je veux envisager un autre
monde, moins secret, moins têtu. Je n’ai que faire
de votre héritage, de votre histoire mouvementée
et sans issue.»•

Hajar Bali écorces
Belfond, 304 pp., 18 € (ebook : 12,99 €).

homme brisé par l’amnésie que comme
une réflexion sur l’identité et l’être au
monde. Son premier livre, North, non
traduit en français, s’apparentait à un
conte philosophique : un fils, dont le
père parti depuis vingt ans était de re-
tour les pieds devant, partait à la re-
cherche de son identité.
Le plus frappant dans la prose fluide et
presque intérieure de Burhan Sönmez,
c’est ce mélange de troisième et de pre-
mière personne. Boratine navigue du
«je» vers le «il», de lui-même à l’autre
lui-même. Et il n’y a guère de colère ou
de pathos dans les yeux neufs posés


sur le monde et les autres. On a même
l’impression qu’il n’y a pas de regrets,
puisque ce qu’il ne sait plus de lui-
même n’existe plus. Et qu’il n’y a rien
à faire. C’est un beau monologue, de
celui qui commence à s’attacher à des
choses nouvelles. «Quelqu’un d’autre
était en moi. Je vivais avec lui et per-
sonne n’en savait rien. Un jour je suis
parti, puis je suis revenu.»•

Burhan Sönmez Labyrinthe
Traduit du turc par Julien Lapeyre
de Cabanes. Gallimard, 218 pp.,
20 € (ebook : 14,99 €).

«Une génération a prétendu


détenir la vraie histoire en


imposant le silence, afin de
légitimer la guerre de

libération. Avec le hirak,


une autre génération a dit


“stop”, on en a assez.»

Free download pdf