Libération - 21.03.2020

(Marcin) #1

30 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 21 et Dimanche^22 Mars 2020


La semaine littéraire Lisez un peu de poésie le lundi, par exemple
«Dobre» de Michèle Finck tiré de Nous, avec le poème comme seul cou-
rage (le Castor astral) ; vivez science-fiction le mardi avec une inter-
view de Jean-Pierre Andrevon au sujet de son Anthologie des dysto-
pies. Les mondes indésirables de la littérature et du cinéma
(Vendémiaire) ; feuilletez les Pages jeunes le mercredi, avec Romance
d’Arnaud Cathrine (Robert Laffont «R») ; le jeudi, c’est polar : les Ames
frères de Fabrice Tassel (Stock) ; vendredi, recommandations de Libé-
ration et coups de cœur des libraires sur le site Onlalu.

Librairie éphémère


Mal de mères


en Bulgarie


Par Adélaïde Fabre Fondatrice de «et tuttiquanti...»,
agence de programmation culturelle

C


hez Théodora Dimova, les pères brillent par leur ab-
sence et les mères vont mal. Dépressives, atteintes de
maladies chroniques, en fuite ou suicidaires, elles se
cognent à la violence d’un monde en pleine décompo-
sition. Leurs enfants en sont les premières victimes et ce sont leurs
voix qui résonnent au sein de ce récit polyphonique. Au fil des chapi-
tres se succèdent les existences amères et douloureuses d’Andreia,
Lia, Alexander, Dana ou Kalina, adolescents nés après 1989, qui se
débattent pour échapper au chaos. Seule Yavora, leur mystérieuse
professeure, icône salvatrice et messianique, sera le rempart à leurs
maux. Mères prend le parti de se centrer sur la maternité, en l’éclai-
rant du point de vue de ces adolescents qui semblent chacun à leur
manière être déjà morts in utero. La barbarie se déploie au fil du ro-
man, portée par le rythme envoûtant des phrases qui laissent pres-
sentir l’inévitable tragédie.
Inspiré d’un fait divers – le meurtre d’une écolière par ses camarades
de classe – Mères interroge avec acuité la sauvagerie et la notion de
responsabilité. Ces figures maternelles hagardes et meurtries incar-
nent les désillusions entraînées par la chute du communisme. L’au-
teure dresse ainsi le tableau saisissant de la Bulgarie post-commu-
niste, gangrenée par la corruption, les inégalités sociales et où toutes
les frontières explosent. Elle décrit dans une langue précise et exi-
geante les dérives d’une société, la difficulté à prendre possession
de son corps, d’endosser son rôle parental, les violences ordinaires,
l’asphyxie du quotidien, la solitude et les espoirs brisés.
Le roman de Théodora Dimova est de ceux dont la lecture laisse des
traces. Une fois le livre refermé, outre la certitude d’avoir été trans-
portés par la voix rare d’une grande romancière, une question, ombre
portée sur tout le récit, surgit avec d’autant plus de force et nous
laisse abasourdis, celle posée par Fédor Dostoïevski dans les Frères
Karamazov : «Qui donc nous pardonnera ?»•

Théodora Dimova Mères Traduit du bulgare par Marie Vrinat.
Syrtes «poche», 203 pp., 10 €. A Sofia, en Bulgarie. photo Jan JasperKlein. Plainpicture

La fermeture des librairies
a entraîné un report im-
médiat des parutions. Dès
maintenant, ou à partir de
jeudi pour Gallimard, tous
les éditeurs repoussent
d’au moins un mois la sor-
tie des livres prévus fin
mars et en avril. On ne lira
donc pas dans l’immédiat
Fille de Camille Laurens,
ni le Journal de guerre
1939-1943 inédit de Paul
Morand. Certains regrette-
ront de ne pas découvrir
les nouveaux romans de
Joël Dicker, Guillaume
Musso ou Bernard Minier.

On


reporte


Tweet de Grasset : «Au re-
gard de la situation ac-
tuelle, nous ne sommes plus
en mesure de prendre en
charge les manuscrits.
Merci de ne pas nous adres-
ser de texte dans les temps
qui viennent. Merci de ne
pas vous déplacer chez
Grasset, pour déposer ou
reprendre un texte. Prenez
soin de vous !» De leur côté,
certains romanciers, facé-
tieux, expriment sur les ré-
seaux sociaux la crainte
que le confinement inspire
trop de chefs-d’œuvre.

On


ferme


A part le prix Anaïs-Nin,
qui récompense Nina
­Bouraoui pour son roman
Otages (Lattès), les lau-
riers sont eux aussi ajour-
nés. On ne peut que
­souscrire à certaines
­recommandations :
«Compte tenu des circons-
tances, l’annonce et la re-
mise du grand prix RTL-
Lire prévues le 19 mars
sont reportées à des jours
meilleurs. Soyez prudents,
bon courage à tous et pro­-
fitez-en pour lire enfin
tous les ­livres que vous
n’aviez ­jamais le temps
d’ouvrir !»

Prix de


Librairie confinée saison


Colette Kerber : «Tu vois


d’autres choses quand tu relis»


Recueilli par Claire Devarrieux

«J


e me suis remise dans
Philip Roth. Je trou-
verai sans doute une
vitesse de croisière,
mais pour le moment j’ai du mal à
me concentrer sur les nouveautés re-
çues en SP [service de presse, envoi
des éditeurs aux journalistes et à cer-
tains libraires, ndlr]. Par exemple,
on vient de rééditer la Septième

Croix (Métailié) d’Anna Seghers, je
croyais que c’était un grand livre et
ce n’est pas le cas. Transit est très
bien, très intéressant, à cause de la
période, 1940 à Marseille, mais c’est
une mauvaise romancière. La Sep-
tième Croix se passe en 1934, à part
les camps on ne savait pas grand-
chose à l’époque, ça n’apporte rien
du point de vue historique.

«Sur le moment, je me suis angois-
sée, je me suis dit, ça y est, à cause
du stress actuel je n’arrive plus à
lire. Et puis j’ai repris les Faits de
Philip Roth, dont on vient de m’en-
voyer la nouvelle traduction [par Jo-
sée Kamoun, sortie prévue en mai
chez Gallimard], je l’avais lu il y a
très longtemps. J’en retire un plaisir
fou : me voilà rassurée de côté-là.
Il faut lire des livres vraiment bons.
Les Faits est autobiographique,
ce que n’étaient pas les romans
­précédents – Roth a eu une grande
dépression en 1987 –, et contient
toutes ses réflexions sur l’écriture.
Bien sûr, il nous mène en bateau,
ce n’est pas totalement autobiogra-
phique.
«Tu vois d’autres choses quand tu
­relis. Il faut que les auteurs soient
vraiment immenses pour accompa-

gner ce que nous vivons en ce mo-
ment. Philip Roth, Thomas Bern-
hard, que je vais relire aussi, sont les
deux grands écrivains de la fin du
XXe siècle. Et ils n’ont pas été cou-
ronnés par le prix Nobel!
«Je me souviens, au moment de la
guerre du golfe, en 1990, j’avais ou-
vert la librairie il n’y a pas si long-
temps, il y avait assez peu de monde.
Les gens lisaient de la poésie. Pen-
dant l’Occupation, c’était la poésie
qui était très forte.
«Si je deviens positive et que je ne
peux plus sortir du tout, j’ai chez moi
de quoi lire pendant quinze jours.
J’ai regardé. Je vais peut-être pou-
voir me remettre dans les SP et les
nouveautés.•

Les Cahiers de Colette : 23-25, rue Rambu-
teau 75004.
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