Libération - 21.03.2020

(Marcin) #1

Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Mars 2020 u 35


S


i j’ai bien compris, le gouvernement
voulait éviter de créer la panique et il y
a d’abord ­réussi au-delà de ses espéran-
ces. Il lui a fallu corriger le message : «Ne pa-
niquez pas, certes, mais un chouïa plus d’an-
goisse que ces jours-ci quand même.» Ce qui
justifie d’une certaine manière de ne pas
avoir pris plus vite des mesures plus sévères,
puisque le pouvoir peut arguer qu’elles au-
raient été mal perçues et mal suivies, compli-
quant tout. Quant au message «Rentre chez
toi, reste chez toi», on se rend ­encore mieux
compte à quel point il peut être peu agui-
cheur pour des étrangers, puisqu’il ne l’est
guère même pour soi quand on habite un
aussi merveilleux pays que la France. Lors-
qu’il y a des inondations ou des tempêtes, la
télévision a pris l’habitude de nous faire pro-
fiter de vieux habitants du coin qui nous as-

surent qu’ils n’ont jamais vu ça dans la ré-
gion. Eh bien le coronavirus, tout le monde
est d’accord qu’il n’a jamais vu ça ici, mais ça
n’a aucun pittoresque. Les télés, au demeu-
rant, devraient assurer ­l’audimat, avec tout
ce public pour le coup vraiment captif. Il y a
des bandeaux déroulants sur certaines émis-
sions pour signaler des enregistrements pré-
alables aux mesures strictes et justifier que
celles-ci ne soient donc pas respectées à
l’écran. Peut-être que, de même que la RATP
refuse des affiches où les gens fument, on ne
pourra bientôt plus voir la moindre publicité
ou le moindre film où les gens ne sont pas à
plus d’un mètre les uns des autres.
A un moment, le sport pouvait encore faire
partie des programmes pourvu que les
matchs aient lieu à huis clos. Pour les télé-
spectateurs, rien de trop grave. Puis voilà

que, soudain, on s’est aussi soucié de la
santé des sportifs (si ça continue, peut-être
que le coronavirus aura à terme un effet bé-
néfique sur le dopage), et plus de matchs du
tout. Il y a pourtant un point sur lequel on
gagnerait à prendre exemple sur eux : sou-
vent, entraîneurs et joueurs mettent la main
devant la bouche en parlant pour éviter que
leurs adversaires lisent les consignes sur
leurs lèvres. Ce n’est pas efficace que pour
le secret, contre les postillons assassins
aussi. Sinon on peut évidemment envisager
de jouer au foot en tenue d’homme-gre-
nouille et au basket dans les conditions nor-
males si on a le droit (et l’obligation) de se
mettre du gel sur la main chaque fois qu’on
a touché le ballon. Quant à la boxe, rien ne
devrait s’opposer à ce qu’on continue les
combats s’il est bien entendu qu’aucun coup
ne doit s’approcher à moins d’un mètre de
l’adversaire. Mais peut-être que tout ça se-
rait moins spectaculaire pour passionner le
téléspectateur oisif.
Il est vrai aussi que le télétravail ne consiste
pas à regarder la télévision trente-cinq heu-
res par semaine : ceux qui le croient vont
avoir de mauvaises surprises. «Mais enfin,
patron, qu’est-ce qu’on s’est enfilé comme
séries! J’ai même fait des heures supplé-
mentaires.» Mieux vaut alors le télé-amour,
même si le précédent d’un candidat à la mai-
rie de Paris incite à se préserver. Pour le par-
tage des tâches ménagères, il n’y aura plus
d’excuse : il ne faudra pas pleurer quand
viendra le moment d’éplucher les oignons.
Si j’ai bien compris, en ce qui concerne le
harcèlement et diverses agressions, si on ne
peut pas approcher de sa victime, le corona-
virus sera un fameux caillou dans la chaus-
sure des harceleurs et autres agresseurs.•

SI J’AI BIEN COMPRIS...


Par
Mathieu Lindon

Gloire aux planqués


Avant, il y avait des arrêts maladie. Maintenant,
il y a des arrêts santé. «Ne sortez pas de chez vous,
vous pourriez attraper (ou diffuser) du mal.»

Résidence sur la Terre


Par
Pierre DUCROZET

et son inlassable sourire, le jeune
rondouillet posté à son barbecue,
la fille de l’hôtel. Un minimum de
gestes, comme lorsque l’on flotte
à la surface de l’eau, sur le dos,
les bras en croix. On remonte les
marches en bois. On s’assoit à la
petite table. On regarde le mur.
C’est le nôtre.
C’est un pli déjà pris : après une
nuit passée quelque part, on se

­réveille chez soi. Un pli dans le
corps, se fondre vite, caméléon,
vent frais, brise. Et après ces mois
d’exercice, c’est ici, au bord de ce
lac, dans ce pays, que se produit
­finalement l’événement : on est
tout à coup tellement dedans
qu’on ne sent plus les bords. On
n’est plus en voyage, plus en pays
inconnu, on n’entend pas de
­langue nouvelle, on ne se déplace
plus. Le voyage est devenu autre
chose que lui-même. On n’est ni
loin ni proche. On est entrés dans
un espace à part, qui n’existait
pas avant et n’existera plus en-
suite, qui est une invention de ce
voyage-ci.
On avait attendu des torrents et
des éclats, mais ce départ nous
aura appris, paradoxalement, à en-
trer au plus vite dans les lieux, plu-
sieurs, tous, jusqu’à ne plus faire
qu’un avec eux. On aura appris à
habiter – et ça pourra servir. Alors
confinez-nous! Enfouissez-nous!
On se prépare depuis le début, sans
le savoir, à ce moment-là. Entrons
dans les couches, dans l’espace si-
tué derrière l’espace : nous ne de-
mandons rien de plus au monde,
au bout du compte.•

lac, barbecues fumants à chaque
angle de rue, on boit des bières
Myanmar, on observe la lune œil-
de-lynx. La journée, on finit nos
deux livres. La nuit, on s’ensevelit
sous d’épaisses couettes. Puis on
retourne naviguer sur le lac d’une
beauté minérale, les eaux se cou-
vrent de bosquets, notre barque
entre dans un village, marché flot-
tant, grâce aérienne, les gestes
sont précis et délicats, là se forge
l’argent, ici l’on tisse les vêtements
et la soie, on repart, long canal à
étages jusqu’à un nouveau village,
là-haut une succession vertigi-
neuse de temples, le soleil est
droit, le moteur vibre, on allonge
les jambes, on entre. La barque
s’arrête en plein centre du lac, les
derniers rayons le font frissonner.
La boule rouge ardente se glisse
derrière les montagnes. Il s’agit
d’économiser ses gestes, de se
faire chat, lenteur et contempla-
tion, de regarder les choses à ras
d’homme et d’animal. Il s’agit de
se taire et de bruire de toutes
parts. Le lac plonge dans une fraî-
cheur violette, on regagne la terre
ferme. On rentre d’un pas léger.
On salue la petite vieille de l’angle

Habiter les lieux


Ou comment ces mois de mouvement
nous auront finalement appris une chose,
utile en cas de confinement : savoir s’arrêter.

J’


avais bien sûr prévu d’évo-
quer le voyage au temps du
corona, masques et inter-
diction, détour, contretemps et
confinement, mais j’en ai eu brus-
quement marre, et vous devez être
comme moi, alors parlons plutôt
de ce que nous sommes tous en
train de faire, que nous le voulions
ou non : habiter les lieux. Chaque
voyage, qu’il soit d’une semaine ou
d’un an, a son dessin secret, son
­visage, nous ne le choisissons pas,
il s’impose à nous en douceur, pas
à pas, à notre insu il nimbe les
jours de sa couleur, vitesse, délire,
paix ou urgence, conflit ou harmo-
nie, c’est ainsi. Celui-ci nous a
­naturellement porté à habiter une
suite de lieux. La cavale qui jus-
qu’alors nous portait a fait une
halte. Cette fois, nous nous som-
mes installé, nous sommes entré
dans des espaces, dont nous avons
patiemment effeuillé les couches,
pénétré les zones profondes pour
essayer de nous y fondre. Cela
peut prendre une semaine comme
un an, l’épaisseur de chaque lieu
en décidera. Nous nous sommes
appliqué, à Bénarès, à Calcutta, à
Tangalle et Galle au Sri Lanka, à
Bangkok, et maintenant au bord
du lac Inle, en Birmanie, d’entrer,
de voir de quelle matière cette ville
ou ce nulle part est fait, de quelles
odeurs il se compose, de quel bois
il se chauffe. Immobile, on voyage
plus profondément, on regarde
avec attention, on descend, jus-
qu’au moment parfait où l’on se
sent appartenir, où l’on est chez
soi, où l’exotisme n’est plus qu’un
mot égaré dans des livres jaunis,
où l’on est, enfin.
Ici, c’est plus précisément Nyaung
Shwe, petite ville dont le charme
ordinaire et discret nous ravit, si-
tuée en bordure du magnifique lac
Inle, immense étendue que le so-
leil teinte de mauve le soir et sur
lequel des pêcheurs à chapeau
tressé conduisent leurs barques
d’un pied funambule. Il ne faut
pas faire de bruit pour ne pas per-
turber ce fragile équilibre. On dé-

pose donc nos affaires dans un
chalet tout en bois patiné dont la
couleur nous apaise, on referme
l’armoire sur ces sacs fatigués, on
s’allonge sur le lit, on écrit, on
dort, on oublie. On ­marche dans
les rues parallèles traversées par
un vent sec, et froid la nuit, on
mange chaque soir une nouvelle
merveille, porc fumé sauce pi-
quante, dumplings aux champi-
gnons, pad thaï, poisson frais du

On n’est plus


en voyage, plus


en pays inconnu,


on n’entend pas de
langue nouvelle,

on ne se déplace


plus. On n’est ni loin


ni proche. On est


entrés dans un
espace à part, qui

est une invention


de ce voyage-ci.

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