Libération - 21.03.2020

(Marcin) #1

4 u Libération Samedi 21 et Dimanche^22 Mars 2020


C


omment voyager sans bouger? Par la
­culture – je le précise, sans quoi ma ré-
ponse, en ces temps qui sont les nôtres,
serait : les drogues. Ou Google Earth. Ou les posts
sur les réseaux sociaux qui circulent, bien davan-
tage que nous, et que l’on peut regarder tourner,
tourner. Quelqu’un a-t-il jamais envié la liberté
de mouvement d’un tweet? D’une image sur
­Instagram? Quel serait le mot pour cette wander-
lust-là?
Comment voyager sans bouger? Par la culture,
donc. En visitant en ligne des musées où l’hori-
zon du chef-d’œuvre, enfin, est dégagé? En cuisi-
nant, chez soi, des plats qui ne sont pas de chez

mes de lettres qui ont, chacune à sa façon, inventé
un style. Un style qui fait monde. Certaines de ces
autrices, Geneviève Brisac les a étudiées avec une
grande finesse dans Sisyphe est une femme, la
Marche du cavalier (2019). Elles entrent et sortent
d’elles-mêmes, se glissent en douce, comme
par effraction, ailleurs. Peut-être sont-elles les
maîtresses du voyage immobile.
Cependant, par choix ou par la force des choses,
il faut parfois renoncer à voyager. Ces riches lectu-
res et autres rétrospectives sur canapé, je les sou-
haite à tous. Mais soyons honnêtes : me voici con-
finée avec un enfant de quelques mois, une pile
de travail en souffrance et, qui plus est, dans un
état de sidération, j’imagine très partagé. Le soir,
je ne m’endors pas : je m’effondre. Et tous mes
beaux rêves de lecture ne sont que cela : des
­songes. M’évader, en un sens, est impossible. Rien
à faire – je suis là. Là, dans mon appartement
somme toute modeste. Là, sans vue sinon sur les
fenêtres des voisins. Là, avec mes responsabilités.
Mais au fond, où serais-je d’autre? Etre là, c’est de-
meurer en cohérence. Reste qu’une respiration,
naturellement, n’en est pas moins nécessaire.
Pour moi, en ce moment, le grand voyage, le grand
ailleurs, tient dans trois fois rien. Dans un tour
avec mon fils dans la cour de l’immeuble. Dans ce
dont je me souviens, quand je crois avoir tout ou-
blié. Dans ce qui me visite quand le temps man-
que. Dans ce qui tient en un instant, en un batte-
ment de cœur. Une image qui flotte. Une scène
dont je me demande si je l’ai vue ou rêvée. Des bri-
bes de poésie, un vers ou deux – rarement plus. Ce
sont des destinations intérieures, parfois plus se-
crètes et plus mystérieuses que celles du dehors.
Je voyage dans ma fatigue, dans mon incertitude,
dans tout ce qui en moi résiste. Ce qui résiste,
ailleurs comme ici, c’est ce qui ne s’épuise pas.•

Comment faire des kilomètres sans
bouger? On vous donne des idées
pour vous évader du confinement
sans mettre un pied dehors.

«On ne voyage pas pour le plai-
sir. On est con mais pas à ce
point-là.» La fameuse formule
de Beckett peut servir de via­-
tique pour partir en randonnée
avec Matt Damon et Casey Af-
fleck dans le toujours définitif
Gerry de Gus Van Sant, où le
trek révèle à chaque pas un
paysage toujours plus évasif,
délié de tout point de repère,
primordial et terminal, transfor-
mant les jolis garçons exténués
en statues de sel mutiques. Le
film se souvenait des errances
du frêle Harry Dean Stanton
dans Paris, Texas de Wim
Wenders mais aussi du Walka-
bout tourné par Nicolas Roeg
en Australie en 1971. Périple
­initiatique d’une adolescente
et son petit frère rencontrant un
jeune Aborigène dans le désert,
le film, sublimement porté par
la musique de John Barry, se dé-
ploie aussi dans le sentiment
ambigu d’un retour à la nature
libérateur et mortifiant. Entre
Eden et desséchement.
Didier Péron

Les trois films sont visibles sur la pla-
teforme de streaming LaCinetek, sur
laquelle des cinéastes proposent leurs
films préférés.

Cinéma
Le Désert à un clic

soi? En assistant à des concerts en ligne? Ou
peut-être en lisant ou relisant les grandes mer-
veilles de la littérature de voyage, les œuvres de
Nicolas Bouvier, par exemple. Qui sont aussi, for-
cément, un voyage dans le temps. Certaines phra-
ses, soudain, y prennent un écho neuf – «“To kiss
in a public place is a legal offense”, ai-je lu à l’en-
trée du jardin municipal, derrière l’église, où les
racines [...] font éclater les chemins à mesure qu’on
les trace. Vous auriez pu battre tous les recoins de
la ville sans y surprendre un couple d’amoureux»,
dans le Poisson-Scorpion.
Peut-être pourrions-nous apprendre des confine-
ments historiques et littéraires. Par quoi je n’en-
tends pas forcément se ruer sur le Journal de l’an-
née de la peste de Daniel Defoe (1722) ou Je suis
une légende de Richard Matheson (1954) – même
si combattre la peur par la peur fonctionnera
peut-être pour certains. Parviendra à les emme-
ner ailleurs. Non, je pense plutôt à ces expertes
du confinement qu’ont été les femmes au fil du
temps. Elles ont sans doute des choses à nous
dire, ces Jane Austen, ces Virginia Woolf, ces fem-

Invitation au voyage


immobile


événement


Par
Jakuta Alikavazovic Ecrivaine
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