Libération - 21.03.2020

(Marcin) #1

IV u Libération Samedi 21 et Dimanche^22 Mars 2020


crise». Les responsables de l’époque
pensent alors qu’il sera possible
d’importer massivement des mas-
ques en cas de problème. A tort.
Autre changement de pied radical :
la protection des travailleurs ne re-
lève plus de l’Etat mais de leurs em-
ployeurs, chargés de déterminer
eux-mêmes l’opportunité de consti-
tuer des stocks. Conséquence de

l’épisode de H1N1, une grande con-
certation a été organisée, a expliqué
début mars le ministre de la Santé,
Olivier Véran, à l’Assemblée natio-
nale. Il a été déterminé que la France
n’avait pas à faire de stocks d’Etat
des fameux masques FFP2.» A l’ins-
tar des 95 millions de doses de vac-
cin, dont seule une petite partie a fi-
nalement été utilisée, la réponse
publique est jugée surdimensionnée
par certains. La production mon-
diale de masques étant supposée
suffisante, notamment grâce à la
Chine, la logique de stock va alors
peu à peu être supplantée par une
logique de flux. Cette nouvelle doc-
trine est clarifiée dans un document
du Secrétariat général de la défense
et de la sécurité nationale (SGDSN)
de mai 2013, qui préconise de di-
mensionner les stocks, notamment,
aux «capacités de fabrication et
d’approvisionnement pendant une

ces agents ont pour consigne de ne
pas porter de masques sur la voie
publique. Mais le ton est monté ces
derniers jours avec la multiplication
des contrôles et des policiers tou-
chés : selon nos informations, on dé-
nombrait vendredi 128 agents testés
positifs et près de 6 000 confinés par
mesure de précaution. Les syndicats
menacent désormais d’arrêter leurs
troupes (lire page 4).

Comment en est-on
arrivé là?
Pour comprendre la pénurie ac-
tuelle, il faut remonter presque
dix ans en arrière. En 2010, la France
dispose encore de stocks colossaux,
constitués lors de l’épidémie de
grippe H1N1, un an avant : un mil-
liard de masques chirurgicaux et
près de 700 millions de mas-
ques FFP2. Mais tout va changer
l’année suivante. «En 2011, après

L


es forces de l’ordre sont, elles
aussi, en première ligne face à
l’épidémie de coronavirus.
Depuis l’instauration du confine-
ment, pas moins de 100 000 poli-
ciers et gendarmes sont mobilisés
pour mener des contrôles, à la fois
fixes et mobiles, sur l’ensemble du
territoire. Problème : au même titre
que les soignants, fonctionnaires et
militaires souffrent d’un manque de
moyens de protection. Dans un
commissariat parisien, on a reçu
seulement deux gros bidons de solu-
tion hydroalcoolique pour ­plusieurs
dizaines d’effectifs. Dans une com-
pagnie de CRS d’Ile-de-France, le
service du matériel dilue désormais
le peu de gel hydroalcoolique res-
tant avec de l’eau, et distribue des
bouteilles d’eau et de savon mélan-
gés, faute de quantités suffisantes.

«Psychose». Au cœur des rangs,
la colère le dispute à l’inquiétude.
Jeudi, les sept organisations syndi-
cales ont exigé que tous les agents
puissent être équipés et protégés,
notamment en ayant l’autorisation
de porter leurs masques. Si rien n’est
fait, ils menacent d’un droit de re-
trait : la veille déjà, des CRS ont re-
fusé d’effectuer les ­contrôles dans le
Rhône, l’Ain et l’Isère. D’après un
courrier consulté par Libération, les
fonctionnaires ont fait valoir qu’ils
se retiraient pour «protéger leur sé-
curité et celle de leur famille» en
l’«absence de matériel de protection

individuelle». En l’occurrence, de
masques FFP2 et de gants en latex.
Une réunion a été organisée jeudi
avec le directeur général de la police
nationale (DGPN) à ce sujet. Sans is-
sue. «Sur la question des masques,
[il] a botté en touche en renvoyant
vers le ministère de l’Intérieur, expli-
que Philippe Capon, secrétaire gé-
néral d’Unsa police. Il y a trois se-
maines, on nous répondait qu’on
allait créer la psychose si on mettait
des masques, maintenant on nous
dit qu’il n’y en a pas assez.»
«Nous sommes très en colère. C’est
nous qui sommes sur la voie publi-
que : est-ce qu’on va se mettre en dan-
ger, nous et notre famille? Je fais ce
que je veux de ma santé», s’indigne
une fonctionnaire parisienne. Cette
policière confie avoir peur et réflé-
chit, comme d’autres collègues, à se
mettre en arrêt de travail. Elle as-
sure : «On désobéit et on désobéira.
Quoi qu’il advienne, on mettra nos
masques tant qu’on en aura.» Car les
forces de l’ordre ont été sommées de
ne plus les utiliser lors de leurs mis-
sions – tout comme les gants. Mardi,
le directeur départemental de la sé-
curité publique des Yvelines a en-
voyé un mail à ses troupes, consulté
par Libération : «Il est absolument
proscrit de porter le masque sur la
voie publique ou à l’accueil du public.
[...] Cette mesure s’applique à tous les
services de police et donc à toutes les
directions de la police nationale sans
exception.» Même consigne du côté
des gendarmes, auxquels il est de-
mandé «de ne pas porter de masque
en prévention sur la voie publique et
de respecter les gestes barrière», ex-
plique une source. Autrement dit, ne
pas trop s’approcher des personnes
lors des contrôles, ni toucher les at-
testations de circulation ou les do-
cuments d’identité.
Dans les faits, c’est plus compliqué.
Les vérifications sont parfois mou-

vementées, et aboutissent de plus en
plus à des verbalisations. Ainsi, dans
un arrondissement populaire de Pa-
ris, quelque 250 procès-verbaux ont
été dressés en trente-six heures,
d’après une source syndicale. «Les
gens ne respectent pas les consignes
et ne comprennent pas pourquoi on
leur dit de rentrer chez eux !» soupire
un agent parisien. Un collègue à
Marseille abonde : «Hier, il faisait
beau, les gens se promenaient en fa-
mille sur le littoral... On a dû évincer
entre 70 et 80 personnes. C’est aber-
rant, les gens n’ont pas conscience de
la gravité de l’instant.» Ce fonction-
naire pointe une autre difficulté :
«On contrôle plusieurs fois les mêmes
personnes. On verbalise, une fois
deux fois...» A tel point que certains
sont placés en garde à vue pour
«mise en danger de la vie d’autrui».

«Cas contact». Dans les rues de
France, ils sont en tout cas nom-
breux à faire fi des instructions et à
patrouiller avec des protections
lorsqu’ils en ont. «Apparemment,
personne n’a l’air de faire confiance
au docteur Lallement», ironise un
policier, en référence aux propos du
préfet de police de Paris affirmant
qu’il n’est pas nécessaire de porter
le masque «en dehors de cas con-
tact». Au moins 128 policiers ont été
testés positifs au Covid-19 et quel-
que 5 916 sont actuellement confi-
nés chez eux par précaution, selon
des chiffres du syndicatUnsa police
rendus publics jeudi. Depuis, une
brigade de police secours du
XVIIIe arrondissement de Paris a été
mise en quatorzaine, selon nos in-
formations, après la détection de
deux cas positifs. Soit une quaran-
taine d’hommes. Une policière ré-
sume l’état d’esprit général : «Pas de
masques, pas de contrôles.»
Chloé Pilorget-Rezzouk
Photo Patrick GHERDOUSSI

Les forces de l’ordre


réclament protection


Très exposés, policiers
et gendarmes sont, eux
aussi, sous-équipés en
matériel de prévention,
et le port du masque
leur est interdit.
Les syndicats menacent
d’un droit de retrait.

lui, sont liées à
une éventuelle «surconsommation».
Mercredi, la direction générale de la
santé a détaillé des quotas, profes-
sion par profession. Les médecins
de ville recevront ainsi 18 masques
par semaine. Le docteur Jean-Marie
Destelle, installé dans le Val-d’Oise,
n’a été livré que vendredi. «Vous
n’imaginez pas les risques qu’on a
pris avant, peste-t-il. J’ai fait des
journées où je voyais, au cabinet, une
quinzaine de patients avec des symp-
tômes de type coronavirus.»
La pénurie frappe aussi de plein
fouet d’autres professions, comme
les personnels aidants au contact
des personnes âgées, pour qui le
port du masque est à géométrie va-
riable. De même pour les postiers ou
les caissières de supermarché, ou
encore les policiers, chargés depuis
mardi de faire respecter le confine-
ment de la population. Aujourd’hui,

Suite de la page III cette décentralisation, les stocks
d’Etat ont fondu inexorablement
ces dernières années : 800 millions
de masques chirurgicaux en 2011,
680 millions en 2012, 550 millions
en 2013. Lorsque les premiers cas de
coronavirus sont découverts en
France, en janvier 2020, il ne reste
plus que 145 millions de masques
chirurgicaux et plus au- lll

Événement

Free download pdf