Le Monde - 05.04.2020

(singke) #1

0123
DIMANCHE 5 ­ LUNDI 6 AVRIL 2020 récit| 19


LE QUOTIDIEN 


« L’ALSACE » A 


PUBLIÉ 620 AVIS 


DE DÉCÈS DANS 


SES ÉDITIONS 


DU 18 AU 28 MARS, 


IL Y EN AVAIT 


241 AUX MÊMES 


DATES EN 


ouvrier Louis Teknayan se sont retrouvés sur
la page Facebook qu’ils lui ont dédiée. Louis
qui rit, Louis qui fait le clown, Louis qui parle
au micro, Louis en aube, la couverture du li­
vre de Louis, Itinéraire d’un ouvrier prêtre – il
aimait se définir dans cet ordre­là –, Louis
sous un béret noir, avec sa mince barbe blan­
che sur un visage rond, une cigarette coincée
entre le pouce et le majeur de la main droite,
la gauche glissée dans la poche de son blou­
son de cuir. Louis avait 88 ans, il était né à Bel­
fort (Franche­Comté) et ne l’avait pas quittée.
« Son défaut, c’était d’aller voir les gens. Il est
parti avec son peuple, avec tous les anonymes
qui meurent à l’hôpital et auxquels il rendait
toujours visite. Il y a encore quelques semai­
nes, il avait voulu forcer les portes d’une mai­
son de retraite pour voir ses vieux », raconte
son ami Alain Fousseret.
Louis Teknayan était devenu prêtre à 37 ans,
sans jamais cesser de travailler comme électri­
cien, puis comme régisseur d’une maison
pour tous. Il avait milité au PS, puis chez les
Verts, s’était présenté aux cantonales. Alain

Fousseret veut nous « faire bien comprendre le
bonhomme ». « Par exemple, à l’église, il portait
une simple aube blanche et une croix de bois, il
était pieds nus dans ses sandalettes. Les gens
l’aimaient, l’adulaient, parce qu’il parlait sim­
ple, naturel, populaire. Quand il célébrait des
obsèques, à la fin, il faisait applaudir. Il disait :
“On pleure, mais on applaudit aussi une belle
vie.” Un jour, il mariait des amis, au village, il
leur a demandé de retourner leurs sièges en di­
rection du public. “Ils ne viennent pas pour voir
votre dos, ils viennent pour voir votre bonheur.”
C’était ça, Louis. Vous voyez? On était deux cent
cinquante à son jubilé l’an dernier. On n’a pu
être qu’une poignée à son enterrement. »
A Grenoble (Isère), une autre communauté
est touchée. Depuis une trentaine d’années,
Elie Cohen présidait l’association culturelle
Zekhout Abot, responsable de la plus petite
des cinq synagogues de la ville. Chaque se­
maine, il mettait un point d’honneur à réunir
au moins dix personnes à l’office, seule et
unique condition pour que « la prière puisse
porter », disait­il. Dimanche 15 mars, alors que

toutes les synagogues de la ville avaient déjà
fermé, on priait encore à Zekhout Abot. Elie
Cohen est mort dans la nuit du 29 au 30 mars.
Il avait 82 ans.
Au couvent des capucins, à Crest (Drôme),
où Henri Grouès, le futur abbé Pierre a fait ses
études de théologie de 1931 à 1938, ils étaient
onze moines. Ils ne sont plus que sept. Em­
manuel Fabre, 94 ans, s’est éteint le 25 mars
dans sa cellule, après avoir été soigné par ses
frères. Pierre Mazoué est mort à l’hôpital de
Crest, le 28. C’était le jour de son quatre­vingt­
cinquième anniversaire. Armand Donou,
79 ans, le frère qui accueillait les visiteurs, ré­
pondait au téléphone et était chargé du gîte
réservé aux routards, est parti le 29. Le doyen,
Marcel Connault, 99 ans, les a rejoints le
3 avril. Deux autres moines ont de la fièvre,
l’un est hospitalisé.
A Die, bourgade drômoise, tout le monde
connaissait Jean­Paul Chevrot, dit Popol. Il
présidait une bonne partie des clubs de sport
locaux, rédigeait chaque semaine un compte
rendu sur les activités sportives dans le petit

Journal du Diois et de la Drôme. Le journal ful­
mine parce que, « sur les réseaux sociaux où
on partage tout plus vite que son ombre », on a
osé annoncer sa mort alors que l’ami Popol
respirait encore. Un monument, Jean­Paul
Chevrot. Demi de mêlée puis talonneur dans
l’US Die. Pâtissier – « il avait obtenu la pre­
mière place de Rhône­Alpes et la deuxième au
niveau national du concours du meilleur
ouvrier de France », précise le journal – puis
forestier. Militant CGT, délégué au conseil
des prud’hommes et membre actif de la fan­
fare. De lui, sa fille Valérie raconte : « Mon
père, c’était Peppone, un communiste croyant.
Quand il y avait un match de rugby important,
il allait en cachette allumer un cierge. Son
meilleur copain, c’était le curé. Il allait voir la
cathédrale de Die pour la reproduire entière­
ment en sucre, pour faire les pierres et les vi­
traux. » Valérie n’a pas eu le droit de voir son
père dans le cercueil, elle a fait promettre à
l’employé des pompes funèbres de glisser
dedans une petite radio avec des piles. C’était
le souhait de Popol, « il voulait pouvoir écou­
ter les matchs de rugby ».

HÉROS TOMBÉS AU FRONT
Le virus a ses héros, tombés au front. Chaque
annonce de la mort d’un médecin, d’un infir­
mier, d’un aide­soignant provoque à l’arrière,
chez les confinés, la terreur qu’en d’autres
temps on devait éprouver en apprenant l’of­
fensive victorieuse de l’adversaire sur des
troupes épuisées. Sylvain Welling, 60 ans,
exerçait encore dans la commune de L’Hôpi­
tal (Moselle), quatre jours avant son décès ;
Mahen Ramloll, 70 ans, qui, après plusieurs
nuits de garde lors de remplacements à
Guebwiller et à Fessenheim (Haut­Rhin), où il
avait fait hospitaliser des patients atteints du
coronavirus, a lui­même ressenti les symptô­
mes et est décédé une semaine plus tard ; Oli­
vier Schneller, 68 ans, généraliste à Couthe­
nans (Haute­Saône), 780 habitants. « On est à
quarante minutes de Mulhouse, on a des per­
sonnes qui travaillent à Mulhouse », explique
le maire ; Jean­Marie Boeglé, 66 ans, gynéco­
logue obstétricien à Mulhouse, recevait en­
core des patientes le 12 mars. Il n’a pas eu le
temps de revenir de sa résidence secondaire,
où il était parti se reposer ; Patrick Lihau,
44 ans, père de trois filles, infirmier en psy­
chiatrie à l’hôpital André­Grégoire de Mon­
treuil (Seine­Saint­Denis), mort chez lui, en
vingt­quatre heures. Il avait travaillé la nuit,
eu du mal à dormir le matin, avait 40 de fiè­
vre le soir, s’est écroulé le lendemain.
Comme on dit dans les discours officiels,
on ne peut pas citer tout le monde. Monsieur
le maire de Saint­Nabor (Bas­Rhin), François
Lantz, 74 ans ; Monsieur le maire de Saint­Bri­
ce­Courcelles (Marne), Alain Lescouet, 74 ans ;
Monsieur le maire de Beurey­Bauguay
(Côte­d’Or), Jacques Lajeanne, 81 ans. Mon­
sieur le maire honoraire de Choisy­le­Roi
(Val­de­Marne), Daniel Davisse, 82 ans ;
Monsieur l’ancien garde champêtre de Marle
(Aisne), Patrick Massart, 70 ans ; Mesdames
et Messieurs les conseillers municipaux.
Et puis, il y a Eliane, 89 ans. Son décès est
annoncé dans le carnet de La Provence. « Ce
n’est pas le Covid qui a eu raison d’elle », a
tenu à préciser la famille dans son avis. On a
presque souri.
pascale robert­diard,
avec l’ensemble de la rédaction
du « monde », du monde.fr
et de nos correspondants régionaux

CHRISTELLE ENAULT
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