Le Monde - 05.04.2020

(singke) #1

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GÉOPOLITIQUE


DIMANCHE 5 ­ LUNDI 6 AVRIL 2020

0123


sarajevo, bihac, velika kladusa
(bosnie­herzégovine) et subotica (serbie) ­
envoyé spécial

S


es camarades allument le feu pour
faire cuire le dîner et lavent les
cuisses du poulet surgelé acheté à
l’épicerie du coin. Arman lance
des bouts de peau et de gras de
volaille à un chien errant. « Il est
sympa, ce chien... Je l’ai appelé Charly. » Le froid
est mordant en cette soirée de mars, peu
avant que la crise liée au coronavirus n’attei­
gne les Balkans. Pour la seconde fois de sa vie,
Arman emprunte la route de l’Europe. Il a
quitté son village de la province de Baghlan,
dans le nord de l’Afghanistan, il y a un an.
Là­bas, la vie est « impossible ». Là­bas, il n’y
a « ni travail ni avenir ». Le village est en
outre situé dans un territoire sous contrôle
des rebelles talibans, même si le jeune
homme considère avec gravité que « les vrais
talibans, ceux d’Allah, sont morts depuis long­
temps... Aujourd’hui ce sont des “money­tali­
bans” [« des talibans pour l’argent »], entre­
tenus par l’occupation américaine et payés
par le Pakistan ».
Quoi qu’il en soit, Arman cherche un pays
européen qui lui accordera l’asile politique.
La première fois qu’il a pris la route de
l’Europe, il y a douze ans, avec son frère, il a
atteint Calais. « Là, j’ai fait l’erreur de passer en
Angleterre, raconte­t­il. J’y ai vécu six ans, plu­
tôt bien, mais sans jamais obtenir de papiers.
Alors j’ai fini par être déporté en Afghanistan. »
Retour à Baghlan. « Mon frère, lui, a eu de la
chance : il est tombé amoureux d’une Fran­
çaise à Calais, il a obtenu l’asile, et il y vit très
heureux depuis. »
Arman affirme qu’on ne l’y reprendra plus :
même s’il y a davantage de travail outre­
Manche et surtout que la langue y est un
facteur d’intégration plus rapide, il est cette
fois résolu à vivre dans le nord de la France et
à apprendre le français. « J’aimerais bien vivre
à Lille, rêve­t­il. C’est une jolie ville et, comme
ça, je ne serais pas trop loin de mon frère et de
son épouse. »
En attendant que son rêve se réalise, ou pas,
Arman dort dans une ancienne remise déla­
brée de la gare de Subotica, dans le nord de la
Serbie, de l’autre côté des rails, dans un ter­
rain vague avec une dizaine de compagnons
de route. Il n’y a ni eau, ni électricité, ni portes,
ni fenêtres. La veille, la police a embarqué tout
le monde, mais ne les a pas emprisonnés ni
conduits de force dans un centre de réfugiés.
La vie de misère continue donc, en attendant
de poursuivre la route vers l’eldorado.

Charly finit de grignoter les lambeaux de
peau et de gras lancés sur le sol humide.
Deux autres jeunes Afghans ont fait cuire le
poulet. Faisant mine d’avoir oublié qu’ils
n’ont déjà qu’une cuisse pour deux, Firuz
demande en souriant : « Souhaitez­vous
partager notre repas? »

MOUCHOIRS ET PARE-BRISE
Cinq ans après que l’arrivée d’une vague de
réfugiés eut déstabilisé, en 2015, les pouvoirs
politiques et les opinions publiques de
l’Union européenne (UE), les pays placés en
première ligne ont fortifié leurs frontières.
Face à Subotica, le chemin vers la Hongrie est
devenu infranchissable, hérissé de clôtures
munies de radars, de caméras et de détec­
teurs en tout genre. Au milieu d’un champ
d’herbes folles, loin du village d’Horgos et de
tout poste de police, c’est un haut­parleur,
juché sur les barbelés et relié à des capteurs,
qui ordonne d’une voix métallique aux mar­
cheurs de faire demi­tour.
Au­delà de la politique résolument anti­
migrants du premier ministre hongrois,
Viktor Orban, l’UE s’est fortifiée partout.
Désormais, la Bulgarie et la Roumanie ne
sont plus guère des points de passage pratica­
bles. Ceux qui quittent la Grèce pour rejoin­
dre, plus au nord, d’autres pays de l’Union
européenne n’ont plus le choix : qu’ils transi­
tent par la Macédoine du Nord, le Kosovo et la
Serbie, ou par l’Albanie et le Monténégro, la
seule route ouverte passe par la Bosnie­Her­
zégovine. L’objectif est d’entrer, après le nord
de la Bosnie, dans l’espace communautaire
par le dernier pays à avoir rejoint, en 2013,
l’Union européenne – la Croatie – puis d’at­
teindre le premier pays sur le chemin à déli­
vrer des documents d’asile – l’Italie.
« Les migrants qui arrivent en Bosnie­Herzé­
govine, raconte Peter Van der Auweraert, le
chef de l’Organisation internationale des
migrations (OIM) de l’ONU, à Sarajevo, ont
déjà séjourné dans l’UE, en Grèce, qu’ils ont
quittée pour tenter leur chance dans d’autres
pays », supposés plus libéraux sur l’obtention
du droit d’asile. Après l’hypothétique entrée
en Croatie, il faut encore traverser la Slovénie
et rejoindre l’Italie. C’est ce pays que visent la
majorité des réfugiés pour s’installer, avec
aussi l’Allemagne, la France ou la Belgique,
parfois les Pays­Bas, ou certains pays de
Scandinavie.
Contrairement à ce que prétend la Croatie
lorsqu’elle s’adresse à Bruxelles, et en dépit
de multiples témoignages sur la violence des
arrestations à la frontière croate, « cette route
est ouverte depuis fin 2017, constate Peter Van
der Auweraert. Depuis qu’il est devenu très

difficile de passer de Serbie en Roumanie, en
Hongrie ou en Croatie, au moins 50 000 mi­
grants ont transité par la Bosnie ».
C’est la première fois que les Sarajéviens
voient des migrants de Syrie, d’Afghanistan
ou d’Iran arpenter les rues de la capitale
bosnienne. Beaucoup sont postés aux carre­
fours où l’on rencontrait auparavant des
enfants roms. Ils vendent des paquets de
mouchoirs en papier ou proposent de laver
les pare­brise des voitures. D’autres ne quit­
tent pas le centre de réfugiés de Blazuj, où ils
se reposent, se nourrissent et se soignent,
notamment en période hivernale, avant de
reprendre la route vers le nord du pays.

DÉFI HUMANITAIRE
Les chiffres n’ont rien à voir avec ceux de


  1. Depuis 2018, moins de 10 000 réfugiés
    (environ 7 500 en mars) séjourneraient au
    même moment en Bosnie­Herzégovine, et
    environ 25 000 seraient parvenus à franchir,
    chaque année, la barrière de la forteresse
    Europe. Mais pour ce pays à l’économie mori­
    bonde et aux infrastructures chancelantes,
    qui ne s’est toujours pas remis de la guerre
    (1992­1995), cela relève du défi. C’est la pre­
    mière « crise » humanitaire, même si son
    ampleur n’est absolument pas comparable,
    depuis que la Bosnie a elle­même compté
    plus de 2 millions de réfugiés lors du carnage
    de la fin du XXe siècle.
    De Bihac à Velika Kladusa, dans le nord­
    ouest du pays, la situation est plus chaotique
    qu’à Sarajevo. Les réfugiés arrivent à pied,
    ayant été débarqués par les forces de l’ordre
    du train en gare de Bosanska Otoka, ou de


l’autobus, sur une route près de Kljuc. Nul ne
parvient à expliquer pourquoi la police
bosnienne agit ainsi, car nul ne leur interdit
ensuite de poursuivre leur chemin. Toujours
est­il qu’il leur reste entre un et trois jours de
marche. « C’est une histoire de business,
pense un humanitaire. On voit les plus
miséreux marcher le long des routes, mais
on ne voit pas tous ceux qui font ce trajet en
taxi privé, dont les chauffeurs sont de mèche
avec les policiers. »
A Bihac, une ville qui fut, comme Sarajevo,
assiégée durant la guerre et conserve encore
les stigmates du conflit, les plus chanceux
trouvent un lit dans le centre de réfugiés de
Bira, tandis que les autres se dispersent dans
des squats, dorment dans la rue ou dans les
forêts environnantes. Le squat le plus vaste
est situé dans l’ancienne usine de métaux de
Krajinametal, qui n’a pas rouvert depuis la
guerre.
Dans les allées, des Pakistanais jouent au
cricket. Plus loin, sur l’herbe, des Kurdes
jouent au football. Dans un coin, des
Afghans se partagent un joint, acheté au
prix fort à un gars de la ville. « Je suis sur la
route depuis deux ans, et en Bosnie depuis
trois mois, dit Javid, un Afghan. Je veux aller à
Paris, où j’ai deux cousins et où on nous
accorde l’asile politique. D’autres veulent aller
en Allemagne. En Grèce, j’avais un bon job
dans une ferme, je ramassais les kiwis, les
patates, les raisins, mais ce pays ne nous
donne pas de papiers. Alors la France est mon
dernier espoir... »
Les conditions de vie au squat de Krajina­
metal sont effroyables. Non seulement il n’y

C’EST LA PREMIÈRE 


FOIS QUE LES 


SARAJÉVIENS 


VOIENT DES 


MIGRANTS DE SYRIE,


D’AFGHANISTAN


OU D’IRAN 


ARPENTER LES RUES 


DE LA CAPITALE 


BOSNIENNE


Migrations

L’odyssée balkanique


Cinq ans après la vague


migratoire de 2015, l’Union


européenne s’est muée


en forteresse. La seule route


possible pour les réfugiés


passe désormais par la Bosnie­


Herzégovine, vers la Croatie. Une


traversée périlleuse, dans des


conditions souvent inhumaines

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