Le Monde - 05.04.2020

(singke) #1
0123
DIMANCHE 5 ­ LUNDI 6 AVRIL 2020 géopolitique| 25

ENTRETIEN
genève ­ correspondance

M


ark Lowcock est secré­
taire général adjoint des
Nations unies chargé
des affaires humanitai­
res (OCHA) depuis 2017.
Son agence coordonne
les efforts de l’ONU aux côtés des ONG pour
combattre le Covid­19 dans les pays les plus
vulnérables. Cette crise sanitaire survient
alors que l’assistance humanitaire dans le
monde a déjà atteint un niveau historique de­
puis la fin de la seconde guerre mondiale.
Aujourd’hui, une personne sur quarante­cinq
a besoin d’une aide.

Vous avez lancé un appel, le 25 mars, pour
réunir 2 milliards de dollars afin de com­
battre la propagation du Covid­19 dans
les pays fragiles. Quelles sont les urgen­
ces auxquelles vous devez faire face?
Notre premier défi est logistique. Toutes les
mesures et restrictions de voyage mises en
place par les gouvernements pourraient à
terme perturber notre assistance humani­
taire et notre accès aux communautés affec­
tées. Ce n’est pas encore le cas actuellement,
grâce à des milliers de travailleurs humani­
taires postés dans leurs pays et qui conti­
nuent à travailler, mais il est absolument vi­
tal de maintenir les approvisionnements
dans les pays en crise et de faciliter la circula­
tion des biens et des personnels humanitai­
res. La fermeture de nombreuses lignes com­
merciales va aussi nous contraindre à utiliser
les services aériens des Nations unies pour
transporter les personnels, les soignants et
les matériels médicaux dans les endroits où
cela s’avérera le plus nécessaire.
Notre deuxième défi est lié aux caractéristi­
ques du virus du Covid­19, très contagieux,
qui pourrait se propager très rapidement dans
des environnements déjà fragilisés par des cri­
ses humanitaires, le manque d’hygiène et des
maladies sous­jacentes qui amoindrissent le
système immunitaire. Nous essayons donc
d’anticiper toutes les actions possibles pour
retarder sa propagation, à travers des campa­
gnes d’information aux populations, l’instal­
lation de stations pour se laver les mains, la
livraison de matériel médical et de protection.
C’est une véritable gageure quand cela
concerne des populations vivant dans des
endroits clos, tels que les camps de réfugiés,
où il sera difficile de procéder à de la distancia­
tion sociale. Nous savons aussi qu’il sera dif­
ficile d’organiser des programmes de dépis­
tage à grande échelle. En étant réaliste, on
peut imaginer que le Covid­19 va impacter nos
programmes d’aide sur la durée.

La situation dans la province syrienne
d’Idlib, considérée comme la pire
catastrophe humanitaire du XXIe siècle,
est particulièrement inquiétante, avec
une dizaine de cas déjà détectés...
Quatre millions de personnes vivent dans
cette région située dans le nord­ouest de la
Syrie, dont un million de déplacés qui ont dû
fuir leur domicile au cours des trois ou qua­
tre derniers mois. Ils sont dans des camps
bondés, ouverts aux quatre vents, avec très
peu d’accès aux services de santé, d’hygiène
et d’assainissement des eaux. Il s’agit cepen­
dant d’une population relativement jeune,
donc peut­être moins susceptible d’être
atteinte par le virus, même si l’on observe un
problème croissant de malnutrition chez les
enfants. Les défis sont colossaux et nous
faisons notre possible pour intensifier la
livraison d’aide à travers la frontière turque.

L’instrumentalisation est une constante
du gouvernement de Bachar Al­Assad
depuis le début de la guerre, en 2011.
Craignez­vous une utilisation de l’aide
pour lutter contre le Covid­19 en Syrie?
Le gouvernement syrien continue de nous
refuser l’accès à Idlib depuis Damas. Notre
unique porte d’entrée est la Turquie. En ce
qui concerne le nord­est de la Syrie, la ferme­
ture du point de passage d’Al­Yaroubiya [ville
syrienne frontalière de l’Irak] expose davan­
tage encore les populations au coronavirus.
Nous savons que des médicaments et des
anesthésiants commencent à manquer.
Nous continuons à négocier avec les dif­
férents acteurs [syriens et irakiens] pour
convoyer de l’aide et du matériel pour ces po­
pulations, mais, pour l’instant, nous n’obte­
nons que des refus. C’est très préoccupant.

Parvenez­vous à constituer des stocks
de matériels essentiels alors que
les pays les plus riches rencontrent
des problèmes d’approvisionnement
et se livrent à la concurrence?
La première chose dont nous avons besoin,
c’est évidemment de fonds. Depuis le lance­
ment de notre appel pour réunir 2 milliards de
dollars (1,8 milliard d’euros), nous avons déjà
récolté 362,5 millions, et nous en attendons
davantage. Pour l’instant, aucun pays ne dis­
pose de suffisamment de kits de test, de mas­
ques de protection, d’équipements et de venti­
lateurs. Du matériel a été livré aux pays les
plus pauvres, mais cela ne sera pas suffisant.
Nous espérons assister à une forte hausse de
la production de tous ces matériaux, et que
des mesures spéciales seront prises pour gar­
der ouverts les flux de transport des marchan­
dises. Enfin, nous espérons que les pays d’Eu­
rope et d’Amérique du Nord, qui connaissent
actuellement les plus gros problèmes, réussi­

ront à contrôler rapidement l’épidémie. Par
conséquent, viendra le jour où ils auront
moins besoin de ces matériels médicaux. Ce
qui permettra d’en laisser une proportion
plus élevée aux pays pauvres.

Les risques pandémiques étaient­ils
pris en compte dans les plans d’urgence
des Nations unies?
Non, mais ce constat vaut pour l’ensemble
des Etats. Nous connaissions les risques de
pandémies. Dans nos prévisions pour 2020,
nous avions d’ailleurs souligné les risques
épidémiques, notamment du virus Ebola


  • dont nous venons à bout –, ou de la rou­
    geole. Mais personne n’a vu venir un pro­
    blème aussi exceptionnel que celui du
    Covid­19. Aucun pays au monde n’était suf­
    fisamment préparé ni n’avait anticipé ou pla­
    nifié une crise d’une telle envergure.


Quelles seront les conséquences du
Covid­19 dans la pratique humanitaire?
Cela va avoir des implications énormes
pour tous les pays, même si, pour l’instant, le
temps est à la lutte contre l’épidémie. J’espère
que cette pandémie encouragera la recherche
et la science, et que le développement de trai­
tements, de vaccins et de tests sera accéléré.
Dans l’avenir, il faudra investir beaucoup plus
dans les systèmes de santé publique, dans les
pays riches comme dans les autres. Sans
investissements considérables, nous reste­
rons aussi vulnérables aux pandémies que
les systèmes de santé les plus fragiles. Si le
monde veut se prémunir de futurs problè­
mes, il faudra aussi aider les pays les plus pau­
vres à améliorer leur système de santé.
Un grand nombre de pays ont déjà fait face à
des épidémies et leur exemple peut servir de
leçon. Comme pour Ebola, il faudrait tester
massivement les gens, retracer les chaînes de
contacts et de transmission, isoler les mala­
des. Ce sont des techniques que nous avons
déjà utilisées, même si ce virus est différent et
que son étendue [planétaire] est unique.

On évoque de plus en plus la « diplomatie
sanitaire » ou la « route de la soie de la
santé » pour faire référence à l’aide mas­
sive de la Chine, notamment à des pays
développés. Le Covid­19 peut­il bousculer
le leadership sur l’aide humanitaire?
Nous vivons sur une petite planète, de plus
en plus peuplée et avec des problèmes glo­
baux. La collaboration est donc une exi­
gence, et non une option. J’aimerais voir plus
de pays faire davantage. La Chine est une
grande puissance économique et je pense
qu’il faut se féliciter qu’elle apporte son aide à
d’autres Etats pendant cette pandémie. Les
pays du G20 pourraient faire plus que ce
qu’ils font actuellement. Il faudrait que tout

le monde en fasse davantage, pas seulement
par générosité, mais aussi par intérêt person­
nel pour mettre un terme à cette pandémie.

Comment expliquez­vous la multi­
plication des crises humanitaires
ces dernières années?
Il y a trois raisons. La première est d’ordre
géopolitique : les conflits sont plus nom­
breux, ils durent plus longtemps, et le
monde peine davantage à gérer l’émergence
de groupes terroristes non étatiques. La
deuxième raison résulte de la crise climati­
que. Il y a eu environ 300 urgences liées au
climat en 2019, soit deux fois plus qu’il y a
vingt ans. Je suis très inquiet de l’invasion de
criquets en Afrique de l’Est, qui met en péril
la chaîne alimentaire de cette région. Enfin,
le troisième moteur des conflits procède des
pandémies. Il y a eu cette épidémie d’Ebola
en République démocratique du Congo
[RDC] qui a été difficile à gérer, essentielle­
ment en raison de l’insécurité et des conflits
qui nous ont empêchés de vacciner les en­
fants et les personnes vulnérables. Depuis, il
y a aussi les risques de voir apparaître de nou­
veaux virus, comme le Covid­19. C’est pour
cette raison que l’ONU a appelé à un cessez­
le­feu mondial, de sorte que les pays puissent
concentrer leurs efforts sur la lutte contre le
virus. Il serait bon de saisir cette opportunité
pour mettre fin aux conflits, et pour trouver
des solutions à la menace plus grande encore
que constitue cette pandémie. Car il est tout à
fait possible que ce virus entraîne de nom­
breux problèmes et conflits.

Cette crise sanitaire survient alors que
les humanitaires travaillent déjà dans
des conditions de plus en plus périlleu­
ses, avec des hôpitaux bombardés en
Syrie et au Yémen, des personnels assas­
sinés en RDC... Pourquoi les humanitai­
res sont­ils devenus des cibles?
Après la seconde guerre mondiale, les pays
se sont rassemblés pour rejeter ces atrocités
et demander que des règles s’appliquent en
temps de guerre. C’est ainsi que les
conventions de Genève ont été créées. Cela a
été la norme pendant ces soixante dernières
années. Essentiellement depuis cinq ans,
avec l’expansion de groupes terroristes
transfrontaliers, le respect du droit de la
guerre et du droit international humani­
taire s’est érodé. Nous avons, par exemple,
enregistré près de 800 attaques contre des
personnels et des établissements de santé
au cours des neuf premiers mois de l’année


  1. Aujourd’hui, travailler dans l’humani­
    taire signifie prendre de plus en plus de
    risques pour sa vie. Le monde doit en pren­
    dre conscience.
    propos recueillis par marie bourreau


« Apocalypse 9 »
(sérigraphie, 1988),
de Keith Haring. KEITH
HARING/GEORGETOWN FRAME
SHOPPER

Keith Haring
Né à Reading (Pennsylvanie,
Etats-Unis), en 1958, Keith
Haring commence par
étudier le dessin publicitaire
à Pittsburgh, avant de gagner
New York pour se consacrer
à l’art. C’est là, dans la
culture underground du
début des années 1980,
qu’il rencontre notamment
Jean-Michel Basquiat, Andy
Warhol ou Madonna.
En 1988, il collabore avec
le romancier William
Burroughs, icône de la Beat
generation : des poèmes de
l’écrivain accompagnent
alors une série de dix dessins
baptisée « Apocalypse ».
L’artiste, homosexuel militant,
vient d’être diagnostiqué
séropositif. Il mourra deux ans
plus tard, à New York, à l’âge
de 31 ans. Avec son art
résolument politique, inspiré
du graffiti, Keith Haring est
devenu mondialement
célèbre. Il est resté fidèle à
l’East Village, dont certains
murs sont toujours ornés
de ses œuvres.

Mark Lowcock


« Sans considérables


investissements,


nous resterons


vulnérables aux


pandémies »


Pour le diplomate de l’ONU, il faudra


tirer les leçons de l’impréparation à


l’épidémie de Covid­19, du manque


de coopération entre Etats et de


l’insuffisance des moyens dans


les systèmes de santé publique


FABRICE COFFRINI/AFP
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