Le Monde - 05.04.2020

(singke) #1
0123
DIMANCHE 5 ­ LUNDI 6 AVRIL 2020 l’époque| 29

La grande vadrouille nostalgique


Beaucoup d’entre nous espéraient profiter


du confinement pour s’offrir une remise


à niveau télévisuelle, à base de grands films


et de documentaires. Mais, pour l’heure,


ce sont les grandes comédies populaires


et réconfortantes qui font de l’audience


ENQUÊTE


Nicolas Santolaria

U


n des effets collatéraux
inattendus de l’épidémie de
Covid­19 aura été la muta­
tion soudaine de nos grilles
de programmes télévisés.
En parallèle des inamovi­
bles journaux d’information qui battent
des records d’audience, on a vu proliférer,
en après­midi comme en soirée, sur TF1,
France 2, M6, des films dits « de patri­
moine », qu’une catégorisation moins
amène qualifie parfois de « comédies fran­
chouillardes ». Par un beau dimanche de
confinement, il m’a ainsi été possible d’en­
chaîner L’Aile ou la cuisse, Papy fait de la
Résistance et Twist Again à Moscou,
comme si j’avais soudain été téléporté
dans un espace­temps immuable où Louis
de Funès ne cesse de survivre à une indi­
gestion d’huîtres toxiques. « Pour rempla­
cer les émissions de flux devenues difficiles
à produire, on a décidé de programmer en
début d’après­midi des films­cultes qui per­
mettent de se changer les idées, de s’évader
après le JT. L’ambition était de contenter une
audience familiale, deux fois plus nom­
breuse devant le poste », explique Florent
Dumont, directeur de la stratégie des pu­
blics à France Télévisions.
Jusqu’alors structurellement en
perte de vitesse, le petit écran a vu ses
audiences dopées par le confinement.
D’après Médiamétrie, les Français ont ainsi
passé 4 heures 29 en moyenne devant leur
poste durant le mois de mars, soit 44 minu­
tes de plus qu’à la même période en 2019.
« Il est clair qu’après un tunnel d’infos sur la
pandémie je n’ai surtout pas envie de voir un
téléfilm suédois anxiogène, avec des eaux
glacées et des histoires d’inceste. Je préfère
regarder Mais où est donc passée la 7e com­
pagnie ?, qui évoque une sorte de résistance
à la française, ne renonçant jamais au plaisir
et à la rigolade. Quand Jean Lefebvre essaie
de se procurer du saucisson à l’ail dans un
village occupé, c’est grandiose! », confie Mi­
chel, ingénieur, qui assume ouvertement
un attrait pour le divertissement populaire,
vécu jusque­là de manière « coupable ».
Alors que le génie gesticulatoire de
Louis de Funès devait être célébré à La Ciné­
mathèque française (la rétrospective a été
reportée en raison de l’épidémie), ces films
picaresques, qu’il a longtemps été de bon
ton de mépriser, sont en pleine réévalua­
tion esthétique. Habituellement program­
més durant les vacances scolaires, ils ren­
contrent en temps de pandémie un incroya­
ble succès d’audience. L’Aile ou la cuisse a

ainsi attiré plus de 4 millions de téléspecta­
teurs à 14 heures le 29 mars, contre 2,8 mil­
lions lors de sa dernière diffusion en prime
time. « Dans ces films, les protagonistes
voyagent, ce qu’on ne peut plus se permettre ;
ils rient franchement, ce qu’on a de plus en
plus de mal à faire. Ça permet de se replonger
dans un hédonisme réconfortant, une sorte
de pays imaginaire où il ne pleut jamais,
même si je ne suis pas sûr que cette France­là
ait vraiment existé », ajoute Michel.

gies contemporaines. Médias, cultures et
technologies (Presses universitaires du
Septentrion, à paraître). La télé, précise la
chercheuse, réalise une opération de ma­
gie complexe sur les cerveaux confinés :
alors que nos repères sont brouillés, elle
nous réinscrit dans un flux temporel avec
sa grille structurée autour de rendez­vous,
tout en nous soustrayant à l’angoisse du
présent, via son envoûtante programma­
tion aux vapeurs d’encaustique (et de
Soupe aux choux).
« Même si elles témoignent d’une
époque particulière, ce sont des œuvres qui
sont hors du temps. Quand l’avenir est
sombre, ça offre une véritable respira­
tion », résume Grégoire, policier à la re­
traite, qui vient de revoir Le Grand Restau­
rant. Zidi, Lautner, Poiré, Robert, Oury ne
seraient­ils que les viatiques d’un « c’était
mieux avant » un peu rance? Bien au
contraire. Prospective, cherchant dans le
passé les ferments d’un futur meilleur,
cette cinéphilie en apparence régressive
s’inscrit dans une période où l’utopie ne
se déploie plus psychiquement vers
l’avenir, mais, comme le soulignait le dé­
funt sociologue Zygmunt Bauman dans
son ouvrage Retrotopia (Premier Paral­
lèle, 2019), en direction du passé. « La
petite vague nostalgique émanant avec le
Covid­19 se joint à une plus grande, qui a
commencé depuis une dizaine d’années et
s’étend dans tous les domaines, analyse
Mme Niemeyer. L’essentiel me semble que
l’on devrait retenir la force créative et
réflective de la nostalgie. »
Aujourd’hui, comme le montre
également le challenge épidémique où
chacun est invité à poster ses photos d’en­
fance sur Facebook, la pandémie nous
conduit à nourrir activement un senti­
ment d’appartenance à une histoire à la
fois personnelle et commune au grain
sépia. Face au caractère carcéral du pré­
sent et à la noirceur annoncée du futur,
nous tentons de puiser un peu de force au
cœur de cette paradoxale utopie natio­
nale rétro, où seul hier semble avoir la
capacité d’être un autre jour. Comme
dirait Louis de Funès dans La Grande
Vadrouille : « Comment ça, “merde alors”?
But alors, you are French! »

Louis de Funès
dans « L’Homme
orchestre »,
de Serge Korber.
PROD DB/GAUMONT

NOUS PUISONS
UN PEU DE FORCE
DANS CETTE
UTOPIE
NATIONALE
RÉTRO

A l’heure de la distanciation sociale,
ces images vues et revues évoquent le havre
réconfortant d’une communauté mythi­
fiée. « La force curatrice de la nostalgie a été
démontrée par des psychologues universitai­
res, en Angleterre, dans les années 2000. Les
films, ou encore la musique, peuvent fonc­
tionner comme des “médi­ (a)­caments”, des
pansements momentanés », analyse la pro­
fesseure en théorie des médias Katharina
Niemeyer, coauteure de l’ouvrage Nostal­

L A G U E R R E D E S M O U T O N S

A la maison, une bourrasque hygiénique


O


n pensait faire un sort à la pile de livres
entassés depuis l’été dernier sur la table de
chevet, lire ou « relire » Marcel Proust, Tho­
mas Mann ou Victor Hugo, rattraper le retard de
séries, ressortir ses pinceaux à poils de petit­gris
pour rêver en aquarelle à un paysage bucolique,
mais en guise de moutons, c’est ceux de poussiè­
res que l’on ramasse à la pelle. Quant à la recher­
che, elle se limite bien souvent à celle de l’embout
de l’« aspi » et de la montagne (tout sauf magique)
des draps à plier.
O confinement! suspends ton vol et vous,
balais­brosses et lingettes désinfectantes, votre
course infernale. Soucieux de nous préserver du
Covid­19, nous voilà plongés depuis près de trois
semaines dans une fièvre ménagère aux relents
d’essence de pin. « Profiter du temps libéré, retrou­
ver le sens de l’essentiel, des vœux pieux, soupire
Astrid, un mari et trois enfants âgés de 10 à 16 ans,
le tout en circuit fermé dans leur 80 m² bordelais.
Pour l’instant, j’ai surtout l’impression d’être une
fée du logis H24. »

Avec la multiplication des repas et des miet­
tes qui vont avec, les va­et­vient incessants entre le
salon et les chambres, les consignes d’hygiène et la
peur qui poussent à récurer plus que d’habitude les
endroits stratégiques (cuisine et salle de bains
notamment), le ménage est devenu un sport natio­
nal. Et la désinfection des surfaces une obligation
chronophage et souvent féminine. Car période de
confinement ou pas, l’inégale répartition des tâches
domestiques perdure. Spray javel dans une main,
éponge dans l’autre, Lucia, guide touristique trilin­
gue, raconte ce quotidien rythmé par les rangements
à n’en plus finir et le lavage du sol au plafond. « Mon
activité professionnelle est complètement à l’arrêt. Du
coup, pendant que mon mari télétravaille, que les ados
suivent leurs cours, les tâches domestiques me revien­
nent », raconte la quadragénaire italienne, avec l’im­
pression de revivre sa « période noire », lorsqu’elle ne
travaillait pas à l’extérieur, et « s’étiolait en femme au
foyer avec enfants en bas âge ».
Avant le confinement, Mara, architecte d’in­
térieur, pouvait compter sur les services d’une aide

ménagère trois heures par semaine pour l’aider
dans l’entretien de son 70 m², situé à Bourg­la­
Reine (Hauts­de­Seine). Travailleuse indépendante,
habituée « à bosser seule à la maison », la mère de
deux fillettes de 8 et 13 ans a vu sa charge mentale
s’alourdir depuis quelques semaines. « Malgré un
mari qui aide beaucoup en cuisine », la cadence s’est
accélérée, d’autant que son activité professionnelle
n’a pour l’instant pas diminué. « Le confinement,
c’est plus de préparation de repas, de passage d’aspi­
rateur, de poussières, énumère­t­elle. C’est aussi
gérer le travail scolaire des enfants et leur consacrer
du temps pour les occuper. Alors les suggestions de
lecture, les représentations d’opéra en ligne ou les
visites virtuelles de musée, je n’ai pas le temps d’en
profiter. » Un constat partagé, très loin de la paren­
thèse épanouissante espérée.
Conscients de la nécessité de préserver du
chaos domestique leurs quelques mètres carrés de
liberté, nombre de confinés, d’ordinaire peu mania­
ques, se retrouvent à courir au train de la chiffon­
nette microfibres. « Pour garder le moral, on essaie

de réenchanter un peu notre quotidien alimentaire,
mais aussi de maintenir propre et à peu près rangé
notre intérieur », témoigne Béatrice, professeure de
théâtre parisienne. Forcément, c’est difficile de dire
que tu n’as pas le temps, que tu as autre chose à faire,
que tu n’es pas chez toi. Et puis, tu culpabilises de lais­
ser le boulot pour les autres. Résultat, la journée est
rythmée par un flux d’activités dédiées à la maison. »
Manier balai et brosse n’est pourtant pas
toujours vécu comme une corvée. La période se
révèle être également l’occasion d’un grand tri sal­
vateur. « Une façon de se vider la tête », « une satisfac­
tion face au résultat », voire « un rituel de pleine
conscience pour réfléchir ». Laëtitia, professeure de
piano, a entrepris « un grand ménage de confine­
ment. » Meubles, placards, tiroirs, vitres, moulures...
et même plantes ont essuyé sa bourrasque hygié­
niste. L’occasion, quand même, d’allier « petite
séance d’exercice » et écoute de « l’intégrale pour
piano de Robert Schumann ». Soit 13 heures de musi­
que et autant de murs lessivés.
Catherine Rollot
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