Le Monde - 05.04.2020

(singke) #1

30 |l’époque DIMANCHE 5 ­ LUNDI 6 AVRIL 2020


0123


La frange


insoumise


Couleurs et coupes se dégradent, et chacun


fait comme il peut avec ses cheveux


L


e 17 mars, les salons de
coiffure, commerces
jugés non indispensa­
bles en France, ont été
contraints de fermer,
et les coiffeurs à domi­
cile de ranger leurs ciseaux. Une
pause à laquelle cheveux et poils,
rebelles à toute idée de confine­
ment, s’opposent, poussant les
personnes de tout crin à assaillir
les réseaux sociaux, messageries
instantanées et échanges télé­
phoniques de leurs préoccupa­
tions capillaires et autres créa­
tions humoristiques.
S’il peut prêter à rire –
« Après deux mois sans coiffeur,
90 % des blondes auront disparu
de la surface de la Terre » –, le che­
veu est sur toutes les langues.
Rien de futile à cela. « Du défrisage
au bouclage, du lissage à l’ébourif­
fage, de la décoloration à la tein­
ture, de la coupe à la pousse, on ne
cesse d’agir sur la nature de notre
cheveu pour manifester, dire, si­
gnifier quelque chose de personnel
à ceux qui nous entourent, écrit le
sociologue Michel Messu dans Un
ethnologue chez le coiffeur (Fayard,
2013). De là, cet enjeu permanent
que représente le cheveu. Enjeu
individuel pour se conformer à la
norme, fût­elle “sa” norme, et en­
jeu collectif pour conforter ou
infléchir cette norme. » Confine­
ment ou non.
Comment dompter cette
frange rideau ou cette mèche re­
belle? Comment éradiquer cette
tignasse hirsute et ces racines à
découvert? Le salon de coiffure
fait parfois défaut en haut lieu.
« Eh, Giovanni, moi non plus je ne
vais pas chez le coiffeur !... », s’est
défendu, hors champ, le président

italien Sergio Mattarella, inter­
pellé par son conseiller, Giovanni
Grasso, qui lui suggérait d’aplatir
une mèche rebelle avant son allo­
cution télévisée du 27 mars.
Sur le plan strictement
hygiénique, l’heure est aux es­
sais. Agathe se lave les cheveux
« tous les quatre jours au lieu de
tous les deux. Pas par flemme,
mais parce qu’ils regraissent
beaucoup moins vite », souligne
cette quadra à queue­de­cheval.
Vanessa, sa voisine de palier, lor­
gne d’un sale œil les cheveux de
son adolescente qui a décidé de
faire une cure de sébum et a
adopté la méthode dite « no­
poo » pour « no­shampoo ». « Si
j’ai bien compris le principe – et
j’ai bien peur de l’avoir compris –,
c’est de ne plus se laver les che­
veux pendant plusieurs semai­
nes... Beurk... Et après tu as de su­
per­cheveux, tente­t­elle de se
convaincre. On en est à quatre
jours et j’envisage déjà de lui pas­
ser la tête de force sous l’eau. »
Les chevelus confinés se
divisent en deux camps : ceux qui
agissent et ceux qui s’arment de
patience. « Je ne vais chez le coif­
feur qu’une fois par an... en sep­

tembre », s’excuse presque San­
dra, tandis que sa collègue de
travail évoque ses « satanées ra­
cines », qui n’ont rien de généalo­
giques, et qu’elle va gommer à
l’aide d’une coloration vendue
en supermarché. Laura, elle, at­
tendra. « J’ai de la chance, car mes
cheveux blancs sont en dessous,
nombreux, mais cachés. Je de­
vrais pouvoir tenir jusqu’à la
libération! » Plus téméraire, Lau­
rence a coupé sa frange qui la
gênait. « Si c’est bancal, m’en
fous. » Christine Page, proprié­
taire d’un salon de coiffure à
Nancy, trente ans de pratique
derrière elle, entend ses clientes
lui dire à longueur d’année que
leurs cheveux ne poussent pas
assez vite. « Et lorsqu’il est ques­
tion de les laisser pousser, respi­
rer, elles n’en profitent pas! »
Le cheveu n’est pas qu’af­
faire féminine. David est passé à
l’acte. « J’ai tenté de me couper les
cheveux tout seul... Je n’aurais pas
dû. Heureusement que ça re­
pousse », se console cet amateur
de mangas et de coupes angulai­
res. « Le problème avec les coups
de ciseaux approximatifs, c’est
qu’on ne le sait qu’après les avoir
donnés, reconnaît Christine Page.
Si cela s’arrête à une petite coupe
des pointes, même si ce n’est pas
droit, c’est toujours rattrapable.
Pour ce qui est des enfants, prenez
des photos... Cela sera l’occasion
d’en rire plus tard », ajoute­t­elle.
Pour Serge, cadre dans une
entreprise d’audit et de conseil,
hors de question de ressembler à
Chewbacca. « Encore une semaine
et je peux faire une croix sur les
appels vidéo, mesure le quinqua,
crinière poivre et sel en bataille.
Les tutos, non! Etre coiffeur ne
s’improvise pas, je vais sagement
opter pour la casquette. » Plus
radical, Hichem, lycéen de 18 ans,
a devancé le « boule challenge »
lancé par des footballeurs
comme Morgan Sanson, An­
thony Martial, Paul Pogba ou
Eden Hazard, qui ont dégainé la
tondeuse pour une boule à zéro.
Pour déjouer la morosité am­
biante, « et mettre un peu de légè­
reté à cette situation de confine­
ment », Eric s’est, lui, teint en
blond peroxydé. D’abord, « pour
tenter quelque chose qui ne sera
pas vu de grand monde, si ce n’est
de mon cercle intime et de proches
collaborateurs. Et pour les éclats
de rire de ma femme. Dans un
autre contexte, je n’aurais pas as­
sumé », admet­il.
« Le pire, c’est qu’après le
confinement, tweete Quentin, étu­
diant en histoire, ça sera plus sim­
ple d’aller chez l’ophtalmo que
chez le coiffeur. » Autre consé­
quence prévisible, cette réflexion
d’un sociologue et chercheur au
CNRS, postée sur Twitter par son
voisin de balcon : « Le fait que les
gens se coupent les cheveux eux­
mêmes va produire une diminu­
tion du nombre de selfies sur les
réseaux sociaux! »
Marlène Duretz

BALAYAGE


Extrait de la série
« Perfect
Imperfect »,
France, mai 2014.
MAIA FLORE/AGENCE VU

« ENCORE UNE
SEMAINE ET JE
PEUX FAIRE UNE
CROIX SUR LES
APPELS VIDÉO »
Serge, quinquagénaire
poivre et sel

XAVIER LISSILLOUR

A


lors que mon fils aîné, au
début du confinement,
traînait les pieds pour
faire ses devoirs – une
confusion semblait
s’être installée dans son
esprit entre vacances et télétravail –, son
comportement a radicalement changé
du jour au lendemain. A tel point qu’il sif­
flote désormais au moment de s’y met­
tre, petit artisan soudain heureux de
s’attaquer à une pile austère de multipli­
cations. La fée de la « continuité pédago­
gique » se serait­elle penchée sur sa
nuque harassée? Pas tout à fait. En réa­
lité, mon garçon a découvert Mathéros,
un outil conçu pour étudier le calcul
mental à distance et mis à disposition
par l’éducation nationale dans le cadre de
la vaste opération de maintien à domi­
cile de presque 13 millions d’élèves.
Au début du confinement, dans
la confusion qui régnait alors, l’intérêt de
la chose nous avait échappé et nous en
étions restés aux fichiers de devoirs en­
voyés par courriel, en pièce jointe, par
l’enseignante. Puis, en parcourant à nou­
veau les messages de l’école, un peu
comme on mettrait la main sur une
vieille malle oubliée, nous sommes re­
tombés sur le lien vers ce qui pourrait
s’apparenter à un Jumanji éducatif, du
nom de ce film où
les protagonistes
du monde réel sont
absorbés dans un
immense jeu vidéo.
« Deviens un super­
héros du calcul
mental », tel est le
slogan inaugural de
cette expérience
d’apprentissage lu­
dique par écran
interposé, dans la­
quelle mon fils
s’immerge avec avi­
dité chaque matin.
Ses céréales
à peine englouties,
il me pique mon
iPod pour se passer
en boucle la musi­
que du film Les Gar­
diens de la Galaxie
(ça le galvanise) et
allume l’ordi comme on démarrerait une
console Switch. Prisé des jeunes généra­
tions, l’univers des comics sert ici à
emballer des missions où la résolution
d’opérations de calcul permet de progres­
ser dans une aventure protéiforme. Rapi­
dement, le cerveau de l’enfant comprend
que 4 × 3 n’est plus seulement égal à 12,
mais lui octroie aussi un gallon d’essence
pour aller de l’avant. « Waouh, je suis dans
l’espace, je pilote un vaisseau! », s’enthou­
siasme l’écolier, occupé à slalomer au
milieu d’astéroïdes incandescents et
d’ennemis hostiles.
Est­il en train de jouer? De faire
des maths? Les deux, mon général! Tota­
lement absorbé par ce space opera arith­
métique, il reproduit avec sa bouche des
bruits de tirs de mitrailleuse, signe que,
sur le front scolaire aussi, nous sommes
« en guerre ». D’après le ministre de l’édu­

cation nationale, Jean­Michel Blanquer,
de 5 % à 8 % des élèves auraient déjà été
« perdus » par leurs professeurs, tombés
au champ d’honneur du confinement,
happés par des tunnels de dessins ani­
més, démotivés par la langueur des jour­
nées sur canapé. « Imagine, si je prends
tous les diamants, j’aurai les doubles tirs
et je vais les défoncer! », s’écrie mon fils,
qui vient de résoudre des opérations lui
permettant de renforcer son armement.
Heureusement, au cœur de cette
boucherie galactique, d’autres missions
ont des visées plus écologiques, propo­
sant d’arroser des arbres ou d’éteindre
des incendies. Au bout du compte, les
points accumulés lors de ces épopées
mathématiques permettent à l’enfant
d’étoffer l’équipement de super­héros de
son avatar, en acquérant un masque, une
nouvelle paire de collants ou une cape
dernier cri, qu’il peut ensuite comparer à
ceux des autres personnages représen­
tant les élèves de sa classe (à l’heure où
j’écris ces lignes, certains de ces super­
héros sont encore en slip). On peut donc
se dire que, en raison de cette dynamique
capitalistique, ce jeu éducatif, où il s’agit
un peu schématiquement de sauver la
planète tout en continuant à entretenir
sa fièvre pour le shopping, n’est pas
exempt d’idéologie.
Néanmoins,
quand mon fils
vient me demander
spontanément de
lui faire réviser la
table des multiples
de 7, je ne peux que
constater l’effica­
cité presque mira­
culeuse de cette
usine à gaz, qui ré­
sume à elle seule à
la fois l’intérêt et les
limites de l’éduca­
tion numérique à
distance. Là où l’ap­
prentissage classi­
que repose avant
tout sur les subtili­
tés de la relation hu­
maine, ces disposi­
tifs ont pour pilier
central une écono­
mie de la récom­
pense que l’on peut considérer comme
plus ou moins pavlovienne. C’est ce que
les spécialistes nomment la « pointifica­
tion », soit le recours à des mécanismes
de motivation ludiques dans des univers
qui ne sont pas initialement ceux du jeu.
« Papa, tout le monde est sur les
écrans et pas moi, c’est pas normal! », se
plaint alors mon plus jeune garçon. Un
autre des aspects importants de ce nou­
veau type de scolarisation est qu’il fait de
l’ordinateur (lorsqu’on a la chance d’en
avoir un) une ressource stratégique, que
tous se disputent âprement. Entre la
rédaction d’un article sur le confinement
et le visionnage d’un film sur Netflix, je
prête donc également mon Mac portable
à mon fils cadet pour qu’il puisse se
connecter à Lililo, « une solution d’appren­
tissage de la lecture à distance ». Dans un
décor de forêt pastel l’accueille un grand
cerf. « Félicitations, tu as gagné un badge,
car tu as appris quelque chose de nouveau
aujourd’hui », le congratule, quelques ins­
tants plus tard, le système d’encourage­
ment automatique. « Super, moi aussi j’ai
un jeu électronique! », exulte l’apprenant.

Absorbé par


ce space opera


arithmétique,


il reproduit des


bruits de tirs


de mitrailleuse,


signe que,


sur le front


scolaire aussi,


nous sommes


« en guerre »


PARENTOLOGIE


Jeux, tests et maths


Journal d’un parent confiné, semaine III.
Où le fils de Nicolas Santolaria se transforme
en super-héros du calcul mental, et l’ordinateur
familial en objet multiconvoité
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