Le Monde - 05.04.2020

(singke) #1

0123
DIMANCHE 5 ­ LUNDI 6 AVRIL 2020


IDÉES


| 31


A


ctuellement, plus de
6,5 millions de Français
ont plus de 75 ans. Ils
seront 12 millions en 2060.
Et sont particulièrement frappés
par cette pandémie... Cela étant, la
façon dont les plus âgés, et les
professionnels qui les accompa­
gnent, ont été (dé)considérés lors
de la crise du Covid­19, risque bien
de rester comme l’un des points
les plus noirs de cette période.
Cette réalité désolante contraste
pourtant avec l’épisode de la cani­
cule, durant lequel les Français se
sont montrés globalement sou­
cieux des aînés.
Comme si l’intérêt légitime
porté à la condition des malades
hospitalisés s’était déployé au dé­
triment des résidents de maisons
de retraite. Cette frontière entre
« secteur sanitaire » et « secteur
médico­social » traduit une idéo­
logie opposant « centres de soins »
et « lieux de vie », « jeunes adul­

tes » et « personnes âgées », « ma­
lades » et « résidents »... La pénurie
de masques – au­delà de l’impré­
paration qu’elle symbolise –
pointe une réalité violente consis­
tant à livrer prioritairement le
monde hospitalier au mépris des
besoins tout aussi urgents du sec­
teur médico­social. Des milliers
d’alertes, concernant les Ehpad
comme les dispositifs de services
à la personne, sont longtemps res­
tés sans réponses, laissant ainsi
des professionnels démunis, des
aînés déstabilisés, des aidants et
des familles angoissées.
Dans les Ehpad, le retard d’ap­
provisionnement en masques
a inévitablement conduit à des
« contaminations en chaîne »,
tandis que l’Etat, pendant de lon­
gues semaines, n’intégrait pas à
sa comptabilité quotidienne le
nombre de décès parmi les rési­
dents. Ce constat bouscule le
monde de la santé et la société

française dans son ensemble. Les
situations aberrantes induites
par ce flottement politique impo­
sent de repenser – ou plutôt d’ini­
tier – une politique du « grand
âge ». En effet, sur le terrain, la
« course aux masques » au sein
des Ehpad est venue s’ajouter à la
pénurie d’équipements de pro­
tection individuelle (EPI), au
manque de personnels, aggravée
par les contaminations, à l’inca­

pacité de dépister des résidents
potentiellement atteints du
Covid­19, ou encore à l’impossibi­
lité de les hospitaliser en raison
de la saturation des hôpitaux.

Fragilité structurelle du système
Face à la situation dramatique
des Ehpad, la mobilisation salu­
taire de la société civile (don de
matériels de protection, fabrica­
tion artisanale de masques,
implication de professionnels de
santé retraités...) est malheureu­
sement loin d’avoir pu compen­
ser le chaos à l’œuvre. Parallèle­
ment, le monde institutionnel
(associations, entreprises, com­
munes, en particulier celles du
Réseau villes amies des aînés)
s’est peu à peu organisé pour
étendre la dynamique de solida­
rité : mise en place de dispositifs
d’écoute dédiés aux soignants
(association Soin aux profes–
sionnels de santé), instauration

d’un accompagnement physique
adapté à distance (Siel bleu),
convoyage gratuit de masques
depuis la Chine (société But), etc.
Si l’Etat a peu à peu pris la me­
sure des enjeux, la crise met en
exergue la fragilité structurelle du
système médico­social. Elle pointe
la nécessité de considérer les
corollaires de l’avancée en âge ré­
clamant une attention accrue à
l’égard des aînés. L’accompagne­
ment, au sens du « prendre soin »,
est au cœur du débat : c’est la
« culture du soin » qu’il importe
de repenser collectivement, de
même que le rapport de la société
aux personnes âgées. Une culture
qui ne pourra se développer en
l’absence d’une meilleure consi­
dération pour les métiers du soin,
notamment en Ehpad.
S’ouvrir pleinement à la préven­
tion, revaloriser les salaires des
professionnels de santé, renfor­
cer les équipes soignantes, soute­

nir l’essor des dispositifs de soins
spécialisés tels que les PASA (Pole
d’activités et de soins adaptés),
accompagner les aidants, sont
autant de pistes potentiellement
structurantes. Libre à nous de
construire collectivement une
société du care fondée sur une
culture du soin personnalisé et
solidaire non pas pour, mais avec
l’ensemble des citoyens.

Serge Guérin est professeur
de sociologie, Inseec SBE
et directeur du MSc « Directeur
des établissements de santé »,
Inseec
Véronique Suissa est doc-
teure en psychologie clinique
au sein du laboratoire de psy-
chopathologie neuropsycholo-
gie à l’université Paris-VIII

Klaus Regling Face au coronavirus,


il faut utiliser la boîte à outils européenne


Pour le directeur général du Mécanisme
européen de stabilité (MES), les Etats
membres de l’Union européenne n’ont
aucun intérêt à jouer la carte individuelle
pour surmonter la crise

L


a pandémie de Covid­19 est
un choc mondial qui frappe
toutes les économies euro­
péennes. L’Europe fait face à
sa pire crise sanitaire depuis l’épi­
démie de grippe espagnole il y a un
siècle. Les économies du continent
vont en souffrir bien plus qu’on ne
le pensait au départ.
Cette situation appelle une ré­
ponse politique concertée et soi­
gneusement coordonnée, à la fois au
niveau national et à l’échelon euro­
péen, afin de limiter les dommages
infligés à la vie économique, préser­
ver la stabilité financière et préparer
le redressement économique une
fois la crise sanitaire sous contrôle.
La gravité de la situation médicale et
l’étendue des dégâts économiques et
sociaux auxquels il faut s’attendre
requièrent d’urgence une solidarité
européenne, maintenant.
Les gouvernements de l’Union
européenne (UE) ont commencé à
mettre en œuvre des mesures desti­
nées à endiguer les répercussions
économiques de cette crise. La ré­
ponse budgétaire totale apportée
jusqu’à présent devrait atteindre,
en 2020, 2,3 % du produit intérieur
brut (PIB) de l’UE, en moyenne. Les
mesures de soutien à la liquidité


  • garanties publiques et impositions
    différées pour les entreprises et les
    personnes – s’élèvent à plus de 13 %
    du PIB.
    Afin de compléter les mesures
    nationales et de montrer que la so­
    lidarité européenne n’est pas un
    vain mot, une approche coordon­
    née est indispensable. La Commis­
    sion européenne a considérable­
    ment assoupli les règles relatives
    aux aides d’Etat et, de concert avec
    le Conseil européen, elle a activé la
    clause dérogatoire générale (« Ge­
    neral Escape Clause ») du Pacte de
    stabilité et de croissance, afin de
    permettre la nécessaire augmenta­
    tion des dépenses publiques.
    Quant à la Banque centrale euro­
    péenne (BCE), elle a un rôle crucial
    à jouer dans le maintien du fonc­
    tionnement du secteur bancaire et
    des marchés financiers.


Quelles autres mesures devraient
être prises immédiatement et dans
un futur proche à l’échelon euro­
péen, afin de compléter les mesures
prises au niveau national? Com­
ment l’Europe peut­elle mobiliser
rapidement des financements com­
plémentaires afin de soutenir les
gouvernements, les entreprises et
les personnes dans l’ensemble des
Etats membres de l’Union?

Puissance de feu inutilisée
A court terme, au moins pour l’an­
née 2020, la solidarité européenne
devrait prendre forme en recou­
rant rapidement aux institutions
existantes – la Commission euro­
péenne, la Banque européenne
d’investissement (BEI) et le Mé­
canisme européen de stabilité
(MES) – et à leurs instruments exis­
tants. La Commission européenne
a annoncé la création d’un système
de réassurance chômage européen

destiné à sécuriser les marchés du
travail tout au long de la crise du
coronavirus. En outre, son « Initia­
tive d’investissement en réponse
au coronavirus », d’un montant de
37 milliards d’euros, apportera un
soutien aux systèmes de santé, aux
petites et moyennes entreprises
(PME) et aux marchés du travail en
leur réallouant des financements
prévus à l’origine pour les fonds
structurels.
La Banque européenne d’inves­
tissement a proposé la création
d’un fonds de garantie paneuro­
péen. D’un montant de 25 milliards
d’euros, il serait soutenu par des
contre­garanties des Etats mem­
bres de l’Union, qui pourraient être
utilisées comme levier pour mobi­
liser 200 milliards supplémentai­
res à destination des PME, des en­
treprises de taille intermédiaire et
des entreprises non financières.
Le Mécanisme européen de stabi­
lité, avec sa puissance de feu inutili­
sée d’un montant de 410 milliards
d’euros, pourrait accorder des li­
gnes de crédit à des taux d’intérêt
bas. La « boîte à outils » du MES
comprend divers instruments
financiers destinés à être utilisés
dans différentes circonstances. A
l’heure actuelle, les lignes de « cré­
dit de précaution » – jamais utili­
sées dans le passé – semblent être
l’instrument le mieux approprié à
la situation. De telles lignes de cré­
dit n’ont pas forcément besoin
d’être utilisées, mais elles ont
l’avantage de pouvoir débloquer de
l’argent très rapidement lorsqu’un
pays a besoin d’un soutien urgent,
parce que les conditions de leur oc­
troi sont fixées à l’avance.
Pour augmenter le volume de leurs
interventions, la BEI et le MES ont
besoin d’émettre des obligations

pour financer leurs prêts supplé­
mentaires. La BEI et, dans une moin­
dre mesure, la Commission euro­
péenne émettent depuis de nom­
breuses années déjà de la dette pour
l’ensemble des vingt­sept Etats
membres de l’UE, et le MES pour les
dix­neuf pays de la zone euro. C’est
une dette mutualisée, une dette
européenne.
Aujourd’hui, l’encours de la dette
européenne de ces trois institu­
tions est d’environ 800 milliards
d’euros. Toutes trois fournissent
des financements à des taux d’in­
térêt nettement inférieurs aux
coûts de financement de la plupart
des Etats membres de l’Union
européenne pris individuellement,
et elles ont fait la preuve de leur ef­
ficacité et de leur réussite, y com­
pris dans des circonstances défavo­
rables. Et elles pourraient faire
plus, tout de suite.
Certains ont proposé de créer de
nouvelles institutions ou de nou­
veaux instruments, mais cela prend
du temps – un temps dont,
aujourd’hui, nous ne disposons pas.
Aux débuts de la crise de l’euro, il fal­
lut au premier fonds de sauvetage
temporaire de la zone euro – le
Fonds européen de stabilité finan­
cière – sept mois pour émettre sa
première obligation. Ce fut là une vi­
tesse record en comparaison d’insti­
tutions similaires qui, pour ce type
d’opération, mettaient jusqu’à trois
années.

Augmenter le capital de la BEI
Créer une nouvelle dette euro­
péenne requiert du capital, des ga­
ranties ou des recettes affectées, et
un système juridique et de gouver­
nance en bon ordre de marche. En
conséquence, il est préférable de
faire un prompt usage de toutes les
institutions et de tous les instru­
ments existants qui, depuis des an­
nées déjà, ont permis de lever avec
succès des fonds considérables.
Au­delà de cette année, des solu­
tions de plus grande envergure peu­
vent être conçues. Elles seront né­
cessaires pour aider les économies

européennes à se remettre du choc
provoqué par la pandémie. Comme
l’a annoncé la présidente de la Com­
mision, Ursula von der Leyen, le
prochain cadre financier plurian­
nuel de l’UE sera dédié à la lutte con­
tre les conséquences économiques
de la crise du coronavirus.
Nous pourrions par exemple dé­
terminer quels Etats membres doi­
vent faire face à des conséquences
économiques négatives particulière­
ment lourdes. L’Italie ne devrait pro­
bablement pas être, ces prochaines
années, un contributeur net au bud­
get de l’UE. Par ailleurs, la BEI pour­
rait augmenter son capital, ce qui lui
permettrait d’octroyer plus de prêts
tout au long des années à venir.
Quant au MES, il dispose déjà d’une
capacité de prêt disponible.
Le temps d’une solidarité euro­
péenne est venu. Si nous voulons
protéger le marché unique, il ne suf­
fit pas que chaque pays sauve sa
propre économie. Chaque membre
a un intérêt à ce que tous les autres
pays de l’Union puissent également
surmonter cette crise.
(Traduit de l’anglais par
Frédéric Joly)

Klaus Regling est directeur
général du Mécanisme
européen de stabilité
Cette tribune est publiée
conjointement par quatorze
journaux européens : « El Pais »
(Espagne) ; « Luxemburger Wort »
(Luxembourg) ; « Le Monde »
(France) ; « Verslo Zinios »
(Lituanie) ; « Frankfurter
Allgemeine Zeitung »
(Allemagne) ; « De Tijd/L’Echo »
(Belgique) ; « The Irish Times »
(Irlande) ; « Il Sole 24 Ore »
(Italie) ; « NRC Handelsblad »
(Pays-Bas) ; « Die Presse »
(Autriche) ; « Kauppalehti »
(Finlande) ; « Expresso »
(Portugal) ; « Phileleftheros »
(Chypre) ; « I Kathimerini » (Grèce)

CERTAINS ONT


PROPOSÉ DE CRÉER


DE NOUVELLES


INSTITUTIONS OU


DE NOUVEAUX


INSTRUMENTS, MAIS


CELA PREND DU


TEMPS – UN TEMPS


DONT NOUS NE


DISPOSONS PAS


C’EST LA « CULTURE


DU SOIN » QU’IL


IMPORTE DE


REPENSER


COLLECTIVEMENT


Serge Guérin et Véronique Suissa La situation dramatique des


Ehpad nous oblige à reconsidérer notre rapport au « grand âge »


Le sociologue et la psychologue estiment que le manque de considération pour les personnes âgées est l’un des points noirs de la crise sanitaire

Free download pdf