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DIMANCHE 5 LUNDI 6 AVRIL 2020
IDÉES
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A
ctuellement, plus de
6,5 millions de Français
ont plus de 75 ans. Ils
seront 12 millions en 2060.
Et sont particulièrement frappés
par cette pandémie... Cela étant, la
façon dont les plus âgés, et les
professionnels qui les accompa
gnent, ont été (dé)considérés lors
de la crise du Covid19, risque bien
de rester comme l’un des points
les plus noirs de cette période.
Cette réalité désolante contraste
pourtant avec l’épisode de la cani
cule, durant lequel les Français se
sont montrés globalement sou
cieux des aînés.
Comme si l’intérêt légitime
porté à la condition des malades
hospitalisés s’était déployé au dé
triment des résidents de maisons
de retraite. Cette frontière entre
« secteur sanitaire » et « secteur
médicosocial » traduit une idéo
logie opposant « centres de soins »
et « lieux de vie », « jeunes adul
tes » et « personnes âgées », « ma
lades » et « résidents »... La pénurie
de masques – audelà de l’impré
paration qu’elle symbolise –
pointe une réalité violente consis
tant à livrer prioritairement le
monde hospitalier au mépris des
besoins tout aussi urgents du sec
teur médicosocial. Des milliers
d’alertes, concernant les Ehpad
comme les dispositifs de services
à la personne, sont longtemps res
tés sans réponses, laissant ainsi
des professionnels démunis, des
aînés déstabilisés, des aidants et
des familles angoissées.
Dans les Ehpad, le retard d’ap
provisionnement en masques
a inévitablement conduit à des
« contaminations en chaîne »,
tandis que l’Etat, pendant de lon
gues semaines, n’intégrait pas à
sa comptabilité quotidienne le
nombre de décès parmi les rési
dents. Ce constat bouscule le
monde de la santé et la société
française dans son ensemble. Les
situations aberrantes induites
par ce flottement politique impo
sent de repenser – ou plutôt d’ini
tier – une politique du « grand
âge ». En effet, sur le terrain, la
« course aux masques » au sein
des Ehpad est venue s’ajouter à la
pénurie d’équipements de pro
tection individuelle (EPI), au
manque de personnels, aggravée
par les contaminations, à l’inca
pacité de dépister des résidents
potentiellement atteints du
Covid19, ou encore à l’impossibi
lité de les hospitaliser en raison
de la saturation des hôpitaux.
Fragilité structurelle du système
Face à la situation dramatique
des Ehpad, la mobilisation salu
taire de la société civile (don de
matériels de protection, fabrica
tion artisanale de masques,
implication de professionnels de
santé retraités...) est malheureu
sement loin d’avoir pu compen
ser le chaos à l’œuvre. Parallèle
ment, le monde institutionnel
(associations, entreprises, com
munes, en particulier celles du
Réseau villes amies des aînés)
s’est peu à peu organisé pour
étendre la dynamique de solida
rité : mise en place de dispositifs
d’écoute dédiés aux soignants
(association Soin aux profes–
sionnels de santé), instauration
d’un accompagnement physique
adapté à distance (Siel bleu),
convoyage gratuit de masques
depuis la Chine (société But), etc.
Si l’Etat a peu à peu pris la me
sure des enjeux, la crise met en
exergue la fragilité structurelle du
système médicosocial. Elle pointe
la nécessité de considérer les
corollaires de l’avancée en âge ré
clamant une attention accrue à
l’égard des aînés. L’accompagne
ment, au sens du « prendre soin »,
est au cœur du débat : c’est la
« culture du soin » qu’il importe
de repenser collectivement, de
même que le rapport de la société
aux personnes âgées. Une culture
qui ne pourra se développer en
l’absence d’une meilleure consi
dération pour les métiers du soin,
notamment en Ehpad.
S’ouvrir pleinement à la préven
tion, revaloriser les salaires des
professionnels de santé, renfor
cer les équipes soignantes, soute
nir l’essor des dispositifs de soins
spécialisés tels que les PASA (Pole
d’activités et de soins adaptés),
accompagner les aidants, sont
autant de pistes potentiellement
structurantes. Libre à nous de
construire collectivement une
société du care fondée sur une
culture du soin personnalisé et
solidaire non pas pour, mais avec
l’ensemble des citoyens.
Serge Guérin est professeur
de sociologie, Inseec SBE
et directeur du MSc « Directeur
des établissements de santé »,
Inseec
Véronique Suissa est doc-
teure en psychologie clinique
au sein du laboratoire de psy-
chopathologie neuropsycholo-
gie à l’université Paris-VIII
Klaus Regling Face au coronavirus,
il faut utiliser la boîte à outils européenne
Pour le directeur général du Mécanisme
européen de stabilité (MES), les Etats
membres de l’Union européenne n’ont
aucun intérêt à jouer la carte individuelle
pour surmonter la crise
L
a pandémie de Covid19 est
un choc mondial qui frappe
toutes les économies euro
péennes. L’Europe fait face à
sa pire crise sanitaire depuis l’épi
démie de grippe espagnole il y a un
siècle. Les économies du continent
vont en souffrir bien plus qu’on ne
le pensait au départ.
Cette situation appelle une ré
ponse politique concertée et soi
gneusement coordonnée, à la fois au
niveau national et à l’échelon euro
péen, afin de limiter les dommages
infligés à la vie économique, préser
ver la stabilité financière et préparer
le redressement économique une
fois la crise sanitaire sous contrôle.
La gravité de la situation médicale et
l’étendue des dégâts économiques et
sociaux auxquels il faut s’attendre
requièrent d’urgence une solidarité
européenne, maintenant.
Les gouvernements de l’Union
européenne (UE) ont commencé à
mettre en œuvre des mesures desti
nées à endiguer les répercussions
économiques de cette crise. La ré
ponse budgétaire totale apportée
jusqu’à présent devrait atteindre,
en 2020, 2,3 % du produit intérieur
brut (PIB) de l’UE, en moyenne. Les
mesures de soutien à la liquidité
- garanties publiques et impositions
différées pour les entreprises et les
personnes – s’élèvent à plus de 13 %
du PIB.
Afin de compléter les mesures
nationales et de montrer que la so
lidarité européenne n’est pas un
vain mot, une approche coordon
née est indispensable. La Commis
sion européenne a considérable
ment assoupli les règles relatives
aux aides d’Etat et, de concert avec
le Conseil européen, elle a activé la
clause dérogatoire générale (« Ge
neral Escape Clause ») du Pacte de
stabilité et de croissance, afin de
permettre la nécessaire augmenta
tion des dépenses publiques.
Quant à la Banque centrale euro
péenne (BCE), elle a un rôle crucial
à jouer dans le maintien du fonc
tionnement du secteur bancaire et
des marchés financiers.
Quelles autres mesures devraient
être prises immédiatement et dans
un futur proche à l’échelon euro
péen, afin de compléter les mesures
prises au niveau national? Com
ment l’Europe peutelle mobiliser
rapidement des financements com
plémentaires afin de soutenir les
gouvernements, les entreprises et
les personnes dans l’ensemble des
Etats membres de l’Union?
Puissance de feu inutilisée
A court terme, au moins pour l’an
née 2020, la solidarité européenne
devrait prendre forme en recou
rant rapidement aux institutions
existantes – la Commission euro
péenne, la Banque européenne
d’investissement (BEI) et le Mé
canisme européen de stabilité
(MES) – et à leurs instruments exis
tants. La Commission européenne
a annoncé la création d’un système
de réassurance chômage européen
destiné à sécuriser les marchés du
travail tout au long de la crise du
coronavirus. En outre, son « Initia
tive d’investissement en réponse
au coronavirus », d’un montant de
37 milliards d’euros, apportera un
soutien aux systèmes de santé, aux
petites et moyennes entreprises
(PME) et aux marchés du travail en
leur réallouant des financements
prévus à l’origine pour les fonds
structurels.
La Banque européenne d’inves
tissement a proposé la création
d’un fonds de garantie paneuro
péen. D’un montant de 25 milliards
d’euros, il serait soutenu par des
contregaranties des Etats mem
bres de l’Union, qui pourraient être
utilisées comme levier pour mobi
liser 200 milliards supplémentai
res à destination des PME, des en
treprises de taille intermédiaire et
des entreprises non financières.
Le Mécanisme européen de stabi
lité, avec sa puissance de feu inutili
sée d’un montant de 410 milliards
d’euros, pourrait accorder des li
gnes de crédit à des taux d’intérêt
bas. La « boîte à outils » du MES
comprend divers instruments
financiers destinés à être utilisés
dans différentes circonstances. A
l’heure actuelle, les lignes de « cré
dit de précaution » – jamais utili
sées dans le passé – semblent être
l’instrument le mieux approprié à
la situation. De telles lignes de cré
dit n’ont pas forcément besoin
d’être utilisées, mais elles ont
l’avantage de pouvoir débloquer de
l’argent très rapidement lorsqu’un
pays a besoin d’un soutien urgent,
parce que les conditions de leur oc
troi sont fixées à l’avance.
Pour augmenter le volume de leurs
interventions, la BEI et le MES ont
besoin d’émettre des obligations
pour financer leurs prêts supplé
mentaires. La BEI et, dans une moin
dre mesure, la Commission euro
péenne émettent depuis de nom
breuses années déjà de la dette pour
l’ensemble des vingtsept Etats
membres de l’UE, et le MES pour les
dixneuf pays de la zone euro. C’est
une dette mutualisée, une dette
européenne.
Aujourd’hui, l’encours de la dette
européenne de ces trois institu
tions est d’environ 800 milliards
d’euros. Toutes trois fournissent
des financements à des taux d’in
térêt nettement inférieurs aux
coûts de financement de la plupart
des Etats membres de l’Union
européenne pris individuellement,
et elles ont fait la preuve de leur ef
ficacité et de leur réussite, y com
pris dans des circonstances défavo
rables. Et elles pourraient faire
plus, tout de suite.
Certains ont proposé de créer de
nouvelles institutions ou de nou
veaux instruments, mais cela prend
du temps – un temps dont,
aujourd’hui, nous ne disposons pas.
Aux débuts de la crise de l’euro, il fal
lut au premier fonds de sauvetage
temporaire de la zone euro – le
Fonds européen de stabilité finan
cière – sept mois pour émettre sa
première obligation. Ce fut là une vi
tesse record en comparaison d’insti
tutions similaires qui, pour ce type
d’opération, mettaient jusqu’à trois
années.
Augmenter le capital de la BEI
Créer une nouvelle dette euro
péenne requiert du capital, des ga
ranties ou des recettes affectées, et
un système juridique et de gouver
nance en bon ordre de marche. En
conséquence, il est préférable de
faire un prompt usage de toutes les
institutions et de tous les instru
ments existants qui, depuis des an
nées déjà, ont permis de lever avec
succès des fonds considérables.
Audelà de cette année, des solu
tions de plus grande envergure peu
vent être conçues. Elles seront né
cessaires pour aider les économies
européennes à se remettre du choc
provoqué par la pandémie. Comme
l’a annoncé la présidente de la Com
mision, Ursula von der Leyen, le
prochain cadre financier plurian
nuel de l’UE sera dédié à la lutte con
tre les conséquences économiques
de la crise du coronavirus.
Nous pourrions par exemple dé
terminer quels Etats membres doi
vent faire face à des conséquences
économiques négatives particulière
ment lourdes. L’Italie ne devrait pro
bablement pas être, ces prochaines
années, un contributeur net au bud
get de l’UE. Par ailleurs, la BEI pour
rait augmenter son capital, ce qui lui
permettrait d’octroyer plus de prêts
tout au long des années à venir.
Quant au MES, il dispose déjà d’une
capacité de prêt disponible.
Le temps d’une solidarité euro
péenne est venu. Si nous voulons
protéger le marché unique, il ne suf
fit pas que chaque pays sauve sa
propre économie. Chaque membre
a un intérêt à ce que tous les autres
pays de l’Union puissent également
surmonter cette crise.
(Traduit de l’anglais par
Frédéric Joly)
Klaus Regling est directeur
général du Mécanisme
européen de stabilité
Cette tribune est publiée
conjointement par quatorze
journaux européens : « El Pais »
(Espagne) ; « Luxemburger Wort »
(Luxembourg) ; « Le Monde »
(France) ; « Verslo Zinios »
(Lituanie) ; « Frankfurter
Allgemeine Zeitung »
(Allemagne) ; « De Tijd/L’Echo »
(Belgique) ; « The Irish Times »
(Irlande) ; « Il Sole 24 Ore »
(Italie) ; « NRC Handelsblad »
(Pays-Bas) ; « Die Presse »
(Autriche) ; « Kauppalehti »
(Finlande) ; « Expresso »
(Portugal) ; « Phileleftheros »
(Chypre) ; « I Kathimerini » (Grèce)
CERTAINS ONT
PROPOSÉ DE CRÉER
DE NOUVELLES
INSTITUTIONS OU
DE NOUVEAUX
INSTRUMENTS, MAIS
CELA PREND DU
TEMPS – UN TEMPS
DONT NOUS NE
DISPOSONS PAS
C’EST LA « CULTURE
DU SOIN » QU’IL
IMPORTE DE
REPENSER
COLLECTIVEMENT
Serge Guérin et Véronique Suissa La situation dramatique des
Ehpad nous oblige à reconsidérer notre rapport au « grand âge »
Le sociologue et la psychologue estiment que le manque de considération pour les personnes âgées est l’un des points noirs de la crise sanitaire