Libération - 08.04.2020

(WallPaper) #1

16 u Libération Mercredi 8 Avril 2020


Abdessamad, 25 ans, a perdu son job étudiant à cause de l’épidémie. «Je ne sais pas trop comment je vais faire», dit-il.

Depuis le début
du confinement, un
collectif bordelais
a distribué plus
de 700 colis à des
étudiants précaires
coincés sur le
campus et affamés
par la fermeture
des restos U.

Q


uand on est un grand
gaillard de 1,87 mètre
enfermé depuis trois
semaines dans un logement
du Crous de 9m^2 , la notion de
confinement prend une tout
autre dimension. Pour se

pas chercher à manger équili-
bré», mais plutôt à se «rem-
plir le bide pour pas cher».

«Solidarité». Comme lui,
environ 3 500 étudiants sont
restés confinés dans le cam-
pus de Bordeaux. Dans cette
zone périurbaine désormais
quasi déserte, on repère aisé-
ment leurs silhouettes. De
temps à autre, au milieu du
silence, ils passent une tête à
travers les seules fenêtres res-
tées ouvertes. La plupart sont
des étrangers ou des ultrama-
rins qui n’ont pas pu rentrer
chez eux. Les plus fragiles
s’enfoncent dans la précarité
car ils ont perdu leur job d’ap-
point ou parce que leurs pa-
rents, eux-mêmes en diffi-
culté, ne peuvent plus les
soutenir. Il y a ceux aussi qui
sont rupture familiale. Tous
subissent de plein fouet la

fermeture des restaurants
universitaires, cafétérias et
associations étudiantes.
C’est le cas d’Imarou, un
­Nigérian de 22 ans d’allure
­fluette qui étudie l’électroni-
que : «Jusque-là, je m’en sor-
tais plutôt bien. Les repas sont
copieux et pas chers dans les
restos U. Mais depuis que tout
a fermé, je suis sur le fil. Je me
rationne pour tenir sur la du-
rée.» Ce «régime forcé» lui a
déjà valu de perdre deux kilos
depuis la mi-mars.
Marqués par «leur détresse»,
une quinzaine de doctorants,
d’étudiants et d’enseignants


  • un noyau dur de militants
    contre la réforme des retrai-
    tes – ont monté un collectif
    citoyen baptisé «Solidarité :
    continuité alimentaire Bor-
    deaux». Depuis le 18 mars,
    ces bénévoles se relaient cha-
    que jour pour préparer des


«colis de survie» dans un local
prêté par l’université. «Dès le
début, on a diffusé un formu-
laire de ­contact sur les ré-
seaux sociaux. On a aussi
posé des affiches pour connaî-
tre leurs besoins. Certains
étudiants nous ont carrément
confié ne pas avoir mangé de-
puis deux ou trois jours», sou-
pire Jean (1), doctorant en
philosophie.
A l’intérieur des sacs distri-
bués gratuitement, des fécu-
lents, des conserves, des pro-
duits d’hygiène... De quoi
tenir au moins une bonne se-
maine. «On respecte un pro-
tocole sanitaire ultrastrict»,
indique Natacha, étudiante
en philo. En vingt jours, plus
de 900 requêtes ont été re-
censées sur le campus et
700 paquets livrés. «Par
­contre, on ne peut pas mettre
de produits frais, c’est trop

brosser les dents, attraper un
sachet de pâtes ou travailler
à son bureau, Abdessamad,
25 ans, a seulement deux op-
tions : pivoter sur lui-même
ou tendre le bras. L’étudiant
en ingénierie des risques
économiques et financiers à
l’université de Bordeaux ne
se plaint pas. Il a l’habitude.
D’origine marocaine, il vit
depuis deux ans sur le cam-
pus. Ce qui le stresse, surtout,
c’est d’attraper le Covid-19.
Alors, tous les jours, il désin-
fecte à l’eau de Javel le sol,
son bureau, les poignées...
Mais plus encore que le virus,
Abdessamad a peur de ne pas
pouvoir manger à sa faim.
«J’avais un petit job étudiant.
J’ai dû tout arrêter. Là, je suis
à découvert depuis une di-
zaine de jours. Je ne sais pas
trop comment je vais faire»,
soupire-t-il. Il explique «ne

Par
Eva Fonteneau
Correspondante à Bordeaux
Photo
Rodolphe Escher

Expresso


Confinement : une «fracture alimentaire»
Si pour beaucoup de parents, la fermeture des écoles
­engendre l’inquiétude de ne pas faire correctement l’école
à la maison, chez les plus précaires, s’ajoute parfois la crainte de ne pas être en
mesure de nourrir correctement ses enfants. Pour Meriem, mère de famille,
«c’est difficile d’avoir les enfants à la maison au lieu de les faire manger à la
cantine, où ils mangent de tout. Comme on n’a pas de budget, on fait pas
forcément équilibré». Alors que certaines associations sont fermées, les antennes
du Secours populaire sont sur le pont. Photo ANNE-CHRISTINE POUJOULAT. AFP

Etudiants confinés : «Certains confient ne


pas avoir mangé depuis deux ou trois jours»


compliqué à gérer», poursuit
la jeune femme.

«Folie». Le collectif, qui ré-
clame le gel des loyers pour
ce public fragile, enregistre
environ 40 à 50 demandes
par jour. «C’est la folie! Et la
preuve qu’il faut agir sans
tarder», alerte Jean. Il pré-
cise que «l’initiative a aussi
séduit des collectifs lyonnais
et parisiens désireux de met-
tre en place le même sys-
tème». A Bordeaux, pour tout
financer, une cagnotte en li-
gne a été lancée. Elle comp-
tabilise à ce jour environ
45 000 euros de dons. «Le
problème, c’est que les fonds
sont bloqués le temps que la
plateforme vérifie les justifi-
catifs. On a dû avancer
20 000 euros de notre poche et
on arrive à court de mar-
chandises», se désolent les
bénévoles, qui craignent de
ne plus pouvoir assurer leurs
livraisons quotidiennes.
«Ce qu’on aurait aimé, c’est
plus de réactivité. De la part
du Crous notamment», raille
l’une des membres du collec-
tif. «Nous assurons la conti-
nuité de nos services, répond
Anie Bellance, responsable du
service social du Centre régio-
nal des œuvres universitaires
et scolaires à Bordeaux. Il a
fallu toutefois les renforcer du-
rant cette période, ce qui ne se
fait pas du jour au lendemain.
La temporalité n’est pas la
même entre un collectif et une
administration... Nous avons
dû attendre les directives de
l’Etat.» Des distributions ali-
mentaires ont désormais lieu
deux fois par semaine, sur
présentation de la carte étu-
diante, grâce au soutien de la
Banque alimentaire et de la
chambre d’agriculture. Des
points de vente sont égale-
ment prévus. Pour l’heure,
500 étudiants ont été identi-
fiés et bénéficient de cette
aide. «Ce chiffre devrait croî-
tre. La principale difficulté est
de les capter et de les informer.
Jusque-là, beaucoup étaient
inconnus de nos services»,
souligne Anie Bellance.•

(1) Le prénom a été modifié.

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