Libération - 08.04.2020

(WallPaper) #1

Libération Mercredi 8 Avril 2020 u 23


L'œil de Willem


M


algré une grave blessure à
la tête qui le forçait à por-
ter un cercle de métal au-
tour du crâne, il avait survécu aux
combats. Il était l’inventeur du
mot «surréalisme» et, déjà, l’un des
plus grands poètes français. Mais
le 9 novembre 1918, il gît sur un lit

de souffrance, la peau envahie
d’une teinte bleu foncé, terrassé
par la fièvre, étouffant et soufflant
comme un asphyxié. Guillaume
Apollinaire est mort ce jour-là
dans son appartement du VIIe ar-
rondissement. Les balles et les
obus allemands l’avaient laissé en

vie. La grippe espagnole ne l’a pas
épargné. Deux jours plus tard,
Blaise Cendrars, son ami, assista à
ses obsèques. Comme il suit son
cercueil vers le Père-Lachaise, une
foule exubérante les entoure en
poussant des hurlements de joie :
nous sommes le 11 novembre, jour
de l’armistice. Cendrars en est cho-
qué, sans doute à raison. On fête la
victoire et la fin de la tuerie mais
une autre tuerie est à l’œuvre dont
on parle peu, même si le nombre
des morts ne cesse de s’accroître :
celle que perpètre un ennemi invi-
sible, encore plus meurtrier que les
armées innombrables amassées
dans le monde et qui va laisser der-
rière elle plus de morts que les
combats de la Grande Guerre.
Journaliste scientifique et roman-
cière britannique, Laura Spinney
a consacré à cette pandémie, sans
doute la pire de l’histoire humaine
en nombre de victimes, un livre à
la fois savant et bien écrit, paru
il y a deux ans, mais dont l’actualité
connaît un regain manifeste en ces
temps de confinement général. Sa

L’autre grippe


C’est le moment ou jamais de lire cet ouvrage
consacré à l’une des plus grandes pandémies
de l’histoire, la grippe espagnole qui décima
entre 1918 et 1919 de 20 à 50 millions de personnes.

lecture n’a rien de très
réjouissant, on s’en
doute, mais elle permet
aussi de mettre en per-
spective l’actuelle pan-
démie, par la simple
comparaison, et aussi
de se rassurer un peu :
de toute évidence, l’évo-
lution des moyens de
lutte contre la grippe
laisse espérer, en 2020,
un bilan qui n’a pas
grand-chose à voir avec
le massacre planétaire
survenu il y a un siècle.
En 1918, la guerre
s’achève en Europe. Les
gouvernements belligé-
rants censurent étroite-
ment la presse, sauf en
Espagne, qui n’a pas
pris part au conflit : on y parle de la
pandémie, ce qui fait croire un mo-
ment que le mal ne touche que les
Espagnols. En fait, en deux vagues
successives, l’une banale au prin-
temps, la deuxième désastreuse
pendant l’automne, la plupart des
pays de la planète sont traversés
par le fléau.
Face à l’épreuve, la science est dé-
sarmée. On sait depuis Pasteur que
le coupable est un microbe. Mais
on ne peut identifier et encore
moins isoler le virus, que les mi-
croscopes de l’époque ne peuvent
détecter en raison de sa taille, très
inférieure à celle des bactéries. On
ignore même, pour l’essentiel, ce
qu’est un virus... On sait, en revan-
che, que la grippe est une maladie
immémoriale. Laura Spinney en
retrace l’histoire de manière fort
utile. Ses premières traces connues
remontent à l’Antiquité, quand les
habitants de Périnthe, au bord de
la mer de Marmara, sont pris de
toux et d’éternuements et que cer-
tains meurent dans la fièvre. C’est
un médecin grec qui en fait la des-
cription, précise et chiffrée. Son
nom est appelé à une certaine no-
toriété : il s’appelle Hippocrate.
Alors que les Anciens attribuaient
les épidémies à la vengeance des
dieux (on entend cela aujourd’hui
chez certains intégristes religieux),
Hippocrate est persuadé que le
fléau est purement terrestre, et il
tente de le comprendre. Mais il se
trompe en bâtissant la «théorie des
humeurs», source de tant d’aberra-
tions médicales (voir les médecins
de Molière). Il faudra attendre la
découverte des microbes au
XIXe siècle pour se débarrasser de
ces funestes conceptions.
Certains avancent aujourd’hui que
la dissémination rapide du virus
est liée au mode de vie de la société
industrielle. C’est largement faux
(mais en petite partie vrai). En fait,
explique Laura Spinney, la grippe
existe depuis l’aube de l’humanité.
Mais les sociétés de chasseurs-

cueilleurs, peu nom-
breuses et séparées les
unes des autres, y survi-
vaient facilement. C’est
l’invention de l’agricul-
ture et de l’élevage (et
non l’apparition de l’in-
dustrie), en multipliant
les contacts homme-
animal, qui a favorisé
les épidémies. Celles-ci
ont frappé au fil des siè-
cles toutes les sociétés
humaines, à travers le
même mécanisme :
transmission du virus
de certaines espèces
animales (les oiseaux,
les chauves-souris...) à
des animaux d’élevage,
puis aux humains. Par-
fois, la consommation
directe de certains animaux sauva-
ges provoque une transmission di-
recte (on pense que c’est le cas pour
le coronavirus, sans certitude ab-
solue). En revanche, l’apparition de
villes immenses au XXe siècle, liée,
elle, à l’industrialisation, a accru
les contaminations et, surtout, leur
vitesse de propagation. Jusqu’à la
diffusion massive des vaccins, qui
ont vaincu une grande partie des
maladies infectieuses (peste, cho-
léra, tuberculose, etc.). Mais pas la
grippe.
Laura Spinney étudie, avec mé-
thode, tous les aspects de la grande
catastrophe de 1918, origines, itiné-
raire, propagation par bateau en
raison des transports de troupes
liés à la guerre, influences démo-
graphiques, culturelles, autant de
passages qu’on lit avec intensité
dans cette atmosphère de confine-
ment mondial. L’aspect le plus
frappant concerne la réaction des
autorités. Plutôt homogène
en 2020 (avec des exceptions), elle
est totalement disparate en 1918.
Certains gouvernements laissent
faire, tout occupés par la guerre.
D’autres prennent des mesures fai-
bles et relâchées qui engendrent
des pertes humaines considéra-
bles. D’autres, enfin, recourent aux
mêmes méthodes qu’aujourd’hui,
avec un succès inégal : interdiction
des rassemblements, fermeture
des écoles, des stades et des salles
de spectacle, gestes barrières, in-
terdiction des déplacements. Mais
à la différence de la situation ac-
tuelle, l’équipement sanitaire
d’une majorité de pays ne permet
pas d’endiguer le mal. Morgues dé-
bordées, soignants dépassés, beau-
coup de malades graves ne reçoi-
vent aucun soin et meurent chez
eux. Certains succombent dans la
rue et les cadavres jonchent les
voies publiques. Terrible, le bilan
mondial du coronavirus s’élevait
lundi à plus de 70 000 décès. Celui
de la grippe espagnole est compris
entre 20 et 50 millions de morts.•

Laura Spinney
La Grande
Tueuse,
comment
la grippe
espagnole
a changé
le monde
Albin Michel
432 pp., 24 euros

La Cité des livres


Par
Laurent Joffrin
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