Libération - 08.04.2020

(WallPaper) #1

24 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Mercredi 8 Avril 2020


Par
Olivier Lamm

Haruomi Hosono en juillet 1976. Photo Courtesy of The Masashi Kuwamoto Archives


Haruomi Hosono,


l’Inde aux tripes


Adepte des voyages imaginaires, le musicien


japonais s’est lancé en avril 1978, à l’invitation


de l’artiste de pop art Tadanori Yokoo, dans


une expédition de New Delhi jusqu’au Kerala.


Gravement malade de la tourista, il en tirera


son premier album électronique, «Cochin Moon»,


entre visions mystiques et troubles intestinaux.


CULTURE/

de nos yéyés. Le premier trip mar-
quant du jeune Hosono n’eut lieu
qu’en 1973, quand son groupe folk-
rock Happy End partit pour la Cali-
fornie afin d’enregistrer son troi-
sième album. Rendez-vous avait été
pris aux mythiques studios Sunset
Sound avec Van Dyke Parks. Colla-
borateur de Randy Newman ou des
Byrds, le fameux parolier du maudit
Smile des Beach Boys (lire Libéra-
tion du 23 mars) tentait alors d’ima-
giner une pop américaine qui aurait
dérivé directement du bluegrass
aux sixties, sans passer par la case
Beatles – et sans oublier le trauma
de Pearl Harbor. Ho-
sono avait 22 ans,
une passion particu-
lière pour Buffalo
Springfield et Little Feat, et rêvait
d’enregistrer en Californie depuis
qu’il avait posé pour la première fois
le doigt sur une guitare électrique.
«Pourquoi les disques américains
sonnaient-ils si bien? rapportait-il
en 2018 dans une interview avec Yo-
suke Kitazawa. A cause de l’électri-
cité? Voilà le genre de questions
qu’on se posait.»

croisières
postmodernes
Son premier album solo, enregistré
la même année, proposait pourtant
un tout autre genre d’aventure.
­Titré Hosono House et effective-
ment enregistré dans sa maison de
Sayama, avec la console de mixage
au milieu du séjour, il proposait
d’imaginer le reste du monde, de
l’Etat de New York où se nichait la
«Big Pink House» de The Band aux
plus vieux temples de Kyoto où l’on
célèbre chaque février la fête du
­haricot, depuis son inconscient
confiné. Déjà très occupé comme
producteur, auteur-compositeur
pour les hit-parades et bassiste de
studio, Haruomi Hosono se consa-
cra tout au long de la décennie 1970
à développer pour son compte une
«paradise music» de voyages imagi-
naires, impossiblement vagabonde,
inspirée par les exotismes du
monde entier. Une manière de tout
confondre et tout mélanger – ca-
lypso, funk de La Nouvelle-Orléans,
swing d’avant-guerre, exotica... –
mais surtout d’inverser les clichés,
Hosono étant tout particulièrement
intéressé par les fantasmes orienta-
listes des Américains, qu’ils zonent
en poste à Okinawa ou soient ren-
trés au bercail après la guerre du Pa-
cifique. Renommé pour l’occasion
«Harry Hosono», déguisé en capi-
taine de paquebot, le Japonais pro-
posait avec Tropical Dandy (1975)
ou Bon Voyage Co. (1976) des croi-
sières postmodernes de port rêvé en
port fantasmé, à Hawaï ou Yoko-
hama, tout en se sachant incapable

«E


crire sur la maladie, si
l’on est, en plus d’être
gravement malade, hy-
pocondriaque, est un acte de déses-
poir ou de masochisme», écrivit vers
la fin de sa vie Roberto Bolaño,
qui se savait depuis longtemps
­condamné par une insuffisance hé-
patique, et qui rédigea la partie la
plus conséquente de son œuvre
dans le temps compté de sa rémis-
sion. Etre atteint d’un mal moins
grave, en revanche, peut donner des
ailes à l’imagination.
Comme l’opium ou le
bourbon, une gastro
ou un simple rhume
agrémenté de fièvre sont d’excel-
lents psychédéliques, qui peuvent
influencer les artistes de mille ma-
nières inattendues. Ainsi le géant
pop japonais Haruomi Hosono est
catégorique quand on l’interroge
sur l’inspiration de Cochin Moon,
son premier disque électronique
(réédité en 2018 par Light in the At-
tic), universellement jugé comme le
plus fantasque, le plus mystérieux
et le plus innovant : une bonne
vieille tourista des familles, comme
en attrapent la majorité desvoya-
geurs étrangers en Inde, même les
plus scrupuleux avec l’hygiène et la
traçabilité de ce qu’ils ingèrent.
­Hosono fit son premier voyage dans
le pays en avril 1978, à l’invitation de
Tadanori Yokoo, artiste bien connu
en Occident pour son pop art et ses
pochettes de disques (Miles Davis,
Santana) ; un tour luxueux, long
d’un mois, des sites touristiques de
New Delhi à la pointe du Kerala, or-
ganisé par l’office du tourisme, et
que le musicien envisageait comme
une promenade de santé. Il n’en se-
rait rien : au bout de trente jours,
Hosono rentrerait avec la certitude
d’avoir aperçu une soucoupe vo-
lante, et l’impression d’être passé à
deux doigts de la mort.
Plus tôt dans sa carrière, Haruomi
Hosono avait très peu voyagé hors
de son pays. Pourtant, musicien
professionnel depuis qu’il avait re-
joint le groupe psyché rock Apryl
Fool à la fin des années 60, le Japo-
nais né en 1947 à Tokyo était tribu-
taire d’un fait qu’on aurait tendance
à oublier dans le réel polycentré
de 2020 : à l’exception des groupes
anglo-saxons, la grande majorité
des musiciens pop n’avaient voca-
tion à jouer nulle part ailleurs que
dans leur propre pays. Les mouve-
ments eleki et group sounds qui
exaltèrent la jeunesse nipponne
dans les sixties après les venues des
Ventures et des Beatles, furent des
phénomènes nippo-japonais, à
l’instar de la rumba congolaise ou

voyages
inspirés (1/9)
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