Libération - 08.04.2020

(WallPaper) #1

Libération Mercredi 8 Avril 2020 u 27


T


he Human Surge d’Eduardo
Williams sort sur Internet et
tombe bien, puisqu’il est une
expérience de déconfinement. C’est
un film qui ne fait qu’aller à l’exté-
rieur, qui multiplie les sorties, flâne
dans les confins de la planète. Ar-
gentine, Mozambique, Philippines.
Buenos Aires, Maputo, Bohol. Nous
flânons avec lui, sans d’ailleurs qu’il
nous renseigne sur les noms des
lieux que nous traversons. Mais
cette expérience nous fait sentir, de
manière confuse, délibérément
confuse, que le déconfinement n’est
pas, ne peut pas être un retour à l’air
libre : il ne sera jamais rien d’autre
que la description du confinement,
de ses limites et de ses détours. Ce
n’est pas que le monde soit une pri-

principal du film est la caméra. Si
cette formule est valable pour tous
les films, c’est rarement aussi ou-
vertement qu’ici : on y voit le monde
comme si on le voyait depuis l’inté-
rieur d’une caméra, ou peut-être
d’un ordinateur ou d’un téléphone,
en tout cas d’une machine capable
de sensations et d’émotions, et qui
fonctionne comme une interface
entre plusieurs espaces extérieurs
(entre les différentes parties-pays
du film, connectées entre elles de
façon relâchée, et le regard qui les
connecte, agi par un désir flottant).
C’est toute l’expérience étrange que
The Human Surge propose à notre
propre inattention connectée, et
c’est pourquoi il se place au-delà de
la précision et de l’imprécision, de
l’attention et du détachement, de
l’improvisé et du structuré, du ma-
niéré et du brut, ou de l’ennuyeux et
de l’intéressant. Il ne cherche rien
de précis et trouve toujours quelque
chose. C’est comme ça qu’il change
le cinéma, dans l’indifférence,
comme il se doit, générale.

Fourmis. Il y aura peut-être un
avant et un après El Auge del Hu-
mano dans l’histoire du cinéma, à
condition que personne ne s’en
rende trop compte. Et on semble
avoir toujours autre chose à faire
que de penser à ce qui est en train de
changer autour de nous : on cherche
du réseau, une connexion wi-fi, du
travail, une bonne rencontre, on
marche dans la banlieue inondée,
dans le désert et dans la jungle, on

flâne encore sur les limites du confi-
nement planétaire. Que le film
d’Eduardo Williams, qui raconte
l’histoire d’une caméra errant sur
les réseaux d’un monde à la fois
connecté et disjoint, soit distribué
sur Internet aux temps d’une épidé-
mie qui coupe la plupart des autres
types de circulation et de communi-
cation mondiaux, cela a un certain
sens (un vague sens, fait d’angoisse,
de détachement, d’attention et de
désir). C’est le film de l’époque de la
circulation, celui des flux fragiles,
précaires et violents de marchandi-
ses, d’informations, d’images et de
sentiments, et celui des créatures
qui les peuplent tant bien que mal,
les traversent ou se laissent traver-
ser par eux. Dans tout ça, il y a en-
core quelques différences de rythme
(entre les humains, ou entre les hu-
mains et les fourmis, dont un pas-
sage montre qu’elles sont elles aussi
capables de flânerie et de chômage),
des différences d’échelles, des diffé-
rences de formats (de l’argentique,
du numérique, et un mélange des
deux), quelques différences d’expé-
riences que le cinéma peut capter à
sa manière, nous envoyant parfois
des morceaux de la vie par message-
rie vidéo instantanée.
Luc Chessel

The Human Surge
d’Eduardo Williams
avec Sergio Morsini,
Chai Fonacier... (1h37).
En VoD sur le site de Shellac :
shellac-altern.org

son, ou un enclos, au contraire :
mais s’il est devenu un circuit ou un
réseau infini, l’absence radicale
d’une destination claire y vaut tous
les enfermements des époques pré-
cédentes. Avec The Human Surge,
nous sortons encore à l’extérieur,
confusément conscients du fait
qu’il n’y a pas tellement de dehors,
ou que la distinction n’a plus beau-
coup de sens. Cette conscience,
dans le film, produit simultané-
ment : une angoisse sourde et ordi-
naire, un détachement absolu à la
limite de l’indifférence, une atten-
tion aiguë aux quelques derniers si-
gnes intéressants ou émouvants qui
se produisent alentour, et un désir
flottant pour tout ce qui se passe ou
pourrait encore se passer. C’est le
film du désir flottant, qui s’affirme
sans le dire comme révolutionnaire,
le film de la révolutionnaire et ordi-
naire indifférence de la jeunesse du
monde.

Interface. The Human Surge, en
espagnol El Auge del Humano, en
français «l’apogée de l’humain» (ti-
tre non pas ironique, mais critique
et absolument déceptif ), premier
long métrage de son auteur, un Ar-

gentin de passage dans le monde
entier né en 1987, suit quelques jeu-
nes personnages désœuvrés de ne
pas faire grand-chose (il n’y a plus
de travail que celui qu’on appelle
chômage) dans trois pays de trois
continents, et invente des circula-
tions possibles entre eux. Ces passa-
ges sont opérés par la caméra de
­diverses façons évidentes et impro-
bables qu’il serait absurde de révé-
ler à qui n’aurait pas encore vu le
film. Il y a donc dans The Human
Surge des confins, des personnages
et des passages. Mais le personnage

«The Human Surge»,


vibrants solos de flux


A travers le parcours de
jeunes désœuvrés dans
trois pays, le superbe
premier long métrage
d’Eduardo Williams
dresse le portrait
d’une génération
désabusée à l’heure
de la mondialisation.

Shellac


Dans «The


Human Surge»,
de l’Argentin

Eduardo Williams,


il y a des confins,


des personnages


et des passages.
Mais le personnage

principal du film


est la caméra.

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