Libération Mercredi 8 Avril 2020 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 3
T
ous démondialisateurs? La crise
du coronavirus n’a pas achevé
ses ravages que, déjà, beaucoup
de responsables politiques convergent
pour instruire le procès de la mondiali-
sation telle qu’elle est. La période, par
les urgences qu’elle génère, questionne
notre autonomie de production dans
de nombreux secteurs, la fragilisation
de notre système public hospitalier,
l’interdépendance de nos économies
financiarisées en temps de krachs
boursiers et plus largement la capacité
de notre Etat à faire face.
Les mots «biens communs», «relocali-
sation» et même «nationalisation» sont
désormais prononcés par des bouches
que ces termes écorchaient jusque-là.
Et l’argent public semble à présent
couler sans se soucier du niveau futur
des dettes publiques. Sans parler de
victoire pour les antilibéraux, l’idée
que le capitalisme financier et la mon-
dialisation dérégulée sont dans l’im-
passe est désormais affirmée jusqu’au
sommet de l’Etat. «Il nous faudra de-
main [...] interroger le modèle de déve-
loppement dans lequel s’est engagé no-
tre monde depuis des décennies et qui
dévoile ses failles au grand jour», a ainsi
lancé Emmanuel Macron le 12 mars,
lors de sa première allocution télévisée
sur la crise du coronavirus.
«Ruptures». Mais si défendre, con-
joncturellement, des actifs fragilisés
par la chute des marchés financiers est
une chose, relocaliser sur le territoire
national ou européen des industries
qui l’ont quitté pour des raisons de coût
de production en est une toute autre.
Chacune des deux en appelle au «patri-
otisme économique», mais la première
consiste à mobiliser des capitaux pu-
blics quand la seconde amène à mino-
rer des profits privés. A chaque fois,
l’intervention de l’Etat apparaît
comme un enjeu central. Or ces derniè-
res décennies, l’«Etat stratège» a plus
souvent été spectateur des délocalisa-
tions qu’acteur d’une réindustrialisa-
tion si possible écolo-compatible.
Soustraire certaines activités à la vora-
cité capitaliste, même Emmanuel Ma-
cron l’affirme désormais. Le 12 mars, il
a expliqué «qu’il est des biens et des ser-
vices qui doivent être placés en dehors
des lois du marché». La santé et «l’Etat-
providence ne sont pas des coûts ou des
charges mais des biens précieux», a-t-il
insisté avant de souligner que «délé-
guer notre alimentation, notre protec-
tion, notre capacité à soigner notre ca-
dre de vie au fond à d’autres [était] une
folie». Et Macron de promettre «des dé-
cisions de rupture» à l’échelle nationale
et européenne dans «les prochaines se-
maines et les prochains mois».
Le défi, en France comme en Europe,
consiste donc à assumer une forme de
souverainisme à la Jean-Pierre Chevè-
nement sans ouvrir de boulevard au
nationalisme de Marine Le Pen. Côté
Rassemblement national, où on pointe
depuis des lustres les «mondialistes»
qui se succèdent au pouvoir, on mar-
tèle que la frontière nationale n’a ja-
mais eu autant de pertinence : contre
les virus, les migrants ou les tra-
vailleurs détachés. Dans un registre
plus internationaliste et «humaniste»,
Jean-Luc Mélenchon fait lui aussi de-
puis des années le procès de ce libéra-
lisme aussi sauvage que mondial, in-
carnés par les traités de libre-échange
signés par l’UE.
«Trompe-l’œil». Au-delà des chapel-
les partisanes, les «nonistes» de 2005
rejoints par les écolos peuvent dire que
l’Histoire leur donne en partie raison.
Le «Made in France» d’Arnaud Monte-
bourg (lire page 2) est un slogan plus
que jamais d’actualité. «Parler de “relo-
calisation” devient politiquement cor-
rect, ironise Emmanuel Maurel, ex-lea-
der de l’aile gauche du PS aujourd’hui
eurodéputé LFI. Mais gare à la victoire
culturelle en trompe-l’œil. Comment
faire confiance à Macron pour mener
cette politique? Il continue de penser
que l’attractivité de la France est une af-
faire de “coût du travail” et de fiscalité
trop importante. Pour nous, c’est une
question de qualité de la main-d’œuvre,
donc de formation, et d’équipement pu-
blics, donc d’investissements.»
A droite aussi un certain aggiorna-
mento se fait jour. A l’instar du numé-
ro 3 de LR Aurélien Pradié sur Libé.fr,
une partie de la jeune garde interroge
la place de l’Etat et le rôle de la dépense
publique au-delà des dogmes libéraux
et avec l’idée qu’il s’agit de «renverser
la table». Le courant interventionniste
a une tradition à droite. Ce questionne-
ment touche aussi un Gilles Carrez,
dix ans rapporteur général du budget,
qui n’hésite plus à fustiger la «dictature
et la mondialisation de la finance».
Pour réussir une forme d’«union natio-
nale» d’après crise, le pragmatisme ma-
croniste viendra-t-il piocher, dans les
prochains mois, dans ces familles de
pensées après avoir réuni libéraux et
«progressistes» des deux camps
en 2017? Un nouveau «en même
temps» protectionniste et non plus li-
béral? Pas si sûr... Le 30 mars, lors
d’une visite dans une usine de masques
en Anjou, le chef de l’Etat a mis en
avant ses «réformes», qui ont permis à
la France «d’être plus [compétitive]»
pour permettre de «produire davan-
tage en France» et «retrouver cette indé-
pendance». Loin, pour l’instant, de la
«rupture» promise.
Lilian Alemagna
et Jonathan
Bouchet-Petersen
Pour les politiques,
l’Etat de nouveau
en odeur de sainteté
Les conséquences du Covid-
sur l’économie poussent les
partis, de la gauche à la droite,
à s’interroger sur le modèle
libéral et sur le besoin de
renforcer l’indépendance et
l’interventionnisme de l’Etat.
(Saône-et-Loire).